Littérature

L'île des morts

Roger Zelazny, 1970

- « Bon sang ! Quand je pense que tout marchait si bien ! » Il se frappait du poing la paume de l’autre main.
- « Je n’ai même pas vu la marchandise », ai-je protesté.

Il est sorti de la pièce et est reparu en me montrant une pipe. J’ai dit : « Jolie pipe. »

- « Cinq mille », a-t-il annoncé. « Et c’est donné. »
- « Je ne suis pas très amateur de pipe. »
- « Dix pour cent pour vous, pas un sou de plus. C’est moi qui ai monté ce coup, et vous n’allez pas me le faire foirer. »

Alors j’ai vu rouge. Ce salaud qui ne pensait à rien d’autre qu’à se remplir la panse et à entasser ses gros sous ! A ses yeux, je devais automatiquement faire la même chose, simplement parce que le Grand Arbre avait un tas de feuilles au nom de Sandow. J’ai lâché : « Je veux le tiers, sinon j’opère moi-même. »

- « Le tiers ? » Il a bondi et s’est mis à hurler. Il était heureux que la pièce fût insonorisée et dépourvue de micros. Il y avait longtemps que je n’avais entendu autant de gros mots. Le visage cramoisi, il marchait comme un ours en cage. Et moi, du haut de mon âpreté, de ma cupidité et de mon amoralité, je le regardais fulminer tout en me penchant sur la question des pipes.

Un homme qui a une mémoire comme la mienne a la tête bourrée d’une multitude de faits. Au temps de ma jeunesse, sur Terre, les meilleures pipes étaient faites d’écume ou de bruyère. Les pipes en terre chauffent trop et les pipes en bois se fendillent et brûlent rapidement. Vers la fin du XXe siècle, peut-être sous l’influence de toute une génération grandie à l’ombre des rapports médicaux sur les maladies des voies respiratoires, l’usage de la pipe a plus ou moins subi une renaissance. Au début du siècle suivant, le stock mondial de bruyère et d’écume était largement épuisé. L’écume de mer, ou silicate de magnésium, est une roche sédimentaire qui se présente sous forme de strates composées en parties de coquillages agglomérés au cours des âges ; quand il n’y en a plus, elle est donc irremplaçable. Quant aux pipes de bruyère, elles étaient faites de la racine de l’erica arborea, arbrisseau qui poussait uniquement dans quelques régions proches du bassin méditerranéen et qui devait avoir au moins cent ans d’âge avant de pouvoir être utilisé. La bruyère a été récoltée à outrance, sans que personne ne se soucie d’une politique de reboisement. En conséquence, des substances comme le pyrolite de carbone servent aujourd’hui à la masse des fumeurs de pipes, mais l’écume et la bruyère n’existent plus que dans les souvenirs et les collections privées. De petits gisements d’écume ont été découverts sur divers mondes et instantanément convertis en trésors. Mais on n’a jamais trouvé de bruyère ((ou l’équivalent) nulle part ailleurs que sur Terre. Et de nos jours la majorité des fumeurs s’adonnent à la pipe ; avec nos cigarettes, DuBois et moi faisons partie des excentriques. La pipe que Bayner m’avait fait voir était une belle pipe de bruyère, bien culottée. Par conséquent …

- « Quinze pour cent », était-il en train de dire. « Ce qui ne me laisse qu’un profit minime… »
- « Vous plaisantez ! Ces pipes valent dix fois leur poids en platine ! »
- « Si vous exigez plus de dix-huit pour cent, vous me mettez le couteau sur la gorge ! »
- « Trente »
- « Frank, soyez raisonnable. »
- « Alors parlons affaires au lieu de plaisanter. »
- « Vingt pour cent, je ne marcherai pas à plus, et ça vous coûtera cinq millions de … »

Je me suis contenté de rire.

Je l’ai mené en bateau pendant une heure, par pure perversité, juste pour me venger de la façon dont il m’avait jugé sans vouloir croire le contraire. Pour finir, j’ai obtenue vingt-cinq et demi pour cent pour une mise de fonds de quatre millions de dollars, et il a fallu que je téléphone à Malisti pour opérer le financement. Ca m’a vraiment désolé de le réveiller.

roger zelazny