Carnets de fumée

par Bernard Mathieu

16/12/13

Le lac Stéphanie



1

Il en va des pipes qu’on fume comme des jours qui passent. Elles se fondent dans une brume confuse. Si on se souvient de certaines d’entre elles, c’est parce qu’elles marquent un moment particulier de notre histoire. Elles restent dans notre mémoire comme un des cailloux que Poucet semait derrière lui pour retrouver le chemin de la maison.

Lorsque le comte hongrois Samuel Seleki et son cartographe, Ludwig Von Hölnel, tombent sur le Chew Bahir, en 1888, le lac est à l’agonie. Von Hönel décrit un marigot, aux eaux fétides, sur lesquels flottent des cadavres de poissons en décomposition. Seleki baptise l’endroit “Lac Stéphanie”, pour honorer la fille de Léopold II de Belgique, épouse de Rodolphe, Archiduc d’Autriche.

A la place de Stéphanie, je ne sais pas si j’aurais apprécié qu’on donne mon nom à un bourbier plein de poissons crevés. L’archiduchesse était probablement trop bien élevée pour refuser un hommage, fut-il aussi douteux, à moins qu’elle n’eût des motifs intimes d’accepter.

Après la mort de Rodolphe, retrouvé raide à Mayerling, dans le plumard de sa maîtresse, Stéphanie s’est mise à la colle avec un nobliau hongrois !

Ceci explique-t-il cela ?

Quoi qu’il en soit, le Chew Bahir est aujourd’hui aussi sec que la piste d’une arène de corrida andalouse. C’est une gigantesque assiette de boue craquelée, posée en équilibre sur la frontière du Kenya et de l’Ethiopie. Plus précisément, sa forme oblongue évoque un plat à asperges, long de 64 km et large de 24, orienté Nord Sud.

Un serpent malchanceux

La lisière nord reste humide toute l’année. Il y pousse de hautes herbes où se cachent des serpents gigantesques. Un jour, l’un d’entre eux a essayé de gober une chèvre près de l’un des villages Hamar de la rive ouest.

Lorsque le sorgho est en graine, les gamins se tiennent debout sur de petites plateformes, hautes d’un mètre cinquante, faites de branchages assemblés avec des liens d’écorce. Du matin au soir, sous un cagnard à fondre les os et la cervelle, ils chassent, à coup de pierres, les volées d’oiseaux qui s’abattent sur les champs. Les garçons portent un pagne court, serré aux hanches, les filles une jupe de cuir. Leur peau sombre, enduite de graisse, luit au soleil. Pour se défendre de la chaleur, ils n’ont qu’une petite calebasse remplie d’eau, à portée de la main.

Ils n’ont pas l’air de maudire leur sort, ils ont l’air de vigies, aux sourires éclatants, dont le radeau flotte sur une mer verte et ondoyante.

Les gamins ont vu le serpent enlacer la chèvre, ils l’ont tué, l’ont écorché et ont abandonné sa carcasse qui s’est desséchée pendant des jours.

Quand nous sommes partis, toute la chair avait été dévorée par les vautours, elle ressemblait à une épine dorsale de poisson.

Un poisson long de 3 m ou 4 m !

La saison des flamants

Une plantation de coton borde le nord du lac. Elle date de l’époque de Mengistu, surnommé le Négus Rouge : l’homme aux mains souillées de sang. Elle a été créée avec l’aide de techniciens cubains, sur le modèle des fermes d’état Soviétiques. Peu après la chute de Mengistu, qui n’est toujours pas mort d’ailleurs, la sale vache, elle a été vendue à un groupe privé.

Pour irriguer les champs, la plantation prélève l’eau de la rivière Weito : le seul cours d’eau de cette région semi désertique qui alimente le Chew Bahir.

Lorsque le coton a été récolté et que les pompes s’arrêtent quelques semaines, un peu d’eau revient dans le lac.

Une année, lorsque nous sommes arrivés, nous avons eu la surprise de découvrir une vaste tache rose que nous n’avions jamais vue à cet endroit. Des milliers de flamants, et peut-être davantage, venus du lac Turkana, piochaient la vase sans lever la tête.

De nuit, quand on quittait la tente pour aller pisser au bord de l’eau, on entendait une rumeur étrange et on se demandait, avec une pointe d’inquiétude : nom d’un chien, qu’est-ce qui fait ce boucan ?

Un de ces fauves d’Afrique qui vous avalent tout cru, sans même prendre le temps de mâcher, rôdait-il dans les parages ? Et puis on comprenait qu’on avait fait peur aux flamants qui s’étaient approchés du bord. Ils décampaient en pataugeant dans l’eau et c’étaient eux qui faisaient ce gros bruit sourd et mouillé : Floc, floc, floc…

On se rendormait en se traitant d’andouille.

Il se passait tout de même des choses étranges, la nuit.

Vers une heure trente, deux heures du matin, la tente était secouée de violentes bourrasques d’un vent qui venait de nulle part et qui n’allait nulle part. Il soufflait dix minutes, un quart d’heure, et puis il retombait aussi soudainement qu’il s’était levé. Le lendemain, au réveil, on se demandait si on n’avait pas rêvé. On interrogeait les autres : “t’as eu du vent cette nuit ?”

Ils avaient eu du vent, eux aussi, et ils avaient eu l’impression que c’était une main : une main gigantesque qui secouait leur tente.

Une gazelle fantôme

Le fond du lac est rigoureusement plat.

Ici et là, il est semé d’îles rocheuses. Ce sont des cônes noirâtres, hauts de quelques dizaines de mètres. Au pied de l’un d’eux coulent des sources d’une eau tiède et soufrée où s’abreuvent les nombreux animaux sauvages qui vivent sur les bords du lac.

Des oryx, des zèbres de Grévy, des girafes, des autruches, des phacochères…

Je me souviens avoir trouvé les ossements d’une gazelle dans un creux de la roche. Elle avait sans doute été blessée par la balle d’un braconnier et elle était venue crever là. Dans mon souvenir, le corps gracile de l’animal, recroquevillé sur lui-même, était clairement dessiné, mais j’ai appris à me méfier des souvenirs. Quoi qu’on fasse, ils ne sont qu’une interprétation de ce qu’on a vécu. Parfois cette interprétation est proche du réel, mais, le plus souvent, elle en est sensiblement éloignée.

Le souvenir n’est qu’une empreinte déformée, un écho, de plus en plus imprécis, qui résonne dans la mémoire.

Ces cônes surprenants sont assez nombreux dans la vallée du Rift. On dirait de gros boutons qui ont poussé sur la croûte terrestre et qui, faute d’avoir percé, se sont pétrifiés dans la chaleur intense. Au mois de janvier 2006, il faisait 45° degrés nuit et jour. On avait le sentiment que l’air s’était évaporé et qu’on allait bientôt rejoindre les poissons défunts du lac Stéphanie !

J’imagine que, vu de l’espace, ce lac évaporé ressemble à ces cratères qui vérolent la lune.

Nous avons longuement cherché de l’ombrage pour dresser notre camp. Faute de trouver un endroit convenable, nous nous sommes résignés à nous installer sur le bord du cône où coulaient les sources. Tandis que nous montions les tentes, nous avons aperçu un oryx qui détalait, droit devant lui, au ras de ce qui était, jadis, la rive du lac. Il avait l’air d’avoir peur, comme s’il était poursuivi et galopait de toutes ses forces, laissant derrière lui un sillage de poussière.

Peut-être un léopard, ou un guépard, était-il à ses trousses ?

Il y en avait dans les parages.

La frontière

En fin de matinée, nous avons décidé de faire un tour au sud. Nous imaginions qu’une pierre, ou un poteau, ou un bout de ficelle, marquerait la frontière du Kenya.

On trouverait, qui sait, une guérite qui ressemblerait à une bicoque de garde-barrière, et, à l’intérieur, il y aurait un type somnolent, coiffé d’une casquette à visière vernie.

La législation des parcs nous obligeait à prendre deux gardes avec nous. Deux types jeunes, en treillis couleur sable, s’étaient donc serrés sur la banquette arrière de la voiture du cook.

Il ne nous était pas venu à l’esprit de leur demander à quel peuple ils appartenaient : c’était des gardes, et voilà tout ! Leur uniforme leur tenait lieu d’identité.

Pour économiser le carburant, nous avons résolu de ne prendre qu’une voiture pour notre virée au sud. Les deux gardes voulaient nous accompagner or, nous n’avions de place à bord que pour un seul. Estifanos, le chef-chauffeur, a caché une pièce de monnaie dans sa paume, il a tendu son poing à l’un des gardes et il lui a dit : “devine !”

L’homme s’est trompé, on l’a laissé au camp.

S’il avait donné la bonne réponse, il ne serait probablement jamais revenu et Dieu seul sait ce qu’il serait advenu de nous !

2

Après des jours à cahoter sur des pistes crevées d’ornières et de trous, la voiture filait sans un cahot sur la boue desséchée, pailletée de minuscules coquillages. On avait le sentiment d'être à bord d'un tapis volant. Estifanos prenait plaisir à appuyer sur le champignon.

Fumeur, coureur de filles…

Estifanos est un Tigréen, d'une cinquantaine d'années, maigre comme un clou, qui travaille avec nous depuis longtemps. Il n'avait pas vingt ans lorsqu'il a rejoint un mouvement de guérilla, qui n'en était qu'à ses débuts, contre le régime de Mengistu. Il a séjourné plusieurs mois dans un camp d'entraînement.

Lorsqu'on demande à Estifanos de raconter ses faits d'armes, il fait la moue. On n'a pas eu le temps de vraiment apprendre à combattre grimace-t-il, on n'avait pas d'expérience, pas d'argent, très peu d'équipements.

Quand le pouvoir a su ce qui se tramait en brousse, il a envoyé ses Migs. Le camp d'entraînement a été détruit en une nuit. Estifanos se souvient avoir passé des heures couché sur la terre sèche qui tremblait sous les bombes. Il a réussi à s'en tirer indemne et il a fui, durant des semaines. Il a traversé clandestinement la Mer Rouge, puis le Golfe Persique, il a rejoint l'Arabie Saoudite où il a été chauffeur de camion pendant 10 ans.

La vie, dans un pays aussi rigoriste, ne lui plaisait guère. Aussitôt que le régime de Mengistu est tombé, en 1990, il est rentré chez sa sœur, à Addis. Depuis, il a fondé une famille.

Estifanos est un chrétien qui pratique avec parcimonie, c'est une grande gueule, il fume trop, il court les filles et, lorsqu'il faut aller au charbon, on peut compter sur lui.

En janvier 2006, des brigands avaient assassiné les chauffeurs et les passagers de trois camions Isuzu qui faisaient la navette entre Mizan Teferi et Kibish pour piller les chargements.

On avait mis le massacre sur le compte des bandits Anuak venus du Soudan voisin. Les Anuak avaient bons dos. En vérité, personne ne savait qui avait assassiné ces malheureux, mais accuser les soudanais arrangeait tout le monde.

Plus aucun véhicule ne s'aventurait sur les pistes de la région. Nous étions tellement à court de carburant que le ravitaillement en eau menaçait de devenir problématique.

Un matin, Estifanos avait chargé une douzaine de jerricans à l'arrière du vieux pick-up Toyota, il avait demandé à l'un des gardes de lui passer sa kalachnikov, il avait coincé l'arme à portée de main, sur le siège passager, un chargeur engagé, et il s'était mis au volant.

Je lui avais demandé, narquoisement, s'il comptait aller prendre une bière quelque part ?

Pour le chambrer.

Estifanos est lui-même un chambreur de première ! Il avait allumé sa dixième clope de la journée, l'avait coincée entre ses lèvres bleues, il m'avait ri au nez et il avait embrayé.

Je lui avais couru après en criant : T'es cinglé ? Estif !… Tu veux te faire débiter en rondelles ?

Il était rentré le lendemain, les yeux cernés, visiblement satisfait de la nuit qu'il avait passé à Maji. Pendant deux jours, il avait râlé qu'il allait retourner là-bas faire rendre gorge au salopard qui lui avait refilé, au black, et pour une somme astronomique, un fond de cuve plein de saloperies. A mon avis, il avait plutôt envie de retrouver la poulette qui lui avait cerné les yeux, mais il est de fait que les chauffeurs avaient du filtrer, avec du Sopalin, chaque litre du gas-oil qu'il avait rapporté.

La course de l'autruche

En pleine milieu du lac, on est tombé sur un troupeau d'une dizaine d'autruches. Les femelles, au plumage uniformément brun, étaient insignifiantes comparées aux mâles qui m'ont paru énormes. Si on me demandait, aujourd'hui, de donner une échelle, je dirais qu'ils étaient hauts comme une maison d'un étage.

C'est une bêtise, bien sûr, mais c'est ainsi que j'en conserve le souvenir, et comme c'est mon souvenir à moi, qui pourrait me contredire ?

On a suivi un mâle durant un court moment. Nous roulions à sa hauteur. Le compteur de la voiture affichait 50 à 60 km/h et on sentait qu'il en avait encore sous le pied, l'animal !

Au bout de son long cou, qui ressemblait à un tuyau de périscope : un long tuyau poilu de périscope, sa tête pivotait au rythme de sa course avec une régularité de métronome.

Un coup à droite, un coup à gauche !

Il surveillait ses flancs et ses arrières.

Il y avait une régularité obsédante dans les mouvements cadencés de sa tête si bien qu'on avait l'impression que c'était un énorme jouet.

Une large balafre saignait encore à sa cuisse droite et, sur le coup, nous avons cru qu'il venait de recevoir la balle d'un braconnier. Aujourd'hui, je pense plutôt que nous avons surpris le troupeau à la période du rut. Notre mâle s'était sans doute battu avec un rival qui lui avait décoché un coup de griffe.

Au bout de quelques centaines de mètres, nous avons cessé de le suivre, nous redoutions de l'épuiser. Il y a longtemps, dans le sud de la Mauritanie, j'ai vu un type forcer un gazelle à moto. Il rigolait, l'imbécile. Quand la gazelle a crevé entre ses mains, il rigolait encore. Jaune cette fois. J'ai pas fait exprès ! Connard ! Chaque fois que je me souviens de cette scène, j'ai la nausée.

Les fantômes

Nous n'avons pas rencontré de guérite, pas même une borne signalant la frontière : nous n'avions devant nous que cette langue de boue séchée qui s'allongeait vers le sud à perte de vue. Nous n'avons pas vu le Kenya, et si nous l'avons vu, en l'absence d'un signe quelconque, nous ne l'avons pas su.

Nous avons décidé de rentrer au campement en suivant la rive Est du lac. Par endroits, c'est une falaise abrupte, haute de quelques dizaines de mètres, bordée par des éboulis de rochers qui se sont détachés, au fil du temps, et ont roulé jusqu'au pied.

Plusieurs grottes s'ouvraient dans la partie supérieure de la paroi. Elles étaient magnifiquement situées et j'étais certain que nous y découvririons des gravures rupestres.

Les grottes et les corniches protégées du vent, du soleil, de la pluie, qu'on appelle abris-sous-roches, et dont on trouve plusieurs exemples remarquables en Dordogne, ont été fréquentées de tout temps par les hommes. Elles étaient les bases à partir desquelles les chasseurs lançaient des raids au cœur de zones inexplorées, ou trop rudes pour y survivre longtemps. Ils s'y reposaient, cuisaient la viande du gibier qu'ils avaient abattu.

Dans les régions arides, elles étaient des étapes, répertoriées et connues, des itinéraires de nomades qui se déplaçaient avec leurs troupeaux, de pâturage en pâturage.

Partout, dans le Sahara, on trouve des sites de ce genre qui portent, gravées sur leurs parois, les images des animaux qui vivaient dans la région avant qu'elle ne devienne un océan minéral.

Je me souviens avoir eu la surprise de découvrir dans le Ténéré, qu'on surnomme : “le désert des déserts”, et qui se trouve au nord Niger, des gravures figurant des crocodiles.

Des lieux hantés

En grimpant la pente pour accéder aux grottes, nous marchions sur d'innombrables coquilles d'huîtres, pétrifiées, qui faisaient corps avec la pierre. Nous nous sommes demandés si, en des temps reculés, le lac avait retenu de l'eau salée ou si, jadis, la Mer Rouge s'étendait jusque là ?

Je ne sais toujours pas.

Il existe des moules d'eau douce, peut-être existe-t-il également des huîtres d'eau douce ?

Les grottes offraient un balcon royal sur le lac. On voyait loin. Rien de ce qui : hommes ou bêtes, s'aventurait sur la plaine sombre, ne pouvait passer inaperçu.

Il y avait bien des gravures, d'époques très différentes.

Un couple de bœufs, dont les lignes épurées disaient que c'était la gravure la plus ancienne de toutes, voisinait avec des girafes et des éléphants dont les silhouettes semblaient avoir été gribouillées en vitesse.

Un peu à l'écart, il y avait aussi un serpent, réellement magnifique, dont la tête triangulaire avertissait le visiteur qu'il devait prendre garde où il posait le pied.

Des hommes fréquentaient ces grottes depuis des milliers d'années.

Un jour, quelqu'un fouillera le site et découvrira des pointes de flèches, des lames de silex, des racloirs, des meules, des ossements, peut-être des poteries, qui nous en apprendront un peu sur la vie qui s'est déroulée là.

Un festin d'un autre âge

L'après-midi avançait, nous avons regagné la voiture pour rentrer.

Au bas des éboulis, nous sommes tombés sur les restes d'un repas. Des os, auxquels adhéraient encore un peu de viande, et un grand lambeau de peau de phacochère, étaient dispersés autour d'un foyer dont les cendres n'avaient pas encore été soufflées par le vent.

Je me suis souvenu de ce festin barbare dont j'avais découvert les traces, par hasard, dans un sillon, entre deux cordons dunaires du grand erg de Rebiana, dans le sud Libyen.

Une puissante encornure d'auroch gisait près de pierres noircies par le feu. J'étais resté un long moment à contempler ces pierres brûlées, me demandant quel genre d'hommes s'étaient rassemblée là pour partager ce festin primitif ?

J'avais le sentiment qu'un rideau s'était ouvert sur une scène extrêmement émouvante, dont j'étais l'unique spectateur. Il se refermerait bientôt pour des siècles, peut-être des millénaires, sans que personne d'autre ne l'ait vue.

Les dunes migrent par vagues, poussées par le vent. Après leur passage, le sol originel apparaît avant d'être recouvert par la vague suivante. Je me souviens d'une immense dune, d'un jaune acide, qui semblait un château à la dérive, au sud de Kufra.

Des traces de pneus rayaient le sol sombre et disparaissait sous la dune, comme si elle avait avalé les camions qui étaient passés là. Les traces ressortaient de l'autre côté. D'où venaient ces véhicules ?

A qui appartenaient-ils ?

Aux troupes Italiennes qui ont colonisé la Libye dès 1911, à des éclaireurs de la colonne Leclerc qui est passée par Kufra ?

Les traces étaient étroites. J'ai pensé qu'elles avaient été laissées par les pneus de véhicules anciens qu'on voit sur les photos prises au début du siècle dernier.

Une fumée

Nous longions le bord du lac en remontant vers le nord lorsque nous avons aperçu une fumée qui nous a intrigués.

Ce n'était pas un incendie : seulement une fumée mince, qui montait tout droit dans l'air immobile. La chasse est rigoureusement interdite dans le périmètre du lac, mais les braconniers sont nombreux : trop nombreux ! Le garde a voulu jeter un coup d'œil.

On a donc mis le cap sur la fumée.

C'était des herbes sèches qui brûlaient. Une petite touffe d'herbes sèches. Nous avons arrêté la voiture et nous sommes descendus pour aller voir ça de plus près. Il n'y avait personne alentours, pourtant quelqu'un avait mis le feu à ces herbes.

Pourquoi ?

Pour nous attirer là ? On ne voyait personne et ça ne présageait rien de bon.

3

Des arbres nains, ressemblant à des bonsaïs de baobabs, poussaient dans les éboulis qui avaient roulé au pied d'une paroi de couleur ocre-rouge, sculptée par le vent, érodée par le temps.

Le tronc, cylindrique et massif, couvert d'une éorce argentée, vert bleu, atteignait à peine un mètre de hauteur. Le haut était couronné de branches maigres, très courtes et très tordues, sur lesquelles des feuilles rondes, clairsemées, paraissaient avoir été accrochées une à une.

Sur cette forme, rabougrie et contrefaite, s'épanouissaient de somptueuses fleurs, d'un rose intense, délicates et nacrées comme des muqueuses intimes.
On avait le sentiment que quelqu’un avait tenté une greffe hasardeuse qui avait dégénéré.

Trois guerriers

J’étais penché sur cette plante bizarre lorsque quelque chose a distrait mon attention. J'ai relevé la tête et j’ai vu trois hommes, surgis de derrière un gros bloc de rocher, qui criaient des mots que je ne comprenais pas.

C’était de jeunes types, aux vêtements poussiéreux. La fatigue creusait leurs visages ; leurs cheveux, pas taillés depuis longtemps, semés de brindilles et de débris de feuilles, les cartouchières remplies, serrées autour de leurs hanches, les couvertures, roulées en boudin qui barraient leurs poitrines, disaient qu’ils étaient en brousse depuis longtemps….

J’ai mis quelques secondes à comprendre qu’ils pointaient leurs Kalachnikovs sur nous.

Leurs armes avaient l’air vraies, mais leurs costumes disparates, qui se voulaient guerriers et transpiraient la couture villageoise, la couture maison, leurs cartouchières taillées dans du cuir de chèvre mal tanné, cousues de fil blanc, à gros points, ne faisaient pas sérieux.

Ils ressemblaient à des ados jouant à la guerre.

Je ne me sentais pas menacé, cependant ma petite voix intérieure : celle qui se fiche de moi et me traite de crétin deux à trois fois par jour, me disait que les accidents arrivent, le plus souvent, de manière surprenante.

On rigole, on rigole, et puis on se fait flinguer et quand on comprend, on est mort.

J’ai jeté un coup d’œil à Estifanos pour voir comment il prenait cette irruption inattendue.

Il avait levé les bras, non pas dans un geste de reddition, mais en signe d'apaisement ; il s’adressait au groupe en Amharique.

Je ne sais pas ce qu’il leur disait et, une fois l’affaire terminée, je n’ai pas pensé à le lui demander, mais je suppose que c’était du genre : Calmez vous les gars, rangez ça, tâchez de pas perdre les pédale ! Tout va bien, on s’en va !

Le garde était resté près de la voiture. L’arme à la bretelle, les fesses calées contre le pare-buffle, il avait l’air de se ficher totalement de ce qui se passait.

Je me méfiais de son indifférence.

Si, tout d’un coup, il décidait que c’était lui le boss et qu’il fallait virer ces trois lascars, Dieu seul savait comment ça pouvait tourner.

Estifanos continuait à haranguer les inconnus, mais ils n’avaient pas l’air de comprendre, ni même d’entendre, ce qu’il racontait.

C'était des garçons de 16 à 18 ans, émaciés, fatigués, fiévreux et affamés, ils paraissaient inquiets comme si nous représentions un danger.

Il y avait quelque chose d'absurde dans ce face-à-face. Le danger était passé, mais personne ne savait comment dénouer la situation.

Dilo

Un autre groupe est arrivé sur notre droite. Parmi eux il y avait un homme plus âgé, accompagné d’un garçon qui lui ressemblait beaucoup et dont j'ai conclu qu'il devait être son fils.

Ce n'était pas cet homme-là qui était le chef, mais un jeune type que rien ne distinguait des autres, hormis qu'il émanait de lui une autorité naturelle que personne n’aurait eu l’idée de discuter : ni chez eux, ni chez nous. Il a ordonné au garde de mettre la sécurité de sa kalachnikov, le garde s'est exécuté en faisant attention à ne menacer personne, et tout le monde a repris son souffle.

J'ai sorti mon cahier sur lequel j'avais écrit le nom d'un homme que nous avions rencontré à Dilo et qui s'était proposé de nous servir de guide.

Le nouveau venu a lu, en suivant les lettres avec le doigt ; il a porté la main à sa poitrine et il a dit un nom propre, que je n’ai pas compris, il a répété “Dilo”, deux ou trois fois.

Dilo est un bourg poussiéreux, de quelques centaines d’âmes, à deux jours de marche du lac Stéphanie. On dirait un nid de guêpes perché sur le bord d’un cratère au fond duquel on a creusé des puits où viennent s’abreuver les troupeaux : les vaches, les chèvres, les moutons, les dromadaires…

Les cratères sont nombreux dans la région.

Dans le passé, les eaux de ruissèlement s’accumulaient dans les cuvettes et formaient des lacs, mais aujourd’hui, les cratères sont à sec. A certains endroits, la nappe phréatique est à plus de vingt mètres de profondeur et, pour l’atteindre, il faut creuser de plus en plus loin.

Les puits chantants

Les Borana sont des puisatiers renommés.

Chaque puits développe une architecture complexe, adaptée au lieu. Des rampes assurent une circulation fluide et sans heurt des animaux, il y a des abreuvoirs, des réservoirs intermédiaires…

Les dromadaires sont des bêtes craintives, qui s’effarouchent d’un rien. Dès que le sol devient un peu glissant, ils se braquent et refusent obstinément d’avancer.

Une tâche de couleur un peu vive suffit à les affoler.

Quelle que soit la profondeur, il n’y a ni poulie ni corde pour remonter l’eau : tout se fait à la mains. Une quinzaine d’hommes s’accrochent aux troncs, posés comme des échelles contre la paroi de terre crue, ceux du fond remplissent des bidons de dix litres, et les autres se les repassent de main en main, jusqu’à la surface, en chantant pour garder la cadence.

C’est pour ces chants, qui ressemblent à des work-songs afro-américains, qu’on appelle les puits Borana : “les Puits Chantants”.

Le chef des garçons a demandé si nous avions croisé des Hamar, si nous savions où se trouvaient les Hamar ?

Quelques jours plus tôt, un détachement Hamar avait fait un raid sur un de leurs puits. Plusieurs bergers étaient restés au tapis, deux cent cinquante vaches avaient disparu. Depuis, les Borana pétaient de trouille et crevaient du désir de se venger. Chaque village avait réquisitionné ses jeunes hommes et les avait envoyés sur le front, autrement dit sur le bord de la rive est du lac Stéphanie d’où ils scrutaient la rive d’en face en attendant que surgisse l’ennemi. Comme le lieutenant Drogo du “Désert des Tartares”.

Le cirque du pasteur

Dans toute la Corne de l’Afrique, les éleveurs semi-nomades pratiquent le vol de bétail depuis la nuit des temps. C’est un facteur de renouvellement du capital génétique des troupeaux.

Au milieu des années 2000, des Suri de la vallée de la Kibbish sont montés à 150 kilomètres au nord pour voler des vaches. Lorsqu’ils sont rentrés chez eux, les flics les attendaient. Le pasteur américain du col de Turgit, un fermier du Midwest à qui sa communauté religieuse avait donné mission d’évangéliser les Suri, m’a raconté que les voleurs rigolaient quand ils se sont fait coffrer.

Ils avaient fait 300 km à pied, en bouffant des cailloux, pour rien, mais ils les avaient faits.

Le pasteur racontait l’histoire avec de l’admiration dans la voix. Lui et son épouse, avaient décidé d’apprendre aux Suri à labourer les champs avec des attelages de bœufs. Les Suri venaient en foule aux leçons de labour. Ils ricanaient du début à la fin.

Pour eux, c’était du cirque !

Les vaches n’étaient pas faites pour être attelées.

Tumi, leur Dieu qui réside au ciel, a crée les vaches pour assurer la prospérité et la richesse du peuple Suri. Une vache c’est, en quelque sorte, un billet de banque sur pattes.

Pour se marier, il faut en offrir cinquante au père de la future épouse. Un homme peut passer sa vie à rembourser cet investissement.

Si un jeune homme fait Zig Zig avec sa copine et qu’elle se chope un gros ventre : cinquante vaches !

Et malheur à lui s’il ne paye pas le tribu exigé.

Souvent, le garçon n’a pas la moindre tête de bétail, ou bien son père à déjà du céder une part de son troupeau parce que son fils aîné a collé un Polichinelle dans le tiroir de la fille du voisin.

Le garçon emprunte deux ou trois poignées de cartouches, rameute quelques copains et, à cinq ou six, ils s’en vont voler des vaches dans une vallée voisine.

Chez les ennemis, si possible, mais si les ennemis sont trop puissants ou trop loin, ils s’arrangent autrement.

Parfois ça se passe bien et parfois le polichinelle est déjà orphelin de père lorsqu’il pointe le nez à la portière.

A la bonne saison, lorsqu’il a plu et que l’herbe est grasse, les vaches produisent quelques litres de lait et du sang, qu’on tire en perçant la jugulaire. On boit l’un et l’autre pour se donner de l’énergie.

Nous avions vu quelques Hamar qui gardaient leurs vaches, de l’autre côté du lac. Tous les bergers du monde s’ennuient, toute distraction est une aubaine qu’il ne faut pas rater, ils nous avaient fait des signes, mais nous ne nous étions pas arrêtés.

Nous n’avions pas croisé de troupe Hamar : les groupes armés ne se hasardent pas sur une plaque de boue écrasée de soleil, où tout le monde peut les voir approcher. Ils se déplacent de nuit, en marchant vite, sans un mot, les uns derrière les autres.

Les garçons nous ont raccompagnés à la voiture, ils ont tourné autour comme des chats. D’après Estifanos, ils regardaient si nous avions quelque chose à manger. Ils nous ont réclamé de l’eau. On leur a donné les quelques bouteilles qui traînaient à l’arrière. Ils les ont bu avec avidité et nous ont poliment rendu le plastique vide.

Nous sommes remontés en voiture et nous avons fichu le camp.

Estifanos surveillait leurs silhouettes dans le rétroviseur.

4

Au lac Stéphanie, en fin de journée, il fait encore très chaud. La boue restitue la chaleur absorbée dans la journée, des ondes translucides montent du sol en ondoyant.

On aperçoit une tâche qui a l’air d’émerger de l’eau, on se demande si ce ne serait pas une antilope, ou une gazelle, qui se tiendrait immobile, sur la ligne d’horizon.

Ou peut-être un chameau, un zèbre, n’importe quoi !

Dans un monde de mirages, tout est possible !

On empoigne une paire de jumelles, pour avoir le cœur net.

C’est une touffe d’herbes sèches qui se dresse, plantée dans la boue craquelée comme une poignée d’épines. On est déçu, on se sent con, on s’en veut de s’être laissé avoir, une fois de plus, par une banale, par une vulgaire touffe d’herbe.

Pourquoi n’est-ce pas un oryx, une hyène ou même un de ces malheureux vautours déguenillés qui s’est posé là-bas et qui attend ?

Parce que c’est de l’herbe Toto ! De l’herbe…Roussie…

A la cloche de bois

Nous sommes arrivés au campement vers quatre heures. Assis sur des pliants, le cuisinier et le second garde bavardaient à l’ombre de la bâche de plastique bleu que les chauffeurs avaient tirée entre deux voitures.

Estifanos a sauté à bas de son siège et il est allé droit sur le garde. Il a échangé quelques mots avec lui puis il est venu vers nous avec ce sourire, un peu ironique, qu’il fait, quand il est emmerdé. Il s’est donné le temps d’allumer une cigarette avant de nous dire que le garde que nous avions pris avec nous au village d’Arboré : celui qui bavardait avec le cuistot, sa kalachnikov posée en travers des genoux, était un Hamar.

Il a attendu que cette révélation fasse son chemin dans notre cervelle avant d’ajouter que, si on avait des doutes, il nous suffisait de jeter un coup d’œil aux trous qui poinçonnaient ses oreilles.

Lorsque le soleil baisse, sa lumière devient orangée, les ombres s’allongent, les reliefs se creusent. La montagne, en face de nous, qui paraissait lointaine, au matin, lorsque nous étions arrivés et que nous avions cherché un emplacement où dresser le camp, s’emblait s’être rapprochée.

A combien était-elle ?

Deux heures de marches ?

Trois heures, à tout casser !

Que se passerait-il si un détachement de ces types que nous avions croisés, au pied des falaises, décidait de nous rendre visite dans l’espoir de nous extorquer quelque chose à manger, ou tout simplement, pour passer le temps…

Il était préférable de ne pas avoir à se poser la question.

On a averti tout le monde qu’on levait le camp en quatrième vitesse. Le cuisinier a fait la gueule. Il avait déjà lancé la sauce tomate, il avait pelé les oignons…

En moins d’une heure on avait abattu les tentes, entassé le matériel à l’arrière des voitures et on mettait les voiles cap au nord.

On a roulé jusqu’à ce que les montagnes soient suffisamment lointaines pour qu’il ne vienne à personne l’idée de venir nous casser les pieds.

D’ordinaire, on dresse le camp dans un endroit où le relief propose un appui, là, on s’est arrêté au milieu du lac. Nous étions comme une poignée de mouches posée au milieu d’une assiette. Autour de nous il n’y avait que cette boue, desséchée, craquelée, semée de minuscules coquillages. Elle était dure comme de la céramique. On pliait trois piquets avant d’en planter un.

Une vieille copine

Après le dîner, j’ai pris ma pipe et mon tabac, j’ai attrapé un pliant et je me suis écarté du campement de quelques centaines de mètres.

En brousse, ou dans le campo du Brésil, dans le bush canadien, bref, partout où je passe mes journées à crapahuter, parfois chargé comme une mule, j’emporte ma vieille Butz que j’ai achetée lorsque je me suis remis à fumer la pipe.
C’est une billard droite, à filtre 9 mm, estampillée : “Médoc1601”.

Elle est mastiquée à la truelle, le vernis est si épais que la teinture en est indécise, entre le rouge et le marron, cependant l’ajustement tige/tuyau tient toujours la route, l’embout est à peine marqué et elle fume souple.

A quoi ça tient ?

Je n’en sais foutre rien !

Lorsque elle est un peu amère, lorsqu’elle fume un peu âcre, c’est parce que je ne l’ai pas nettoyée depuis trop longtemps.

Je me suis dit souvent que je choisissais cette pipe-là parce qu’elle ne vaut pas grand chose. En vérité, je crois que je l’emporte précisément parce que j’y tiens beaucoup. Nous avons une grande familiarité, une longue intimité. Pour aller au fond des choses, je crois que j’ai une affection toute particulière pour cette pipe parce qu’elle est ordinaire.

Sa simplicité me parle, son imperfection me touche, sans doute parce que l’imperfection m’accompagne chaque jour, que je me sens moi-même très imparfait…

Quand j’ai découvert, quelques semaines après l’avoir achetée, les trous qu’on a bouchés avec un mastic à bois de mauvaise qualité, qui se rétracte au fil du temps, j’ai éprouvé le mépris qu’on éprouve pour les choses ratées ou gâtées. De plus, j’avais le sentiment désagréable qu’on m’avait caché délibérément des défauts honteux.

Aujourd’hui, quand je regarde ces cicatrices du bois, je vois des rides, je me dis que cette pipe ne peut être confondue avec aucune autre.

Qui d’autre que moi l’apprécierait ?

Si j’emportais sur le terrain une de ces beautés que je vois défiler sur les sites des pipiers renommés, je passerais mon temps à me tâter les poches pour vérifier que je ne l’ai ni perdue ni cassée, que je ne l’ai pas éraflée, je me ferais de la bile et je finirais, tôt ou tard, par la laisser au fond de mon sacs.

Celle-là, je la trimbale sans aucune crainte et j’ai fini par me persuader qu’elle est indestructible.

En brousse, on n’a pas de frigo, la bière tiède est imbuvable, l’alcool est totalement exclu et, de toute manière, je n’aime pas ça; quand la cuisine est honnête, c’est qu’on a eu la chance de tomber sur un bon cuisinier !

Fumer est le seul plaisir que j’attends toute la journée.

Après le dîner, je cherche un coin pénard et je bourre une pipe.

Quand je l’allume, quand j’aspire la première bouffée que je l’envoie jusqu’au fond de mes bronches avant de la souffler avec volupté, j’éprouve de la reconnaissance pour ce qui n’est, après tout, qu’un bout de bois emmanché de plastique.

J’emporte aussi une Peterson Army Mount 106, au tuyau rallongé. Celle-là aussi est une pipe tout terrain. Elle est massive, un peu raide, et quand elle tire mal, je la déboîte en cours fumage, et je trifouille dans ses entrailles avec une brindille…

J’ai essayé plusieurs tabacs en Ethiopie ; celui que je préfère, c’est le Capstan bleu. A mon sens, les flakes sèchent beaucoup moins vite que le tabac en brins.

Le Capstan est discret, léger, il est constant, du début à la fin d’une pipée, il est juste assez sucré pour être une friandise qu’on savoure après le repas.

Il me reste un stock de ces petites boîtes que la marque a abandonnées, il y a deux ou trois ans, pour un format plus volumineux. Elles ne tiennent pas de place, se glissent dans une poche de chemise et quand elles sont vides, je les donne ou je les laisse derrière moi, en évidence sur une grosse pierre, sachant que, tôt ou tard, elle fera le bonheur d’un berger.

J’ai tenté récemment de fumer du 1792 de Samuel Gawith. C’était une très mauvaise idée. Alors que je le supporte bien à Paris, la noix de tonka m’a provoqué de violents hoquets et m’a donné la nausée, plusieurs soirs de suite, à cause de la chaleur sans doute, ou peut-être de la fatigue.

Non seulement j’ai laissé tomber le 1792 mais, désormais, je ne peux plus le voir en peinture.

Les soirées fraîches sont propices à un anglais léger. Le Standard Mixture, de Dunhill, ou le Margate, d’Esoterica, par exemple, sont un pur délice.

Les nuages

Quand j’étais gamin, comme tout le monde, je lisais les nuages. J’y voyais des visages, des bêtes, des paysages…

Un loup, un, deux, trois cochons

Il m’arrive encore de m’amuser à interpréter ces formes qui surgissent dans le ciel, aux beaux jours. Sur la plage, par exemple, quand la plastique des dames qui se prélassent dans le coin ne m’inspire plus qu’un ennui blasé, je contemple les nuages.

Le crépuscule ne dure pas sous les tropiques. Le jour décline rapidement et vers 7 heures, l’affaire est pliée. Il me semble, que ce soir-là, il a duré plus longtemps que d’habitude.

Le ciel était d’une limpidité, d’une pureté, d’une profondeur, dont je me souviens encore. Une série de petits nuages allongés s’étirait au-dessus du lac. Ils étaient sombres, tirant sur le marron, et dessinaient une longue silhouette épurée un peu comme les empreintes d’Yves Klein. J’y voyais un homme, immense et nu, couché dans le bleu du jour finissant.

Je ne crois pas aux signes, je ne suis pas superstitieux, je ne suis même pas croyant, mais j’aime fumer ma pipe, le nez levé vers les nuages. J’ai contemplé cette silhouette jusqu’à ce qu’elle se fonde dans la nuit. Elle était parfaitement immobile. C’était celle d’un grand guerrier nu, couché dans le ciel au-dessus de la vallée.






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