Plaidoyer pour l'estate pipe

par Erwin Van Hove

De bouche en bouche

C'est connu : toute langue est le reflet d’une culture et d’une mentalité. Les Français l’appellent une pipe d’occasion. Une pipe d’occasion, messieurs, dames ! Qui en voudrait ? Dans l’imaginaire français, ce vocable souffre d’une connotation on ne peut plus négative. Il est automatiquement associé à des images peu appétissantes : vieilles bouffardes malodorantes et usées, trouvées dans le grenier de pépé, pipes crasseuses aux tuyaux verdâtres et mâchonnés, enfouies pêle-mêle sous d’autres objets invendables dans le coin le plus ringard du marché aux puces. En revanche, de l’autre côté de l’Atlantique, elle porte un nom huppé et séduisant : une estate pipe. Ca fait autrement plus chic, n’est-ce pas! Ce terme évoque des images d’héritages prestigieux dans un milieu d’aristocrates de vieille souche. Une estate pipe, c’est une Dunhill de la grande époque aux lèvres d’un joueur de golf.

Est-ce donc ces différences de terminologie et d’imaginaire qui expliqueraient pourquoi les Français se méfient des pipes qui ne sont pas neuves et qu’ils ne supportent tout simplement pas l’idée de mettre en bouche un objet qui a été fumé par un autre, alors que les amateurs de pipes américains achètent et revendent sans cesse des bouffardes préfumées ?

Remarquez que ce ne sont pas uniquement les Français qui dédaignent les pipes d’occasion. Jetez un coup d’œil sur les divers web-sites nationaux d’Ebay, de loin la plus grande maison de ventes aux enchères par voie électronique. En France, en Belgique, aux Pays- Bas, en Suisse, en Italie, il n’y a guère de marché : peu de pipes sont proposées et souvent il s’agit de bas de gamme dans un état pitoyable. Au Royaume-Uni, l’offre est nettement plus grande : on connaît l’engouement tout britannique pour la brocante et les antiquités. Mais le pays européen où la vente aux enchères d’estate pipes se porte le mieux, c’est l’Allemagne. Ce n’est pas un hasard. C’est en effet chez nos amis allemands qu’on trouve à souhait à la fois collectionneurs et tabagistes spécialisés présentant souvent plusieurs milliers de pipes. Cependant, le vrai paradis pour l’amateur d’estate pipes, se situe bel et bien aux États-Unis. La plupart des civettes y proposent des bouffardes pré- fumées, plusieurs commerçants spécialisés dans la vente et l’achat de pipes d’occasion proposent leurs services sur l’Internet et jour après jour, plusieurs centaines de bruyères et d’écumes, à grande majorité préfumées, trouvent acquéreur sur Ebay.

Qu’est-ce qui pousse tant d’amateurs et de collectionneurs à suivre assidûment le marché des pipes d’occasion ? De toute évidence, il existe plus d’une raison.

Avouons-le : tout le monde n’aime pas les vierges ! Certains amateurs préfèrent franchement les pipes qui ont déjà reçu leur baptême du feu, qui sont bien culottées et qui produisent donc un goût agréable dès les premières bouffées. En outre, les romantiques se sentent attirés par des pipes qui ont une histoire, qui ont vécu, qui souvent portent les traces de cette vie antérieure, parfois même les cicatrices. Les estate pipes vous rattachent au passé. À autrui aussi. Elles ont donc un charme que les neuves n’ont point.

L'estate pipe attire également un autre public, celui des nostalgiques, ceux qui ne jurent que par les Dunhill d’anta n ou les pré-trans Barling, par les family era Sasieni et les pre-Lane Charatan, ou par les Larsen de l’ère où ce furent des pipiers légendaires tels Teddy Knudsen, PoulI lsted ou Peter Hedegaard qui taillaient pour la marque danoise. Par ailleurs, il va de soi que c’est uniquement par le biais du marché de l’estate pipe que le collectionneur peut se procurer l’œuvre de pipiers retraités ou décédés. Et puis, n’ayons pas peur de le dire, bien évidemment, une majorité d’amateurs de pipes d’occasion s’intéresse aux ventes aux enchères pour des raisons bassement financières.

Tout d’abord, tout passionné de pipes rêve de trouver un jour une superbe bouffarde d’un pipier mythique à un prix dérisoire. Or, avez-vous déjà effectivement trouvé des pipes neuves dans le commerce traditionnel à des prix ridicules ? À des prix invraisemblables ? Je parie que non. En revanche, pour celui qui suit avec assiduité le marché de l’estate pipe, ces trouvailles inoubliables ne sont peut-être pas légion, mais elles ne sont pas vraiment rares non plus. Dans les rencontres de fumeurs de pipes, c’est avec fierté que les veinards racontent leur histoire : une Dunhill en parfait état achetée aux puces pour 5 E, une Bang obtenue sur Ebay pour une bouchée de pain . Personnellement je n’oublierai pas de si tôt l’achat sur Ebay Italie d’une Baldo Baldi époustouflante et flambant neuve pour 50 E. Son prix de vente dans le commerce était de 1 300 E !

Rien de plus frustrant pour un passionné de belles pipes que d’être amoureux de l’œuvre d’un pipier adulé, tout en sachant que, faute d’argent, ces objets d’art tant convoités ne finiront jamais dans ses cabinets. Franchement, vous arrive-t-il souvent d’ouvrir votre bourse et de mettre 1 000 E sur le comptoir pour vous offrir une Bang numérotée, une Eltang Snail Grade ou une Jess Chonowitsch au grain parfait ? Pour la plupart des amateurs, les prix de ces pipes de rêve sont hors de portée. C’est une tout autre affaire si vous en dénichez une sur le marché de la pipe d’occasion : fort probablement, elle se vendra à moitié prix.

Finalement, il s’avère que l’achat d’une estate pipe de qualité est un investissement sûr et sans risques, alors que ce n’est souvent pas le cas de l’acquisition d’une pipe neuve. Démonstration. Vous économisez des mois durant pour vous offrir cette si séduisante bulldog de maître pipier X, aperçue dans la vitrine d’un tabagiste. Arrive enfin le jour de gloire où vous sortez du magasin, 700 E en moins dans votre portefeuille, mais avec l’objet de votre désir bien calé dans la poche de votre pardessus. Vous fumez plusieurs fois l’élue de votre cœur et vous devez, ô horreur, admettre que vous êtes fort déçu. Rien à faire : il faut vendre, le cœur lourd . Vous la proposez sur Ebay. Elle trouve preneur, vous avez perdu 300 E dans la transaction. Pénible. Le nouveau propriétaire a fait une belle affaire. Il allume sa nouvelle acquisition, plein d’espoir. Mais, hélas, pour lui aussi, c’est la douche froide. Il décide donc de se séparer de sa pipe. Il la propose à son tour sur le marché international de l’estate pipe. Sans regrets. Parce que fort vraisemblablement il ne perdra pas un centime. En effet, le prix que les acheteurs potentiels seront prêts à payer, ne sera pas calculé à base du prix qu’il a payé, lui. Non, ce sera toujours le prix de la pipe neuve qui leur servira de point de repère. Transaction beaucoup moins pénible ! Je les vois bien, votre sourcil levé et votre air sceptique. Malgré mon enthousiasme, la pipe d’occasion continue à vous inspirer méfiance, voire dégoût. Pour vous, je n’ai qu’un conseil : changez votre vocabulaire. La pipe d’occase est morte, vive l’estate pipe ! Ou si vous vous sentez une âme d’académicien puriste qui a horreur du franglais, savourez en bouche le vocable “pipe préfumée”. Comment ? Vous êtes un dur à cuire et mon conseil n’est qu’un emplâtre sur une pipe de bois ? Vous vous obstinez et persistez à croire que mettre en bouche une bouffarde qui a déjà été fumée par un inconnu, est vulgaire ? Dans ce cas, rappelez-vous les aristocrates d’antan qui avaient l’habitude de prêter leurs nouvelles et précieuses écumes de mer à un régiment entier pour que les soldats les fument sans interruption jusqu’à ce qu’elles aient pris une couleur et une patine parfaites.

Si au contraire, après lecture de ces lignes, vous vous sentez prêt à foncer sur le website d’Ebay à la recherche de bonnes affaires, ne ratez pas le numéro suivant de Pipe Mag. Je vous promets quelques bons tuyaux.

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