Des débuts hésitants

par Bernard Mathieu

12/09/16

Je fume la pipe comme je conduis ma bagnole : sans adresse, sans finesse, en un mot comme un pied, ce qui ne m'empêche pas de prendre du plaisir à fumer.
Des amis de mes parents m'ont offert ma première pipe peu après mon retour du service militaire que j'ai fait dans un régiment de crétins : là-bas, dans la Meuse.
Chaque fois que j'écris le nom de ce foutu département, j'entends résonner Meeeeeeuuuuuse ! Et je me demande si c'est le gosier d'un homme ou celui d'une vache qui pousse ce Meeeeuuuse moqueur.
A l'époque, la Meeeeeuuuuuse était le dernier coin où traîner ses grolles quand on avait vingt ans et qu'on était sapé en kaki, parole de crétin !

Le coup de l'Amsterdamer

La pipe en question était une énorme bouffarde courbe, rustiquée, d'un noir charbonneux que le couple en question avait achetée à Cogolin.
Ils avaient une maison là-bas.
D'après eux, les pipes de Cogolin étaient les meilleures du monde. La seule chose que je peux répondre à ça est qu'elles étaient indubitablement meilleures que les pipes qu'on faisait à Verdun, dans la Meeeeuuuuuse !
Cette fichue bouffarde devait peser son demi kilo. Même un type à la mâchoire de fer, endurci et très probablement furieusement masochiste, comme notre ami Tristan, aurait sans doute reculé à se fourrer un machin de cette ampleur dans le bec. Je ne sais pas comment j'ai fait pour ne pas me mettre définitivement la gueule de travers avec cette chaudière, mais bon, quand on vient de la cambrousse, poser à l'intello exige de consentir quelques efforts.
Je la bourrais de ce qui me tombait sous la main. Je me souviens du Saint-Claude, emballé dans un papier doré, du caporal export, du Schipper's, de l'inévitable Amsterdamer que des copains rapportaient de Hollande et dont les volutes odorantes procuraient des pâmoisons féminines au point qu'il m'arrivait de proposer à une poulette que je jugeais à mon goût : “viens donc chez moi, cocotte, je te fumerai un p'tit coup d'Amsterdamer !”
Je dois convenir que ça marchait pas souvent.
La plupart des filles roulaient des yeux de merlan frit.
“Tu veux me faire quoi ?…”
“Te fumer un p'tit coup d'Amsterdamer !… Personne t'as jamais fumé un p'tit coup d'Amsterdamer ?”
Elles prenaient leurs jambes à leurs cous en hurlant au satyre! Naturellement, elles racontaient l'affaire à leurs copines : “dis-donc, tu sais pas ce qu'y m'a proposé l'autre cinglé ?”
“Non, vas-y…”
“De me fumer un p'tit coup d'Amsterdamer !”
“Un p'tit coup d'Amsterdamer ?… Qu'est-ce que t'as répondu?… T'a dis oui?…”
Quelques jours plus tard j'entendais frapper à ma porte, j'ouvrais et je me trouvais nez à nez avec une sainte nitouche maquillée en rouge pétard qui me demandait, les mains sur les hanches en me faisant de lourdes grimaces avec les yeux : “dis-donc, mon joli, tu voudrais pas me fumer un p'tit coup d'Amsterdamer ?”
C'était pas la peine de me faire un dessin : je savais que si je la laissais entrer, dix minutes plus tard les voisins appelleraient la fourrière.
Je lui claquais la porte au nez, je poussais le verrou et j'allais me cacher sous le lit!

Le Livingstone du Scaferlati

Je ne comptais aucun fumeur de pipe dans mon entourage et faute de conseils, avisés ou non, je devais explorer par moi-même le monde inconnu du tabac à pipe. J'étais, en quelque sorte, le Livingstone du Scaferlati.
Lorsque je passais devant une vitrine du Quartier latin dans laquelle on exposait des bouffardes, je m'arrêtais et je passais un long moment à les caresser d'un œil envieux. Certes, je n'ai jamais été aussi fauchman que des gens comme Jules Vallès (l'étudiant), Maurice Ciantar (La Mongolique), Louis Calaferte (Septentrion), et tant d'autres qui n'ont pas eu la chance d'avoir des mots à mettre sur leur indigence, mais je n'avais pas le moindre centime à balancer par la fenêtre.
Décrire comment on en bave des rondelles de chapeau quand on est un jeune homme qui n'a pas une thune à Paris est un classique. Des dizaines et sans doute des centaines d'auteurs, Français et étrangers, s'y sont essayés si bien que lorsque, dans un roman, j'arrive à la section : crevage de dalle à l'Odéon, à Montparnasse ou à Montmartre, je saute !
Je passais des jours et des jours devant une pipe qui me tentait avant d'entrer pour en demander le prix. Finalement, à cette période, j'en ai acheté trois : toutes des billiard : une panel dont j'ai fini par percer le tuyau à force de le serrer entre mes dents, une autre, vernie à la louche, qui me plaisait bien et dont j'ai maladroitement cassé la tige, et une dernière, gainée de cuir, dont j'estimais qu'elle était le comble de l'élégance. Quand je la fumais en ville je m'prenais pour un gentleman anglais. J'étais bien le seul, à vrai dire. Fringué comme j'étais, on voyait bien que j'étais pas anglais, ou alors un anglais de seconde zone : un anglais comme n'importe qui de Glasgow à Pondichéry.
Ma grosse bouffarde a disparu sans que je sache comment. Je suppose qu'elle a été chouravée par un des nombreux rigolos, pas si rigolos, qui me rendaient visite dans le petit deux pièces que je louais cent quatre vingt francs par mois, rue Princesse, à un arrière petit fils d'Alexandre Dumas qui avait les étudiants à la bonne.

Question de poumons

Comment et pourquoi ai-je arrêté de fumer la pipe ?
Je sais pas !
Toujours est-il que lorsque j'ai quitté la rue Princesse, je ne fumais que des clopes. J'ai essayé la Gauloise, bien sûr, y compris la gauloise maryland fourrée aux épinards, la gitane maïs des mécanos, qui s'éteint après trois bouffées, la Boyard de ceux qui avaient les yeux plus gros que le ventre, et la Favorite, enfin, qui avait un bout liège et pas de filtre : une cigarette de ringard qui arborait sa ringardise comme un fanion.
Je cherchais la clope qui me donnerait l'air malin mais si j'avais été malin, je serais resté à la bouffarde parce qu'avec la clope, y avait pas moyen de faire le coup de l'Amsterdamer. J'en étais réduit à tendre mon paquet et ma pochette d'allumettes à des donzelles qui se goudronnaient les bronches au gris avec un acharnement sauvage pour montrer qu'elles pouvaient si elles voulaient, être bien aussi connes que les mecs.
“Tu veux une clope ?”
“Oui.”
Point final !
Si j'avais demandé à jeter un coup d'œil à leur délicate tuyauterie intime histoire de constater les dégât qu'engendrait la cigarette, je suis sur qu'elles l'auraient mal pris.
“Tu veux voir mes poumons ?… Sans blague ! Tu rois que je montre ça au premier loquedu venu ? Tu peux courir !”
Tout le monde baisait comme les lapins mais fallait pas attiger quand même !

Des années de placard

Il ne me serait pas venu à l'idée de faire réparer ma pipe au tuyau percé, je l'ai donc balancée comme un couillon, j'ai fourré celle qui était gainée de cuir dans un placard, avec des cartes à jouer aux coins cornés, une boîte à biscuit dans laquelle je range mes lignes qui n'attraperont plus aucun poisson, une lampe à huile romaine que j'ai achetée à un gamin de Timgad, en Algérie, une lampe poche dont l'ampoule a claqué et dont je suis certain que je la changerai un jour, dans ce monde ou dans un autre, un tas d'autres bricoles…
Le temps a passé.
Une fois tous les cinq ans, je tombais sur ma vieille pipe dont le cuir se racornissait misérablement, dont le tuyau verdissait, je me la fourrais entre les dents, je tirai dessus deux ou trois fois : ça faisait “fui, fui, fui…” et je la remettais, sans remord, dans le fatras poussiéreux du placard.
Il y a quelques années, ma fille cadette, qui cherchait je ne sais quoi : sans doute une paire de godasses ou son tapis de sol, autographié par une grosse douzaine de boutonneux, pour partir en camping, s'est extirpée du placard en brandissant mon vieux cure-pipe Uginox, à anneau de laiton, que j'avais oublié à côté de la pipe. Elle m'a demandé ce que c'était que cet outil bizarre ?
Elle imaginait, je pense, qu'on s'en servait pour se nettoyer les oreilles ou peut-être les trous de nez, ou un de ces trucs zarbis que faisaient les vieux avant que sa majesté ne vînt au monde.
J'étais allé chercher ma pipe, au cuir aussi fripée qu'un vieux portefeuille, je lui avais expliqué à quoi servait un cure-pipe et comment on s'en servait, mais elle ne m'avait pas écouté parce qu'elle se tamponne royalement de tout ce que je lui raconte. Le lendemain, je m'étais demandé pourquoi diable j'avais arrêté de fumer la pipe.
C'est vrai, ça, pourquoi ?

Une mastoc Bordeaux

Je m'étais laissé glisser le long du boulevard Magenta. Quelques dizaines de mètres avant la République, je m'étais planté devant la vitrine de la Pipe du Nord comme je faisais au Quartier latin quand les civettes vendaient encore des pipes. J'avais reluqué consciencieusement toutes celles que Pierre Voisin avait en vitrine.
Poussé, probablement, par le fantôme de ma grosse dondon de Cogolin, j'avais fixé mon choix sur une Butz Choquin assez mastoc vernie d'un beau rouge bordeaux, à 80 euros. J'allais tout de même pas casser mon cochon pour m'offrir une chose dont j'ignorais si elle n'allait pas rejoindre le placard après quelques essais.
Quand j'avais indiqué mon choix à Pierre Voisin, il m'avait regardé de travers et m'avait appris que c'était une pipe qui se fumait avec un filtre 9 mm mais qui pouvait aussi se fumer telle quelle.
Je l'avais pris à la rigolade.
“Vous cassez pas la tête, j'avais répondu, je fais mon café dans une cafetière à filtre !”
C'est vrai que mes blagues ne font pas rire tout le monde. La plupart du temps moi seul peut les comprendre, et encore… dix minute plus tard, je sais plus ce que j'ai voulu dire. On me fait en réponse un des ces sourires plats qu'on réserve aux pauvrets qu'ont la comprenotte un peu rouillée et qui signifient : vas-y mollo mon Minet, tu vas encore te faire une entorse à la cervelle…
J'avais choisi celle-là, qu'elle fut à filtre ou pas n'y changerait rien. Je l'ai payée et je l'ai emportée sous le regard dubitatif de Pierre Voisin.
Voilà comment je suis devenu addict aux pipes un peu mastoc qui se fument avec un filtre et me font prendre pour un Allemand! J'en ai acheté d'autres, depuis, et cette Butz dodue a fini par rejoindre la pipe gentleman fripé dans le placard, mais c'est une autre histoire.






Copyright Bernard Mathieu.