Mes sorties en boites n°3

par Nightcap

18/11/15

Kendal Kentucky, de Gawith Hoggarth & Son

Erwin m’avait dit – je cite : « Soit tu seras impressionné, soit tu trouveras ça beurk de chez beurk ».

Ben, c’est pas beurk.

Je dirais même plus : je trouve cela très bon.

Non, ce n’est pas un Anglais ;-). Mais oui : au fond, c’est assez logique qu’un accro aux mélanges britanniques apprécie ce truc.
Explication…

Le Lituanien, ai-je besoin de le rappeler, est une très belle langue. Encore proche de l’indo-européen. Unique au monde, comme le basque. Et très imagée. Ainsi, pour dire « un pléonasme » - comme « je monte en haut » ou « je prévois à l’avance » -, les baltes disent que c’est « du beurre beurré »…
Sur cette base, donc - et même si cela semble une redondance et un pléonasme pipier - oui, je l’avoue, j’aime déguster le beurre beurré. Ou pour être clair : le plus souvent, j’apprécie de « fumer fumé » ; j’aime, par-dessus tout, les tabacs séchés au feu de bois, les fire cured, leurs senteurs de cheminée, de feu de camp, de tourbe brûlée dans la petite cheminée des lounge bars écossais…

Dans ce cas, le Latakia, bien sûr, s’impose.
Mais j’en entends déjà qui soupirent, dans le fond… (si, si, je vous ai lus, hein…) « Il nous les broute, avec ses éternels English » ; « Moi, les latakiés, je m’en tamponne le coquillard avec une crevette bretonne » - and so on…

Ok, c’est noté. Mais cessez une seconde d’embêter les crustacés armoricains.
Car, heureusement, il est une seconde voie, pour se droguer au « beurre beurré » : le Kentucky. Egalement fire cured, également fumé avant que tu ne le fumes. Mais très différent.

J’ai mis du temps à le découvrir - sans trouver, tout de suite, mon bonheur. Ainsi, le HH Bold Kentucky de Mac Baren, très fort, avec quelques fruits séchés, ne m’a pas convaincu (je crois que je n’aime pas le Burley, qu’ils mêlent au Kentucky…).
Le Silver flake de Solani, avec son goût de gauloise à la figue séchée - les Virginias l’emportent sur le Kentucky – m’a plu sans me reverser d’enthousiasme.
Le Old Dark Fired (également Mac Baren, également Virginias et Kentucky), si cher à Guillaume et fort goûteux (terre et chocolat, rond, doux sans être sucré) me paraît – c’est perso - excellent mais trop paisible, voire un peu monocorde…

Voilà pour cadrer le contexte (un ancien directeur du Monde m’avait dit, quand j’étais jeune : « la véritable objectivité, c’est d’afficher sa subjectivité »… c’est fait).

Restait pourtant, sur les conseils d’Erwin, à goûter un monument : le Kendal Kentucky, de Gawith Hoggarth & Son.

Garanti 100% Kentucky de Virginias africains (Malawi, Ouganda et Tanzanie). Aucun casing ou topping. Vendu en vrac. C’est du vrai, du pur jus… et le test ultime, pour affirmer par la suite, avec une mâle assurance, dans les salons et les forums, que tu aimes - ou non - le Kentucky.

Ok, c’est dit. Alors maintenant, ouvre la boite, coco.

Premier contact : sympa. Du caramel brûlé, un peu de noisette, comme une odeur de bière évaporée, de sucre de cannes roux, et surtout un fort parfum d’ensilage : de grange à foin, d’herbe coupée, tassée, qui chauffe doucement dans une légère fermentation. Sur certains points, cela peut, légèrement, rappeler La Brumeuse, de Manil.
Encore une fois, c’est agréable. Mais quand même un peu déroutant, pour un amateur d’anglais. D’autant que la coupe est fine, ultra fine, shag de chez shag.

A l’allumage, cela donne… un peu de terre. Du poivre et un très-très léger arôme de mirabelle, parfois ; un zest de citron, lointain. Avec un léger goût fumé, qui s’accentue peu à peu. Et une pointe d’amertume, agréable, qui va aller croissant – et déjà signalée dans cette précédente et jolie revue artfontilsuntabac4.htm, que je redonde pour partie, sans aucun scrupule.

Certes… C’est au départ assez doux, presque comme une Winston qu’on aurait truffé avec un peu de gauloise et de gris, et quelques traces d’un Latakia éteint : mais le tout très sec, fumé et torréfié avant dégustation.
Avec, en dessous, légères, très légères, quelques notes de gâteau de Savoie qui émergent, et en toile de fond de très-très discrets arômes de mirabelle, parfois ; de zest d’agrumes et de peau de raisin noir…
Pas mal !

Surtout que cela prend assez vite du corps, de la matière – qui manquaient sérieusement à l’allumage. Surtout, même, que le tout se renforce très vite. Avec, toutefois, sous un goût de fumé et de gris, sous un goût sombre, toasté et massif, de cacao amer et épicé, d’autres fantaisies qui déboulent, plus pâtissières encore : un chouïa de calisson d’Aix et de pâte d’amande et des notes de pain frais, tenues et fugaces.

Mais dis-donc, Erwin, tu sais que c’est bon, tout çà ?!

Au niveau nicotine : cela peut même devenir… un zest houleux. Aux 2/3 du bol, si tu tires un peu fort sur le tuyau, tu as déjà un petit vent de Noroît qui te souffle dans le système gastrique, une mer assez formée dans le duodénum, et quelques éoliennes par-dessus, qui brassent joyeusement dans la tête…

En room note, pourtant, cela plaît au « nez » de la maison. Description, stp, oh friselis du vent sur l’eau tranquille de mon bonheur ? « Une fumée assez légère, élégante, tout à la fois féminine et virile, mêlant de la rose et du floral à une odeur de cheminée et un peu de havane… ».
Merci, amour.

C’est clair… On est loin du Bold Kentucky. Le Kendal n’est pas fait à partir de Burley (tabacum brasiliensis), mais uniquement de tabacum viginica (bref, du virginia, si j’arrête de faire mon snob). C’est meilleur (je trouve).

Deuxième remarque. A la fin du bol, le Gawith Hoggarth se rapproche même un peu des cigares Toscani.

Je ne peux pas mieux dire combien j’apprécie ce Kendal Kentucky. Car ces cigares valent mieux, bien mieux que leur image classique - genre : « appendices machonnés par des machos mal rasés, dans les films de Sergio Leone, juste avant qu’ils ne défouraillent » ;-).

Certes, ce sont des cigares – et nous sommes sur un forum pipier. Mais si j’exclue quelques horreurs US au perique… les Toscani sont, je crois, les seuls cigares au monde à être entièrement faits … de tabac à pipe. Et qui plus est, eux-aussi, de Kentucky pur. Ce qui mérite bien un bref détour pédagogique.

Rappel, donc : les Toscani peuvent se fumer intero (en entier), ou ammezzato (coupés en 2). Ils sont – comme le Kendal Kentucky -– faits de Kentucky pur à 100%, produit en Italie (pas plus de 100 000 feuilles à l’hectare), sans aucun additif. Pour la recette, c’est simple : les feuilles sont séchées, puis fumées avec du bois de chêne et de bouleau pendant 2 semaines (fire cured), trempées par la suite pour une fermentation de 14 à 21 jours, avant d’être roulés et « encavés » pour maturation, de 9 à 12 mois.
Exactement comme on procèderait pour du tabac à pipe.

Les Toscani Extra Vecchi, vieillis 9 mois, et fumés ammezzato, sont moins « machos » : ils développent des odeurs d’herbe, de confiture de figue-orange, et surtout de raison (chasselas séché au soleil), sur fond de terre, avec un goût rond presque sucré. Entiers (intero), ils sentent davantage le champignon (chinois), ainsi que les herbes, la terre (très prononcée), et le raisin ; avec une amertume extrêmement plaisante.

Mais les meilleurs sont, de loin, les « Toscani Antici ». Machos, sans doute ; mais à la Kipling (« si tu sais être fort, sans cesser d’être tendre.. etc.»). Coupés en deux ou intero, ils sont sombres, légèrement amers, terreux, avec du poivre noir, du bois, beaucoup de corps – des goûts de fumé qui ressemblent à ceux d’un anglais, parfois ; et des relents d’orange, d’herbe, de raisin séchés trempés dans du chocolat – qui en font un truc rond, puissant - et parfaitement délicieux (selon moi).

Honnêtement, et d’expérience: sirotés avec un expresso ristretto, au café qui se trouve à l’angle du Campo di Fiori, un matin de printemps… ces petites choses confinent même directement à l’extase absolue.

Eh bien, pour revenir sur nos pas – et à nos pipes… le Kendal Kentucky de chez Gawith Hoggarth, à la fin, affiche bizarrement ce côté italien.
Il se rapproche même, vers le fond du bol, de mes Antici chéris – dans le puissant, dans le velouté - par certaines notes fortes (orange, bois, raisin), qui sont également exquises.

Et rien que pour cela… même pour un passionné de mélanges anglais… le Kendal Kentucky s’affirme comme un formidable « beurre beurré » et un très beau tabac.

Mais ce n’est que mon avis ;-)

Winter Time Flake, de Samuel Gawith

Un petit pont de bois, couvert de neige immaculée ; au second plan une forêt poudrée, brillant sous un ciel bleu d’hiver. Il fait froid et sec, il fait beau et vif. Les clochettes de Noël vont retentir cette nuit ; déjà, les bonhommes de neige gambadent dans les près au rythme d’un cake walk ; le pudding gonfle doucement dans le four du cottage ; et bientôt les petits chaussons s’aligneront devant de la cheminée…

Mais tu sais que c’est trognon, tout çà. Et combien putassier. Franchement, si l’on décernait un prix de la boite la plus racoleuse, celle du Winter Time Flake arriverait dans le top five.

Il manque juste – et c’est une suggestion que j’adresse directement aux gentils garçons de Samuel Gawith – un peu de zique, une trouvaille : une puce électronique, par exemple, qui jouerait jingle bells, jingle bells, jingle all the way !, à l’ouverture. Mais pour le reste, les gars, changez rien : elle est bonne.

(Certes, en contrepartie, doivent pas en vendre des tonnes sur les plages, vers la mi-août. Mais bon, c’est leur problème.)

Le mien, en revanche, c’est ce tabac.

De prime abord : oui, bof. Des flakes humides et sombres, mais très faciles à effilocher. Une odeur de tabac anglais discret, dans le genre « odeur de cuir » neuf ; avec une touche de poivre. Le Latakia reste presque en sourdine. Les Virginias tiennent le haut de la hotte.

Officiellement, ce blend ne contient pas d'orientaux : c'est un La / Va. Pourtant, on dirait qu'un peu de tabac turc s'est mêlé à la chose...

Bref, c’est doux, suave sans exagération, bien sous tous rapports. Mais sans rien, vraiment rien qui te fasse grimper au sapin.

A l’allumage : du fumé, d'abord, mais de façon très polie; avec des nuances de géranium et d'encens. Puis le Virginia prend le dessus, dès la fin du 1er tiers : épicé, poivré, bien présent – sans vraiment être gourmand, je trouve.

Le tout reste assez crémeux, chaleureux. Et sur la fin, quand même, on sent un peu quelque chose de curieux : des arômes plus sombres, et même du café.

Mais ce n’est jamais complexe, ni surtout déroutant. On est loin, très loin des dialogues dramatiques et théâtraux du Va et du La, dans le Balkan Flake du même Gawith : de leurs folles étreintes et de leurs déchirements, dignes d’un opéra. La faiblesse du Latakia y est surement pour quelque chose. Le côté gentillet, aussi : sans doute parce que c’est l’hiver… ici, le couple infernal a décrété la trêve de Noël, et joue plutôt Silent nights à l’unisson que le duo de La Traviata.

Ce n’est pas que c’est mauvais, non : mais c’est juste agréable ; et très vite doucement ennuyeux comme une dinde au marron ; pour ne pas dire nunuche comme un chromo de Noël, comme les boites au chocolat assortis décorées de guirlandes ; ou, plus simplement, comme la boite qui contient ce mélange.

Oh, certes, cela se fume très facilement. Force moyenne, goût moyen.

Mais - c'est plutôt rare chez Samuel Gawith - au final : c'est un tabac qui n'a pas grand-chose à dire; un tabac... (très) moyen.
A mon avis ;-)

Samovar, de McClelland

Le train hurle dans la plaine russe, déchire les plaines, crie dans la nuit. Nous sommes partis de Saint Pétersbourg à 18h00. A Moscou, les chars viennent de quitter les rues. Le putsch a échoué, Gorbatchev est revenu. Nous y serons dans la matinée. 4 septembre 1991. J’aurais 5 heures pour envoyer un article. J’ai la fièvre.

Tout le pays a la fièvre. Dans les compartiments de 1ere, autour, des « nouveaux russes », des businessmen jouent des fortunes aux cartes, m’invitent à miser, et m’offrent à boire. Des membres des forces spéciales, des spetsnatz démobilisés, saouls et qui tanguent doucement, m’attrapent pour savoir comment postuler à la Légion étrangère. Et m’offrent à de la vodka. Tout ce train tangue, tout ce wagon est ivre ; comme cet empire saoul d’alcool, de liberté, de fièvre, qui titube sur 11 fuseaux horaires.

Le train hurle et martèle la nuit. Elle a 21 ans, moi 12 de plus, je l’ai rencontrée à Vilnius - et quand elle enlève son soutien-gorge, dans le compartiment que j’ai pris en entier, je crois voir renaître le monde. Nous faisons l’amour, en regardant défiler à bride abattue les plaines noires que laboure le train ; et des gares soviétiques, surgies de l’obscurité, où l’express passe en trombe et qui nous giflent d’une lumière jaune dorée. J’essaye de me rappeler des vers de la prose du Transsibérien, de Cendrars… Puis on croque du chocolat, des biscuits à l’amande et des mandarines achetées au marché de la gare de ce qui est encore « la ville de Lénine ». En buvant de la vodka.
Et du thé.

Au fond du wagon, comme dans chaque train russe, il y a encore une babouchka assise tout au bout du couloir, immobile, figée près de son samovar ; qui offre à tous de façon hiératique, des tasses de tchaï très noir, très fort, dans des verres cerclés de fer.
Chaque fois que j’y vais, elle ne dit rien, me regarde de ses yeux aussi noirs que sa boisson, et me tend d’une main deux verres pleins, avec un sourire complice - en me faisant signe, de l’autre main, de retourner très vite refaire l’amour.

Dans le compartiment, cela sent de plus en plus fort le thé noir, la peau de mandarine, le sexe, une trace du Chanel n°19 que je lui offert à une « valuta shop », la fumée épaisse des cigarettes venue d’à côté ; et c’est très doux, sans être sucré. Cela marie même de façon très sensuelle le poivre, l’agrume, le tchaï, l’amande, l’acidité de la vodka et l’odeur douce des peaux d’agrumes qui se dessèchent doucement et virent à la bergamote.

Exactement comme ce tabac.

Cela fait 19 fois que je recommence cette « revue », deux mois que je tourne autour, que je rature, que j’efface…en essayant d’être moins personnel ; et de raconter le Samovar sans raconter ma vie.
Ben non. Cette odeur-là est tellement celle de ses premières bouffées, que je n’en décolle pas.
Alors merde : le Samovar de McClelland, au début, sent… comme le compartiment d’un train de nuit soviétique quand tu y as croisé la femme de ta vie.

Rien que cela ? Rien que.
Les morpions en moins - mais bon, sur le moment, nous ignorions qu’en URSS, les morpions avaient droit aux 1ères… ;-)

Une remarque, quand même, pour finir… ;-) C’est rare, les tabacs qui portent un nom légitime. Mais l’appellation de celui-ci est on ne peut plus juste.
Techniquement, c’est un mélange oriental (Latakia / Virginia / Orientaux) où l’Orient prédomine - mais sec ; turc, mais bien latakié. Doux… mais très peu sucré. Qui se fume merveilleusement. Et qui, de surcroît, colle aux parfums des vieux samovars russes, avec une passion fidèle. On y retrouve l’odeur du charbon qui brûle. Le thé noir, sa force, ses finesses. Et son évolution - car le tchaï russe évolue à mesure que le samovar est à nouveau rempli, et que le thé y est plus infusé.

L’orange – amande, le poivre, d’abord. Puis la frangipane et du quam-quat. Puis des arômes salés : olive, sarriette, gingembre, pain et thym (en milieu de bol, on dirait un peu du Lancer’s slice, en plus doux).
Avec jusqu’à la fin, en note majeure, ce thé noir et sa peau de mandarine ; et le fumé d’un magnifique Latakia, toujours là, qui te saoule.

Je ne vais surtout pas te dire que je suis objectif (évidemment). Mais – c’est rassurant – je ne suis pas le seul que le Samovar rend fou. Même, on devait être nombreux dans ce train : car sur Tobacco reviews, le Samovar est classé au second rang des blends les plus recommandés du marché.

Rien que ça ? Rien que. Et ce n’est que justice.
Puisque c’est, sans nul doute, l’un des tout meilleurs tabacs du monde.

A mon avis ;-)