Il bouge sans arrêt en parlant, et marche de long en large dans la petite pièce obscure avec une énergie qui frise l'agitation. Il brandit sa pipe en l'air, la cogne contre un cendrier, la remplit, frotte une allumette, et n'en tire jamais que quelques bouffées. Il a des mains petites et nettes, ridées, une alliance toute simple au majeur de la main gauche. Ses vêtements sont un peu froissés, mais ils lui vont bien ; et, bien qu'il ait soixante-seize ans, on ne voit guère qu'un soupçon de brioche entre les boutons de son gilet de couleur. Je ne peux regarder longtemps ses yeux, ils se promènent dans toute la pièce, ou regardent par la fenètre, avec de temps en temps un coup d'œil perçant vers moi ou un regard prolongé, comme s'il avait atteint un point crucial. Il a les yeux entourés de rides et de plis qui changent à chaque saute d'humeur, et les soulignent.
Le flot de parole se tarit un instant ; il rallume encore sa pipe. Je saisis l'occasion, je dis ce qui m'amène, et qui maintenant me paraît sans importance. Pourtant, il s'y attache immédiatement avec enthousiasme et m'écoute avec attention. Puis, quand cette part de la conversation est terminée, je me lève pour partir ; mais, pour le moment, ce départ n'est ni attendu ni souhaité, puisqu'il a recommencé à parler. Il se plonge une fois de plus dans sa mythologie. Il a les yeux fixés au loin sur un objet quelconque et semble avoir oublié ma présence, agrippé à sa pipe comme s'il parlait dans son tuyau. Il me vient en tête que, pour l'apparence extérieure, c'est vraiment l'archétype de "don"d'Oxford, parfois même sa caricature. Or, c'est justement ce qu'il n'est pas. C'est plutôt comme si quelque étrange esprit avait pris l'aspect d'un vieux professeur. Son corps est en train d'arpenter une pauvre chambre de banlieue, mais son esprit est très loin et parcourt les plaines et les montagnes de la Terre du Milieu.
Ma femme m'ayant donné, à l'occasion de ma fête, une pipe en écume de mer, je ne fis ni une ni deux : je pris mon chapeau, je mis mes bottes et je courus fumer mon cadeau à la terrasse du petit café dont je suis l'habitué fidèle. Attablé depuis dix minutes devant une consommation, je regardais grouiller la foule en tirant de mon tuyau d'ambre des extases avec des bouffées, quand un vieillard vint à passer. A ma vue, il s'arrêta net; il devint blême, puis livide, et tout à coup se précipitant sur ma pipe, il me l'arracha de la bouche en criant : "Misérable fou !"
Mon premier mouvement fut de me lever et de reprendre à coups de poing mon bien. Par bonheur, mes yeux se fixèrent sur les cheveux de neige de mon agresseur, circonstance qui eut pour effet de me ramener à la modération. je me souvins du De senectute, du passage si plein d'émotion où l'avocat des Pisons rend hommage à la vieillesse, dit les égards qui lui sont dus, rappelle qu'au temps où Athènes florissait, le Sénat, dans les jeux publics, se levait à l'entrée des plus vieux ainsi qu'à l'entrée des plus belles. Je me rassis donc et, simplement :
- En voilà un vieux trou-de-balle, dis-je. Voulez-vous bien me rendre ma pipe !
Lui, cependant, avançait vers ma face sa face aux lèvres balbutiantes, aux
sourcils alourdis de haine. Ses regards, entrés dans les miens, fouillaient
jusqu'au fond de ma pensée, comme pour y traquer des remords.
De cette voix profonde où gronde le trémolo des indignations qui se contiennent :
- Insensé ! reprit-il enfin. Quoi ! vous avez une pipe d'écume et vous la fumez
en plein air !!!
- Eh bien ? dis-je.
Il répondit :
- Eh bien ! de deux choses l'une : ou vous êtes un pauvre ignorant, ou vous êtes
le dernier des hommes.
Ce langage plein de sévérité ne me laissa pas indifférent. Il me donna à supposer que j'avais commis sans le savoir quelque déplorable hérésie, en sorte que j'engageai le vieillard à me fournir des éclaircissements. je le priai en même temps de me restituer ma pipe, ce qu'il se montra prêt à faire; mais, comme j'avançais les doigts pour m'en saisir, il la recula d'un geste brusque et avec de tels éclats de voix que les passants s'en émurent :
- Pas par là ! Pas par le fourneau? A-t-on idée d'une chose pareille? Vouloir
prendre par le fourneau une pipe en écume de mer !
Étonné et vaguement inquiet, je l'allais prendre par le tuyau, quand :
- Pas par le tuyau non plus ! hurla de nouveau le personnage. Avez-vous perdu
tout bon sens, que vous songiez, ayant une pipe en écume, à la prendre par le
tuyau ?
Alors je me sentis plein de trouble; et tandis que l'inconnu, ayant tapé ma pipe au zinc de mon guéridon pour en faire tomber le culot, la recouchait en la soie ponceau de son écrin qu'il refermait ensuite avec un soin pieux, je pris la parole en ces termes :
- Plus je vous regarde, plus je vous écoute, et moins je doute que je doive voir en vous un homme en dehors du commun. A mon sens, vous savez mille choses que je suis loin de soupçonner, mais surtout je vous crois passé maître en l'art singulièrement délicat de pratiquer la pipe en écume de mer. Je lis sur votre visage que j'ai deviné la vérité. Combien j'envie votre expérience ! Avec quelle volupté j'en recueillerais les fruits ? Mettez donc le comble à vos bienfaits; prenez un siège, bon vieillard, acceptez une consommation, et inondez d'un flot de clarté les ténèbres inexplorées où croupit ma triste ignorance.
C'était un homme d'une grande bonté. Il se rendit à ma prière. Or, en cette journée mémorable, je devais à plusieurs reprises sentir des étonnements s'épanouir au fond de moi, ainsi que de larges fleurs.
Tout d'abord, ayant jeté les yeux sur la poche de mon veston où se carrait un paquet de scaferlati à la gueule béante et brune, il critiqua, non sans aigreur, cette obstination des fumeurs à ouvrir leurs paquets de tabac en faisant éclater la bande timbrée au cachet de la régie, qui les ligote d'un large et fragile ceinturon. Il exposa que la pipe d'écume demande à être bourrée contrairement au fil du tabac et dans le sens de la hachure, vu les lois de la pesanteur, l'attraction des corps par le centre de la terre et les tendances de la nicotine à se masser dans le fond de la pipe au lieu de se répartir avec une heureuse équité sur l'ensemble de la paroi . d'où l'obligation absolue de pratiquer l'opération césarienne aux paquets de cinquante centimes, sous peine d'exposer la pipe qui en recevrait le contenu à se voir culottée comme par un cochon. Il loua ensuite en termes chaleureux l'excellence de l'écume de mer, exalta les vertus sans nombre de ce calcaire qu'il compara, pour la susceptibilité, à la fleur du magnolia dont se flétrit la blancheur de porcelaine au plus léger attouchement. Mais comme il insistait sur ce point, en revenant toujours et sans cesse aux porosités de l'écume,"autant de cellules grandes ouvertes à l'encrassement du suint humain", j'objectai mon impuissance à réformer la nature, les vains efforts où je me fusse consumé en vue de m'opposer à la transpiration de mes extrémités supérieures. Je conclus en demandant par quel bout il convenait que je m'emparasse de ma pipe le jour où je voudrais la fumer, car encore fallait-il qu'elle passât par mes doigts avant d'arriver à mes lèvres.
Quelle devait être ma surprise !
- On ne prend une pipe d'écume ni par un bout ni par un autre, répondit avec gravité mon savant interlocuteur, si ce n'est la main gantée de fil. Je dis de fil; car le moutonneux du gant de Suède n'est rien moins qu'un antre à microbes, et le chevreau, par son glacis, est ennemi de l'écume de mer dont il enveloppe le poli naturel d'un revêtement artificiel, vaguement oléagineux et tout à fait indélébile. Apprenez de moi cette vérité.
- L'écume de mer est parcelle de Dieu !
Ou :
- L'homme qui galvaude une pipe en écume de mer est un père qui conduit lui-même,
dans le sentier de la débauche, la vierge qui lui doit le jour.
Ou :
- Qui rougit de son origine est indigne d'en avoir une, a dit un philosophe
profond. Qui, ayant une pipe d'écume, n'a pas pour elle les égards qu'elle
mérite, est indigne de la conserver, oserai-je ajouter avec lui.
J'étais dans l'admiration.
Il poursuivit :
- Si vous voulez mener à bien le culottage de votre pipe, il convient que vous la
fumiez deux, trois. ou quatre fois par jour (le détail est sans importance),
mais toujours aux heures précises où vous l'aurez fumée la veille, en ayant soin
d'aspirer les bouffées à intervalles réguliers : ceci dans une pièce bien close,
carrelée en glaise de Hombourg, et d'une superficie non supérieure à huit mètres
carrés et demi. Vous allez comprendre pourquoi. Le culottage n'est pas seulement
dû à l'absorption du jus de tabac par une terre plus ou moins dense. Non. Il
dépend dans une large mesure du milieu atmosphérique au sein duquel il se
développe, et qui ne doit être ni trop échauffé ni trop froid. Vous comprenez
donc l'avantage qu'il y a à fumer dans une pièce étroite, c'est-à-dire DANS UN
AIR AMBIANT QUE LE FOYER INCANDESCENT CONTENU AU FOURNEAU DE LA PIPE ATTIÉDIT
PAR LENTES GRADUATIONS : champ supérieurement favorable à la marche de
l'opération entreprise ! Quant à la glaise de Hombourg, elle lui est
indispensable, étant reconnue pour contenir une certaine quantité de chlorure de
calcium, par conséquent pour absorber l'humidité de l'atmosphère, laquelle n'est
pas moins funeste aux pipes en écume de mer qu'aux personnes faibles de
poitrine. C'est vous dire ce qui vous attend si, occupant un logement carrelé de
glaise commune, vous ne faites procéder dès ce soir aux réparations qui
s'imposent : votre pipe est fichue d'avance.
Là-dessus, il me demanda à quel étage j'habitais et sur lequel des quatre points cardinaux ouvraient les croisées de la chambre où j'avais coutume de fumer. J'entrai dans des explications, mais à mesure que je parlais, disant que j'étais sur la cour, que j'occupais rue NeuveèCoquenard un petit logement au cinquiéme, que mes croisées donnaient sur le midi et coetera, et coetera, lui s'effarait; il prenait des mines désolées, poussait de petites exclamations plaintives :
- Ah !... Eh !... Oh !... Mais c'est de la démence !... Mais ça passe la
compréhension ! Mais ce serait à crever de rire si ce n'était à pleurer de
chagrin !...Au midi ? Au midi ? Vous avez une pipe d'écume et vous croyez que vous
la culotterez dans un logement exposé au midi ?
Il pouffa, apitoyé.
- Allons, c'est une dérision !... Mon cher Monsieur, il faut déménager tout de
suite ou faire votre deuil de votre pipe.
- Mais...
- Croyez-moi; rentrez chez vous, donnez congé à votre concierge et allez demeurer
à l'hôtel, chez un ami, dans une mansarde, n'importe où, pourvu seulement que
vous preniez jour sur le nord !...
- Pourquoi ça ? demandai-je.
- Pourquoi ? Pour échapper à l'action du soleil, parbleu ! qui est
préjudiciable, au delà de toute expression, aux pipes en écume de mer !
- Comment, le soleil ?...
- Naturellement !... Le soleil, vous ne l'ignorez pas, a pour effet de hâler les
objets. Or, qu'est le hâle, sinon une façon du culottage, et que prétendez-vous
espérer, je vous le demande, d'une pipe à la fois culottée et à l'endroit et à
l'envers, donc partagée entre deux forces égales, faites sinon pour s'anéantir,
du moins pour se neutraliser en une teinte douteusement malpropre et saupoudrée
de taches de rousseur comme le visage d'une vachère.
- Fort bien, dis-je. Puisque c'est comme ça, je vais prendre un parti énergique :
je ne fumerai ma pipe que la nuit.
- Vous aurez raison, fit le professeur de culottage. Toutefois vous devrez
prendre garde à ne pas la fumer plus de sept fois par mois.
- À cause ?
Il répondit :
- À cause de la lune, dont la lumière n'est sans danger pour les pipes en écume
de mer que pendant le premier quartier.
Puis, ayant deviné ma stupeur au muet bâillement de ma bouche, il m'initia à certaines particularités de la planète en question. Il me dépeignit l'influence de cet astre, réputé mort, sui les êtres et sur les choses; son action sur les marées, sur les femmes et sur le collage du vin. Je sus ensuite que la lumière de la lune agit sur certains calcaires, au point de les ronger comme le vitriol ronge les pièces de cinquante centimes, à preuve la cathédrale de Meaux dont la façade s'effrite chaque jour et tombe peu à peu en poussière. Cet exemple me bouleversa, en m'ouvrant de fâcheux horizons sur le degré de résistance des pipes en écume de mer comparé à celui des cathédrales gothiques. J'appris enfin qu'il est urgent de ne point se servir d'une pipe en écume : 1 quand il fait beau, - à cause de la sécheresse; 2 quand il fait mauvais, -à cause de l'humidité. Ces curieuses révélations emplissaient mon âme de surprise, mais de consternation aussi, car je sentais en moi, lentement, s'infiltrer la terreur de ne jamais me trouver dans des conditions satisfaisantes.
Brûle ami, dans ce fourneau-ci
La plante sèche et parfumée
Et de tes tristesses aussi
Ne fais que cendres et fumées
Le soldat aimait en effet fumer la pipe, ainsi qu'il le raconte dans un texte inédit, en compagnie d'un camarade :"Chaque soir après la soupe, vers six heures, il sortait du village (Ippécourt dans la Meuse) accompagné de son fidèle camarade, prenant la route de Vadelmancourt, obliquant à gauche après les dernières maisons et montant sur le plateau où s'était livrée la bataille de 1914. Là, assis tous deux, sur un tertre de verdure et fumant d'innombrables pipes, ils composaient ensemble les meilleures pages de ce roman trop vécu, où ils auraient aimé dire, mieux que quiconque, la lamentable histoire de sang, de poussière et de boue du poilu français après trois ans de guerre. Au loin, vers Verdun, la canonnade tonnait sans interruption, rendue plus sourde, plus monotone et plus triste par la distance".
Jeune homme, allume ma pipe ; allume et donne, pour que je chasse un peu l'ennui de vivre ; pour que je me livre à l'oubli e toutes choses, tandis que ce peuple imbécile, avide de grossières émotions, précipite ses pas vers la pompeuse cérémonie du sacré coeur, dans l'opulente et superstitieuse Marseille.
Pour moi, je hais la multitude et son stupide empressement : je hais ces tréteaux sacrés ou profanes, ces fêtes, aux prix desquels un peuple malheureux consent si aisément à l'oubli des maux qui l'accablent. je hais ces marques d'un servile respect, que la foule abusée prodigue à qui la trompe et l’opprime. Je hais ce culte d'erreur qui absout le crime, contriste l'innocence et pousse au meurtre le fanatique, par ses inhumaines doctrines d'exclusion.
Pardonnons aux dupes ! Tous ceux qui vont là, se sont promis du plaisir. Infortunés humains ! nous poursuivons sur toutes les routes ce fantôme attrayant. N'être pas où l'on est, changer de place et d'affections, quitter le supportable pour le pire ; voguer de nouveautés en nouveautés pour obtenir une sensation d lus ; vieillir chargé de désirs non satisfaits, mourir enfin d'avoir vécu, telle est notre destinée.
Que cherché-je moi-même au fond de ton petit fourneau, ô ma pipe ? Je cherche, comme un alchimiste, à transmuer les chagrins du présent en passagères délices. je pompe ta vapeur à coups pressés, pour porter dans mon cerveau une heureuse confusion, un rapide délire préférable à la froide réflexion. je cherche le doux oubli de ce qui est, le rêve de ce qui n'est pas, et même de ce qui ne peut pas être.
Tu me fais payer tes consolations faciles : le cerveau s’use et s'alanguit peut-être, par le retour journalier de ces mouvements désordonnés. La pensée devient paresseuse, et l'imagination se fait vagabonde, par l'habitude d'ébaucher en vacillant d'agréables fictions.
La pipe est la pierre de touche des nerfs : le véritable dynamomètre de la fibre déliée. Jeunes gens qui cachez une organisation délicate et féminine sous es vêtements d'hommes, ne fumez pas, ou redoutez de cruelles convulsions ; et, ce qui serait plus cruel encore, la perte des faveurs de Vénus.
Fumez, au contraire, amants malheureux, esprits ardents et inquiets, obsédés du poids de vos pensées.
Les savants de l'Allemagne tiennent une pipe à côté de leur écritoire. C'est à travers les flots de fumée de tabac, qu'ils poursuivent les vérités de l'ordre intellectuel et transcendantal. Voilà pourquoi leurs ouvrages, toujours un peu nuageux, passent la portée de nos philosophes français, que la mode et les salons obligent de s'imbiber de parfums plus suaves et plus gracieux.
Lorsque le député des muses d'Erlangen arriva dans la maison de Kotzebue, le vieillard, avant que de venir le joindre, lui fit présenter du café et une pipe. Ce signe d'une hospitalité touchante ne désarma point l'intrépide jeune homme : une larme vint mouiller sa paupière ; mais il persista. Pourquoi ? il s'immolait pour la liberté.
Le malheureux travaille le jour ; et le soir, quand son pain est gagné, les bras
croisés, devant sa porte en ruines, il dissipe dans la fumée de sa pipe le peu
de pensée que le repos de ses membres pourrait lui laisser.
J'honore vos intentions, philosophes modernes qui voulez que cet homme réfléchisse, raisonne, discute, approuve ou blâme, tout comme vous. Par l'exercice de sa pensée, il évitera, je l'avoue, quelques-uns des nombreux écueils de la vie ; il échappera à quelques embûches ; mais il tombera dans l'abîme du doute et s'instruira tristement du néant de son propre coeur. Ah ! tant que l'ordre éternel ne lui fera pas des destins meilleurs, laissez-le boire et fumer; c'est le plus sûr.
Maupertuis ne fut pas un homme vulgaire : il avait mesuré le pôle, et sondé les mystères de la génération. Enhardi par ses premiers succès, il entreprit de lever le voile qui cache à nos yeux le monde inconnu. Il voulut relever le trépied prophétique de l'avenir ! L'infortuné ! son châtiment suivit de près cette audace insensée...
Bientôt, se plongeant dans l'oubli de lui-même, il se tua par l'usage immodéré des spiritueux. N'eût-il pas mieux valu pour lui, fumer et moins penser ? s'étourdir doucement chaque jour, au lieu de s’empoisonner en désespéré, à grands flots d'eau-de-vie! Objet digne de pitié, même pour ces misérables Lapons, qu'il avait si curieusement observés !
Ô ma pipe, que je te dois de biens ! Qu'un importun, un sot discoureur, un méprisable fanatique vienne à m'aborder, soudain je tire un cigare de mon étui ; je commence à fumer, et dès lors si je suis condamné au déplaisir de l'entendre, j'échappe du moins au supplice de lui répondre.
Par intervalles, un sourire amer fait contracter mes lèvres ; et le sot s'applaudit, croyant que je l'approuve. Il attribue à l'effet du cigare indiscret 1’expression équivoque dont je paie son babil... il redouble d audace... Mais suffoqué de son impertinence, je pousse tout à coup les flots d'une épaisse fumée amassée dans ma bouche, comme le dépit dans mon sein.
J'exhale tout à la fois une vapeur brûlante et une indignation contrainte. Oh ! que la sottise d'autrui est nauséabonde à qui déjà est mécontent et las de son propre poids !... je le submerge de fumée... que ne puis-je 1’asphyxier, le sot, de la lave de mon petit volcan ! ...
Mais lorsqu'un ami, aimable d'esprit et de coeur, vient au-devant de moi, le plaisir de la pipe me rend plus vif encore le bonheur de cette rencontre. Après les premiers discours qui s'élancent rapides, tandis que le punch enflammé dissipe, dans la flamme pétillante, les parties spiritueuses dont la liqueur surabonde, les verres se touchent... Ami, de ce jour en un an, puissions-nous vider la coupe fraternelle, sous des auspices meilleurs !
Alors nous allumons nos cigares : pressé de lui parler de mille choses diverses, je laisse souvent éteindre le mien, et il me donne de son feu... je suis comme un vieil époux qui rallume vingt fois de suite, sur les lèvres d'une jeune beauté, 1’énergie de sa flamme vingt fois impuissante ; ô mon ami, quand donc luiront des jours plus heureux ?
Dis-le moi, mon ami : dans les lieux d'où tu viens, les hommes sont-ils pleins d'espérance et de courage ? Gardent-ils une fidélité constante au culte de notre grande divinité ? Combien de temps encore nous faudra-t-il ronger le frein humiliant qui nous condamne au silence...
Qu'il me tarde de jeter ma part de servitude ! Qu'il me tarde de voir réduire en poudre les titres vains de la tyrannie qui nous opprime ! De voir les cendres d'un diadème déshonoré se dissiper au souffle des patriotes, comme la cendre de ma pipe se dissipe au mien. Mon âme est lasse d'attendre je calcule avec effroi les manoeuvres d'une ténébreuse perversité.
Regarde comme ce peuple, soulevé tout entier par l'infâme secte de Loyola, court se précipiter au-devant de leurs bizarres processions : vieux et jeunes, hommes et femmes, tous s'empressent de recevoir leurs hypocrites et inutiles bénédictions. Les imbéciles ! Si la peste passait en procession, ils iraient la voir aussi. Dis-moi ? Un tel peuple est-il fait pour la liberté ? N'est-il pas plutôt condamné à vieillir enfant dans les langes d'un double esclavage ?
Heureusement la liberté a ses secrets et ses ressources. Ce peuple, qui nous semble à jamais abruti, s'instruit cependant, et s'éclaire chaque jour : pardonnons aux esclaves de courir aux distractions. Souffrons qu'une mère impudique se flatte que ses filles passeront pour vierges, quand elles auront été bénies. Ne nous étonnons pas que de vieux scélérats espèrent suer le levain du crime, en se fatiguant à porter des simulacres méprisés.
Les hommes sont encore enfants ; pourtant le genre humain grandit, et brise, en marchant, ses lisières. Le temps approche où il n'écoutera plus le boiteux qui criera d'arrêter, où il ne demandera plus son chemin à l'aveugle. Que le monde s'éclaire, Dieu le veut... Pour nous, fumons en attendant une aurore nouvelle.
Ô ma pipe ! Je te dois chaque jour cet emblème expressif d’humilité que la religion ne place qu’une fois par an sur le front de 1’adorateur chrétien. L'homme n est que cendre et poussière... C'est, en effet, tout ce qui reste à la fin, du coeur le plus tendre ou le plus magnanime, du coeur le plus enivré de joie et d'orgueil, ou le plus consumé de peines amères.
Ce faible reste, ces cendres mêmes le plus léger zéphyr les dissipe dans le vague de l'air. Où donc est maintenant la poussière d'Alexandre, la cendre de Gengis ? Ils ne sont plus que de vains fantômes historiques ; que es noms sonores, objet d'enthousiasme vain, ou d'inutiles malédictions.
Je périrai bientôt : tout ce qui compose mon être et le nom même dont on me nomme, disparaîtra comme cette légère fumée... Dans quelques jours, peut-être, à la place où j'écris, on ne saura pas même si ai jamais vécu... Mais, de ce corps si périssable, s'exhalera-t-il quelque chose qui ne périsse pas et s'élève en haut ? Réside-t-il en effet dans l'homme une étincelle digne d'allumer le calumet des anges sur le parvis des cieux ? ...
Ô ma Pipe ! Chasse, bannis ce désir ambitieux et funeste de l'inconnu, de l'impénétrable.
"Méchante et légère chose que de fumer le tabac, et que chaque paysan peut faire. Mais ce n'est point ce que pensent les fumeurs de pipe. Bien plutôt ils l'estiment comme le huitième des beaux arts... Ils disent qu'il faut de l'art pour fumer. D'où des maîtres et des apprentis... Ils ne le tiennent guère pour loisir, mais le font avec sérieux... Un vieux tuyau de poêle est là qui prêche : et le novice se tient en respect, écoute et regarde avec application comme pour bien apprendre..., car il est encore jeunot, et peut encore se convertir..."
Ces lignes sont extraites de "l'Ivresse sèche" de Sigmund von Birken, parue en 1658, adaptation libre, parsemée d'images baroques et vigoureuses, de l'œuvre du père jésuite Jakob Balde intitulée Satyra contra abusum tabaci. Je les mets en tête de ce livre parce qu'elles provoquent la contradiction amusée, et parce qu'elles sous-tendent une question que le profane peut se poser aujourd'hui encore : Qu'y a-t-il de particulier dans le fait de fumer la pipe? Pourquoi écrire tout un ouvrage à ce sujet? Ne s'agit-il pas là d'une "chose légère" ?
Qui a essayé de fumer la pipe ou la fume déjà avec maîtrise le sait : il s'agit là vraiment d'un art qu'il faut avoir appris. Je veux bien être appelé un "tuyau de poêle", mais le titre de "maître" ne me convient guère. Ce n'est que très modestement que je crois pouvoir contribuer à la propagation de cet art.
Sans doute, la pipe n'est pas une occupation "sérieuse". Mais je serais payé de mes efforts si tel ou tel"novice"apprenait vraiment à la fumer. Et puis, foin de prétextes !... Je n'ai retiré aucun mal, mais bien du plaisir à méditer longuement sur la pipe, tout en la fumant, et à rassembler ce qu'il faut savoir sur ce métier.
Sur ce métier... car fumer la pipe est plus qu'un art à pratiquer par le dilettante pendant ses heures de loisir. C'est un tour de main, presque une profession, avec ses règles et ses traditions. On est fumeur de pipe comme on est peintre ou jardinier, par décision, aptitude et savoir-faire.
Même si l'on fume la pipe avec plaisir, c'est-à-dire lorsqu'on en possède la pratique, il n'est pas mauvais de faire un peu de théorie. On apprend ainsi le passé et l'ailleurs, comment les autres s'y prennent et comment s'améliorer soi-même : une façon comme une autre de découvrir qui l'on est, d'où l'on vient et ce que l'on fait sur cette terre.
Aussi, loin de composer tout simplement un guide pratique, ai-je ajouté — ainsi qu'il convient à un sujet d'importance — quelques considérations historiques, un brin de philosophie et une pincée de médecine, de sorte que mon livre, bien que limité au strict nécessaire, contient un peu de tout.
Il est d'usage qu'un auteur qui s'attaque à un sujet de poids décline ses titres. Le lecteur aime connaître ses études, les lieux où il a exercé sa profession, où il a enseigné. Doit-on l'appeler "docteur ès quelque chose" ou "professeur" ? Sinon, d'où prend-il l'audace de s'asseoir devant sa machine à écrire ?
Mes qualifications ? Hem ! je suis gêné. Si fumer la pipe était une carrière universitaire, je l'aurais choisie, et aujourd'hui je détiendrais une chaire en "pipologie" à Oxford ou à Cambridge. Hélas, il n'en est rien. Je ne suis qu'un fumeur de pipe prédestiné et passionné, qui a défendu sa marotte contre vents et marées. Ce sont là mes seuls titres.
Ma vocation fut précoce. Lorsque les garçons de mon âge taillaient encore des flûtes dans des branches de saule, je taillais déjà des pipes dans le sureau et le jasmin. En quatrième, je fondais, avec des camarades qui partageaient ma passion, un club de fumeurs de tabac... Lorsque j'eus dépassé l'âge des pipes en sureau et que je pus enfin m'acheter une vraie pipe - c'était dans l'immédiat après-guerre - mes pipes étaient en bois de cerisier, avec des bouts en bakélite. Autant dire qu'elles exigeaient du fumeur beaucoup de bonne volonté et de persévérance. Je possédais les deux. Malgré tout, je dus me heurter à bien des impasses avant de me frayer la voie vers les pipes dont j'ose écrire aujourd'hui.
Je ne sus pas gagner ma vie tout de suite, mais fumer la pipe resta ma passion et je dirais même que je n'ai montré en aucune autre matière autant de caractère. La pipe m'a poussé vers la littérature. Fichée entre les dents, elle vous empêche de parler, mais non pas d'écrire.
J'ai donc une raison personnelle de transmettre ce que j'ai éprouvé et pensé moi-même et ce que j'ai appris des autres. Parmi ces autres, auxquels ce livre doit directement ou indirectement beaucoup, je dois remercier ici M. Karl Andreas Edlinger, inspirateur et illustrateur de l'ouvrage, MM. Walter Rigele et Dr Heimo Kremsmayer de la Régie des tabacs autrichienne, la revue "Flammes et Fumées" et enfin tous les amis fumeurs de pipe qui, au cours des années, m'ont donné le bon exemple et de nombreux conseils.
Mais ce qui, un soir de réception chez un peintre, est surtout digne de fixer l'attention d'un amateur, c'est la collection hétérogène de pipes toutes bourrées qui attendent, comme l'homme de Prométhée, qu'on dérobe pour elles le feu du ciel. Car, afin que vous le sachiez, rien n'est plus fantasque et plus capricieux que l'esprit des fumeurs. L'un préfère la simple pipe de terre, à laquelle nos vieux grognards ont donné le nom expressif de brûle-gueule; celle-là se charge tout simplement avec le tabac de la Régie, dit tabac de caporal. L'autre ne peut approcher de ses lèvres délicates que le bout ambré de la chibouque arabe et celle-là se bourre avec le tabac noir d'Alger ou le tabac vert de Tunis. Celui-ci, grave comme un chef Cooper, tire méthodiquement du calumet pacifique des bouffées de maryland; celui-là, plus sensuel qu'un nabab, tourne comme un serpent autour de son bras le tuyau flexible de son houka indien, qui ne laisse arriver de sa bouche la vapeur du latakieh que refroidie et parfumée de rose et de benjoin. Il y en a qui, dans leurs habitudes, préfèrent la pipe d'écume de l'étudiant allemand, et le vigoureux cigare belge haché menu, au nargileh turc, chanté par Lamartine, et au tabac du Sinaï, dont la réputation hausse et baisse selon qu'il a été récolté sur la montage ou dans la plaine. D'autres sont enfin qui, par originalité ou par caprice, se disloquent le cou pour maintenir dans une position perpendiculaire le gourgouri des nègres, tandis qu'un complaisant ami monté sur une chaise, essaie, à grands renforts de braise et de souffle pulmonique, de sécher d'abord et d'allumer ensuite l'herbe glaiseuse de Madagascar.
La pipe est une distraction secondaire qui loin d'éloigner le cavalier de son service, l'y attache et le lui rend moins pénible. Elle endort, elle use l'inutilité du temps, et retient l'homme au bivouac près de son cheval. Pendant qu'on y fume sa pipe, assis sur une botte de foin ou d'herbe, personne ne s'avisera d'ôter la nourriture de ce cheval pour la donner à un autre; on est sûr qu'il mange, qu'il ne reçoit pas de coups de pied, les provisions de sa besace ne sont pas volées, puis on s'aperçoit des réparations à faire à son harnachement, de la mauvaise assiette de son paquetage etc.... L'heure de relever la grand garde arrive, vous partez. Là le sommeil vous est interdit. De quelle ressource n'est pas alors la pipe, qui chasse le sommeil, hâte les heures, rend la pluie moins froide, la faim, la soif moins poignantes etc.! La pipe nous force à porter un briquet et de l'amadou; avec ce briquet et cet amadou, nous allumons aussi un feu de bivouac. La pipe est un moyen d'échange, de jouissance et de service, dans notre vie de relation fraternelle; prêtée dans certains cas, elle devient un secours. Quoi qu'en dise Aristote et sa docte cabale, fumez et faites fumer vos chasseurs.
Il est une autre chose à mentionner au sujet des Hobbits du temps jadis, une habitude étonnante: ils aspiraient ou inhalaient au moyen de pipes en terre ou en bois la fumée des feuilles en combustion d'une herbe qu'ils appelaient herbe ou feuille à pipe, sans doute une variété de Nicotiana. Une bonne dose de mystère entoure les origines de cette coutume particulière, de cet "art" comme les Hobbits préféraient l'appeler. Tout ce qui a pu être découvert à ce sujet dans l'antiquité a été réuni par Meriadoc Brandebouc (par la suite Maître 'du Pays de Bouc) et, puisque lui-même et le tabac du Quartier Sud jouent un rôle dans l'histoire qui suit, il sera bon de citer l'introduction à son Herbier de la Comté.
"Cet art, dit-il, est bien celui que nous pouvons revendiquer comme étant de notre invention. On ne sait quand les Hobbits commencèrent à fumer, toutes les légendes et les histoires de famille le considèrent comme chose établie, durant des siècles, les gens de la Comté fumèrent différentes herbes, certaines nauséabondes, d'autres odorantes. Mais tous les documents s'accordent sur le fait que ce fut Tobold Sonnecor de Longoulet dans le Quartier Sud qui le premier fit pousser la véritable herbe à pipe dans ses jardins, du temps d'Isengrin II, vers l'an 1070 de la datation de la Comté. La meilleure du pays provient toujours de ce district, spécialement les variétés connues sous les noms de Feuille de Longoulet, Vieux Tobie et Étoile du Sud".
"II n'existe aucune trace de la façon dont le Vieux Tobie trouva la plante, car il ne voulut jamais le révéler de son vivant. Il avait une grande connaissance des herbes, mais il n'était pas voyageur. On dit que dans sa jeunesse il se rendait souvent en Bree, encore qu'il ne se fût certainement jamais éloigné davantage de la Comté. Il est donc fort possible qu'il ait eu connaissance de cette plante en Bree où, maintenant en tout cas, elle pousse bien sur les versants sud de la colline. Les Hobbits de Bree prétendent avoir été les premiers fumeurs de l'herbe à pipe. Ils prétendent, naturellement, avoir tout fait avant les gens de la Comté, qu'ils traitent de "colons", Mais dans ce cas leur prétention est, à mon avis, sans doute justifiée. Et c'est certainement de Bree que l'art de fumer l'herbe véritable se répandit au cours des siècles récents parmi les Nains et autres gens tels que les Rôdeurs, les Magiciens ou les vagabonds qui allaient et venaient encore par cet ancien carrefour de routes. Le lieu et centre de l'art se trouve ainsi dans la vieille auberge de Bree, le Poney fringant, tenue de temps immémorial par la famille Poiredebeurré. "Néanmoins, certaines observations que j'ai faites au cours de mes nombreux voyages dans le sud m'ont convaincu que l'herbe même n'est pas originaire de notre partie du monde, mais qu'elle est venue vers le nord de l'Anduin inférieur, où elle fut, je l'imagine, originairement apportée par mer par les hommes de l'Ouistrenesse. Elle pousse en abondance en Gondor, elle y est plus plantureuse et plus grande que dans le nord, où on ne la trouve jamais à l'état sauvage, mais où elle ne croît qu'en des endroits chauds et abrités comme Longoulet.
Les hommes de Gondor la nomment galenas douce, et ils ne l'apprécient que pour la fragrance de ses fleurs. De cette terre, elle a dû être transportée par le Chemin Vert au cours des siècles qui s'écoulèrent entre la venue d'Élendil et notre propre époque. Mais les Dunedains de Gondor eux-mêmes nous accordent que les premiers à la mettre dans des pipes furent les Hobbits. Même les Magiciens n'y pensèrent pas avant nous. Encore que l'un d'entre eux, que j'ai connu, se soit adonné à cet art il y a bien longtemps et qu'il y fût devenu aussi habile qu'en tout ce à quoi il s'appliquait."
Vendredi mit le barillet à tabac sous son bras et alla s'installer dans la grotte. Tout son plaisir était perdu quand il fumait en plein air, mais il savait que s'il avait fumé dans l'une des maisons, l'odeur l'aurait immanquablement trahi. Robinson pouvait fumer n'importe où. Pour lui, seul comptait le fourneau brûlant et vivant, grésillant et culotté. C'était l'enveloppe terrestre d'un petit soleil souterrain, une manière de volcan portatif et domestiqué qui rougeoyait paisiblement sous la cendre à l'appel de sa bouche. Dans cette cornue en miniature le tabac recuit, calciné, sublimé se transmuait en résines, goudrons et sirops bitumeux dont l'âme venait lui piquer agréablement la narine. C'était la chambre nuptiale possédée, enfermée dans le creux de sa main, de la terre et du soleil.
Pour Vendredi, au contraire, toute l'opération ne se justifiait que par la fumée libérée en volutes, et le moindre vent ou courant d'air rompait le charme irrémédiablement. Il lui fallait une atmosphère absolument calme, et rien ne convenait mieux à ses jeux éoliens que l'air dormant de la grotte.
[...] A demi renversé en arrière, il tire profondément sur le bec de corne de la pipe. Puis ses lèvres laissent filtrer un filet de fumée qui se divise en deux et se glisse sans aucune perte dans ses narines. La fumée accomplit alors sa fonction majeure : elle meuble et sensibilise ses poumons, elle rend conscient et comme lumineux cet espace caché dans sa poitrine, et qui est ce qu'il y a en lui de plus aérien et de plus spirituel. Enfin il expulse doucement le nuage bleu qui l'habitait. A contre-jour, devant l'ouverture éclairée de la grotte, la fumée déploie une pieuvre mouvante, pleine d'arabesques et de lents tourbillons qui grandit, monte et devient de plus en plus ténue...
À ce moment du livre, Lorenz prend l’exemple du calumet de la paix pour illustrer la création d’un rituel social permettant de contourner l’instinct d’agression. Ces pages sont une ode à l’utilisation pacificatrice de la pipe et du tabac. Notez que ce n’est pas le tabac en lui-même qui permet l’apaisement, mais le cérémoniel dont il est l’objet. Le rituel faisant partie intégrante du fumage, ce texte contient peut-être l’origine du "style de vie" que la pipe est censée symboliser.
Dans les cultures des Indiens de l’Amérique du Nord, s’est développée une très belle cérémonie d’apaisement, bien fascinante pour moi lorsque je jouais encore au Peau-Rouge : le cérémonial du calumet de la paix et de l’amitié. Plus tard, mieux informé sur l’origine phylogénétique des rites innés, sur leurs effets inhibiteurs de l’agression et, notamment, sur les analogies étonnantes entre la formation phylogénétique et la formation culturelle des symboles, je vis un beau jour distinctement devant mes yeux la scène qui sans doute a eu lieu, quand, pour la première fois, deux Peaux-Rouges ennemis devinrent des amis, en fumant ensemble la pipe.
Loup-tacheté et Aigle-rusé, chefs de deux tribus voisines de Sioux, tous les deux vieux guerriers expérimentés, un peu las de tuer, ont convenu de faire une tentative jusqu’à présent peu usitée ; ils désirent trancher la question du droit de chasse dans une certaine île de la petite rivière des castors, frontière de leurs territoires de chasse respectifs, en engageant un entretien au lieu de déterrer tout de suite la hache de la guerre. Au début l’entreprise est assez pénible. On pourrait craindre que le fait d’être disposé à parlementer soit interprété comme lâcheté. Les deux hommes lorsqu’ils se rencontrent enfin sans armes, se sentent donc extrêmement embarrassés. Mais aucun ne pouvant avouer sa gêne ni à soi-même ni à l’autre, ils s’avancent l’un vers l’autre dans un pose particulièrement fière, voire provocante, se regardent fixement et s’assoient aussi dignement que possible. Et puis, pendant un certain temps, rien n’arrive, absolument rien. Celui qui, dans sa vie, a une fois conclu avec un paysan autrichien ou bavarois, un échange ou un achat de terrain ou un affaire du même genre, sait qu’est déjà à moitié perdant celui qui commence le premier à parler du sujet pour lequel ils sont réunis. A ce qu’il paraît, c’est la même chose chez les Peaux-Rouges. Dieu sait combien de temps ils sont restés tous les deux assis l’un en face de l’autre.
Mais quand on reste assis et qu’on ne doit même pas bouger un muscle de son visage pour ne pas trahir son émotion interne, lorsqu’on voudrait bien faire quelque chose, et même beaucoup, mais qu’on est empêché de faire quoi que ce soit par des raisons impérieuses, bref dans cette situation conflictuelle, c’est souvent un grand soulagement que de pouvoir faire une chose neutre qui n’a rien à voir avec les deux motivations en conflit et prouve, au contraire, une certaine indifférence vis-à-vis d’elles. Le psychologue appelle cela un mouvement de transfert, le langage quotidien un geste d’embarras. Tous les fumeurs de ma connaissance ont, dans le cas d’un tel conflit intérieur, le même geste : ils mettent la main dans leur poche pour allumer une cigarette ou une pipe. Comment en serait-il autrement chez un peuple qui a inventé l’usage du tabac et de qui nous-mêmes avons appris à fumer ?
Ainsi, Loup-tacheté – ou fut-ce Aigle-rusé ? – alluma sa pipe qui n’était pas encore un calumet de paix, et l’autre Peau-Rouge fit de même. Qui ne le connaît pas, ce divin effet apaisant de l’acte du fumer ? Les deux chefs devinrent plus calmes et sûrs d’eux-mêmes et cette détente fit aboutir leurs pourparlers. Peut-être que, dès la rencontre suivante, l’un des deux Indiens a immédiatement allumé sa pipe ; peut-être que la fois d’après, l’un n’a pas eu sa pipe sur lui et que l’autre, déjà un peu mieux disposé, lui a prêté la sienne ? Il est également possible qu’il ait fallu toute une série de répétitions de la procédure pour qu’il devienne une vérité banale qu’un Peau-Rouge fumeur est, avec une haute probabilité, lieux préparé à une entente qu’un Peau-Rouge non fumeur. Peut-être a-t-il fallu des siècles avant que l’acte de fumer symbolise la paix d’une manière sûre et non équivoque. Ce qui est certain, c’est qu’au cours des générations, un geste qui n’avait été primitivement qu’un geste d’embarras s’est consolidé en un rite qui avait force de loi pour tout Indien, au point que, pour lui, une attaque après avoir fumé le calumet devenait impossible.
Le tabac de Lattaquié, si doux, si parfumé, le meilleur et le plus célèbre d'Orient, est cultivé par les Ansariens dans les montagnes voisines. Cette peuplade vend tous les ans pour cinq à six cents piastres de tabac. Les Ansariens donnent à leur toutoun (tabac) la suave odeur et la couleur noire qui le distinguent en brûlant d'un bois, nommé ezez; ils suspendent le toutoun en feuilles au plancher de leurs cabanes, et ces feuilles se parfument et se brunissent par la fumée du ezez. En cultivant ainsi la plante fameuse à laquelle la moitié de l'univers a voué un culte désormais impérissable, que de jouissances, que de tranquilles plaisirs les Ansariens préparent !
Pour un véritable Oriental, le bonheur est une plante qui fleurit dans les montagnes de Lattaquié, et c'est la peuplade ansarienne, peuplade sauvage et sombre, haïe et méprisée des musulmans, qui envoie chaque année aux bords du Bosphore et aux rivages du Nil les plus aimées des feuilles de toutoun, source de consolation et de volupté.
"Une pipe à laquelle je tenais s’est brisée comme une ampoule pendant que je la
nettoyais avec le soin que j’y mets toujours. Irréparable ! C’était l’une de mes
Dunhill préférées, d’une légèreté sans pareille et d'une bruyère très complice
de l’arôme du tabac. Des Dunhill, les meilleures mais aussi les plus chères,
j’en ai pas mal, posées sur un râtelier devant moi, à portée de main, je devrais
être consolable. Mais celle qui s’est brisée avait une finesse incomparable et
telle est peut-être la cause de l’accident.
Les pipes ont pour moi toute une histoire. La première me fut offerte par mon
père, dans l’adolescence, quand il m’initia à l’apiculture qui était son violon
d’Ingres. Si tu as l’enfumoir entre les dents, m’avait-il dit (il avait
peut-être dit : dans la gueule), tu as les mains libres pour manipuler les
cadres de la ruche. Et il m’avait appris à souffler de petites bouffées en
direction des abeilles qui grouillaient sur les gâteaux de cire et de miel.
Je me souviens de mon indignation quand je ne sais plus qui, bien plus tard, me
raconta que Staline, ne fumant que des Dunhill, s’en voyait offrir par la
plupart de ses visiteurs, et qu’il jetait la pipe ou l’abandonnait après l’avoir
fumée une fois, une seule... Mais que sont les Dunhill de ce monstre devenues ?
Je me le suis demandé chaque fois que j’ai vu, à la vitrine d’un pipier du
Palais Royal, des Dunhill rénovées qui coûtaient aussi et parfois plus cher que
les neuves. Et si c’étaient les Dunhill de Staline ?"
"Dans La Provence, ce matin, un titre me saute aux yeux : “Le mistral et l’inconscience tuent.” D’un coup d’œil trop rapide, j’avais lu : “Le mistral et l’inconscient tuent.” Que n’aurait pas brodé Lacan là-dessus ! “Fumer tue”, me dit aussi chacune des boîtes de tabac Dunhill (Early Morning) que j’achète. Ce qu’il y a de piquant dans l’étymologie (incertaine) du mot “tuer”, c’est la possible conjonction de tueor, dans le sens de “protéger”, et de intueor, qui marque la fixation de la pensée, le regard attentif et qui a conduit à “intuition”… Par quoi, avec mon habituelle mauvaise foi, je comprends que fumer me protège de l’obscène brutalité du monde et me dispose à l’usage des mots quand j’écris."
Stubb parti, Achab resta un moment penché par-dessus la lisse, puis, selon sa récente habitude, il appela un homme de la bordée pour l'envoyer chercher son tabouret d'ivoire et sa pipe. Plantant son siège du bord au vent, après avoir allumé sa pipe à la lampe d'habitacle, il s'y installa pour fumer.
Du temps des vieux Vikings, la tradition rapporte que les trônes de ces rois de la mer, les Danois, étaient constitués de défenses de narval. Or, comment eut-on pu, maintenant, voir le vieil Achab siéger sur son trépied d'ivoire sans songer à cette haute royauté qu'il symbolisait ? Car il était khan des carènes, roi des océans, grand seigneur des léviathans, le vieil Achab.
Il se passa quelques moments : les épaisses bouffées, régulières et fréquentes, sortaient nerveusement d'entre ses lèvres, et le vent les lui rabattait au visage.
- Quoi donc ? se prit-il à soliloquer en écartant le tuyau de sa bouche. Fumer ne m'apporte plus le calme ? Oh ! Il faut que ça aille durement pour moi, ma pipe, si maintenant ton charme n'opère plus. Mais voilà que je suis resté là, plus mécaniquement occupé que prenant mon plaisir à fumer, mais oui ! ignorant même que je fumais contre le vent, ah ! pendant tout ce temps ; contre le vent, soufflant ma fumée en jets si nerveux, comme ceux de la baleine agonisante, comme s'ils étaient aussi les derniers, ceux qui sont les plus forts et les plus chargés, les plus troublés d'angoisse... Qu'ai-je affaire avec cette pipe ? Pareil objet veut et est fait pour la sérénité, pour laisser paisiblement monter de douces blanches vapeurs vers de doux blancs cheveux, non pas vers de raides torons gris de fer comme ceux que je porte. Soit ! je ne fumerai plus ! ...
Il lança sa pipe encore allumée à la mer ; le feu siffla dans la vague. Et l'instant d'après, le navire avait effacé la bulle laissée par la pipe engloutie. Sous son grand chapeau aux bords rabattus, Achab, de son pas cahotant, repris sa déambulation sur le pont.