Mes sorties en boites n°8

par Nightcap

01/02/21


Je t’avais promis, camarade, de ne plus te saouler avec mes logorrhées tabagiques. Sauf en cas de succulentes découvertes.

Ben, désolé, j’en ai trois - et de belle nature.

J’en ai déjà parlé, d’ailleurs, sur le Forum. Et ce n’est qu’en relisant ces 3 tests, aujourd’hui, que je me rends compte qu’ils ont au moins 2 points communs.

Primo, ce ne sont pas des « Anglais », au sens traditionnel du mot (ça va te changer 😉).

Secundo : chacun dans son style est un blend que je trouve d’autant plus appréciable qu’il est chaleureux, voire « câlin ».

Tu crois que c’est l’époque qui veut çà ? 😉

Revor plug de Gawith Hoggart &Co

« Les adjectifs », avait dit Françoise Giroud, « sont l’acné de l’écriture ». Oui. Mais m’en fous. Faisons dans l’éruption juvénile. Et sur ce coup, je t’aligne illico la grosse cavalerie : étonnant, indémodable, riche, superbe, étrange, magnifique.

Voilà, ça, c’est fait.

Premier abord : c’est noir, huileux, parallélépipédique et d’une forme aussi douce et déliée dans ses courbes que celles d'un chargeur de Colt 45 : ça c‘est du plug, du chouette, en barre. Vendu, sobrement, modestement, sous pochette plastique.

A l’odeur : c’est étonnant. Du bois, du chocolat, des fleurs sucrées fanées, de légères traces d’eau de fleurs d’oranger, de la terre humide, et bizarrement, du fumé assez gras, en arrière-fond.

Pourtant, ce n’est pas un Anglais.

Je veux dire qu’il n’y a là-dedans aucune trace de perversion latakienne. Le Revor Plug, de Gawith Hoggarth, se compose de Virginia traité à l’air chaud et de Kentucky - fumé au bois, comme il se doit (du Kentucky de Burley, dit-on). Le tout cuit vapeur et pressé ensemble, avec une presse de près de 20 tonnes. Dit-on.

Et … à quoi on rajoute un « casing » lakelandien propre aux blenders de Kendal. Ou pas.

Les braves gens de GQ, excellent site, l’affirment. Tobacco Reviews, lui, classe ce tabac dans la catégorie des « none » (aro). Erwin, qui l’a chroniqué là (lien) n’a pas remarqué d’ajouts particuliers. Et moi non plus.

Je ne sais plus pourquoi j’avais commandé ce truc. Moi, le Burley, c’est beurk ; et les pochettes plastique aussi. Du coup, je l’avais oublié 2 ans, avant, résigné à tout, de l’ouvrir et le goûter. Il n’avait pas (trop) séché. C’est au moins l’avantage des plugs, que de rester humides – et celui-ci, de plus, s’effrite facilement.

Bourrage aisé, sans souci. Et là, au fumage : surprise. Aucune trace de fleurs savonnées, ni de cochoncetés de cette sorte, qui dénoncerait publiquement un casing quelconque – et notamment les parfums poudrés-maniérés du Lakeland. Au contraire, dès l’allumage, c’est chaud, puissant, terreux, avec des senteurs de cuir. C’est d’emblée costaud. Mais tendre.

Rassasiant, complètement, et notamment en nicotine. GQ le déconseille même aux jeunes matelots de la bouffarde : ça tangue pas mal, côté vitamine N. Mais le tout, paradoxalement, reste très doux : de la confiture nappe l'ensemble, sur une note salée ; et ce doux mélange n’est pas sans me rappeler une tartine de mes vertes années : marmelade d’abricot, sur pain de campagne au levain acide, sorti du four, chaud encore, et tartiné de beurre demi-sel. Totalement schlurp. Et velouté comme pas possible ; avec une fumée très riche et très belle, blanche et crémeuse.

Fort, bourru, mais dans le genre câlin : le Revor joue quelque chose comme les Lino Ventura du blending. C’est pas si mal…

Surtout : c’est autre chose. Un tabac d’antan, dans lequel les arômes se fondent entièrement, s’épousent, et se lient sans qu’aucun ne joue les divas, ni les solistes. Un tabac non pas monolithique, mais unique… qui n’est pas, dans son fondu et sa cohérence, sans rappeler mon Dunhill Flake chéri ; voire le Brown Irish Twist dont j’avais eu l’honneur de te chanter les louanges, sur ce beau site qu’est FdP. A une nuance près. Une vraie, une belle.

Tu m’connais - mais sinon, j’te le dis : moi, le fumé, c’est mon nirvana, mon vice. Et ben, en milieu de bol, je me demandais sincèrement s’ils n’avaient pas glissé là-dedans quelques beaux brins de chypriote. Beaucoup, d’ailleurs sur Tobacco reviews, se sont laissé avoir, et jurent qu’ils y reniflent du Latakia pur jus.

Ce n’est pas le cas. Mais il y a autre chose que de l’oriental fumé : un Kentucky, également fumé, d’une qualité somptueuse, passé à la vapeur puis à la presse, pour mieux en sortir la tendresse et la force ; le sec et le doux ; l’acide et le sucré… en parfaite fusion, en totale union avec des Virginias à tomber.

Résultat, en fin de bol : un parfum de tabac, de fruit sec, de confiture, de bois, de terre et de cheminée qui t’emplit la bouche de façon pleine et roborative ; un goût assez unique, très long en finale ; comme un très grand armagnac. Et un tabac chaleureux qui me réjouit – même en été (autant dire qu'à mon sens, au coin du feu, vers les frimas, ce truc doit carrément se classer au rayon orgasmique).

Le jeune Erwin avait écrit, dans sa chronique : « Avec ce plug subtil et satiné, la maison Gawith & Hoggarth prouve une fois de plus qu’elle perpétue la longue et glorieuse tradition de l’art du blending britannique. Le Revor Plug est un tabac d’un autre âge qui fait rougir de honte une bonne part des frivoles et superficiels virginias blends contemporains. »

Y dit pas que des conneries, le jeune. Mais c’était en 2012. Alors je le redis. Avec surprise, et plaisir.

C’est autre chose, en effet, que 99% des blends qu’on consume chaque jour. C’est antique, et classique. Indémodable. Gourmand ; carré, magnifique. Et finalement : Anglais, totalement Anglais ; de par son histoire, sa fabrication… et son élégance veloutée, assumée ; modeste et chaleureuse.

Enfin, c’est mon avis. 😉

Plumcake de Mac Baren

Il pleut. On voit, par la bow window du salon, la bruine tomber doucement sur un petit coin de pelouse impeccablement tondue, qui sert de jardin ; la rue déserte et de l’autre côté, la même maison, en face. Les rues anglaises n’ont qu’un seul côté, l’autre est un miroir.

Nous sommes à Pâques, en 1973, dans une petite ville du Kent. Et cela sent d’abord l’herbe coupée, qui gonfle de moisissure, sous des averses tièdes. Un peu aussi, la fumée de la petite cheminée de briques, dans l’angle du salon.

Je suis en séjour linguistique dans une famille, très gentille, et j’ai 13 ans. Je ne comprends qu’un mot sur quatre de ce que mes hôtes, David et Jane, tentent de me dire. Qu’ils ont été épiciers, qu’ils sont à la retraite. Qu’ils sont contents d’avoir un enfant chez eux. Je m’ennuie ; doucement, comme il pleut, et je puise dans les détails de quoi meubler le temps. Sur le buffet, on voit une photo noir et blanc de David, en uniforme, après le débarquement ; de Jane, à bicyclette.

La maîtresse de maison a juré qu’elle ferait découvrir à « her little frenchman » les immenses qualités de la cuisine anglaise. Elle me gave de « jellies » rose fluo, qui tremblotent à n’en pas finir dès qu’on les effleure de la cuiller ; de « custard » épaisse et jaune au fort goût de vanille ; de cakes, surtout, riches et gluants, truffés de cerises confites et de raisins de Corinthe.

Le tout est fait maison. Le « tea » est servi à 5 heures, côtelettes d’agneau épaisses comme des tournedos, garnies de petits pois vert acide gros et durs.

Nous sommes dans l’Angleterre d’avant Thatcher. Les trade unions tiennent le haut du pavé. A l’hôpital, quand je demande combien je dois, pour le soin d’un bobo, le médecin me regarde avec orgueil, le drapeau dans les yeux. « Nothing, Sir, it’s National health service ». Il y a encore une Sécu, des bus à impériales, et douze schillings dans une pound.

Le week-end, nous partons en auto, faire du « sight seeing ». On arrête la voiture au bord de la mer, et assis à l’intérieur, on regarde pendant des heures, sans un mot, la mer grise valser sous des nuages de coton gris. Puis on rentre, sous la pluie.

La journée, j’erre dans la ville, seul le long des rues vides. J’ai froid, souvent ; je m’ennuie. Dans ma tête, pour me distraire, je répète sans cesse les phrases entendues, en essayant d’en reproduire très exactement la musique. « Yes indeeeeeeeed… ».

Cela me vaut encore aujourd’hui un excellent accent qu’on dit oxfordien, et qui n’est que pré-thatchérien.

Je termine dans des « bingos » où de veilles anglaises hurlent et rient, pour la bouilloire qui sert de prix à leur jeu. Je regarde les filles, je n’ose.

J’aborde une superbe blonde, qui doit avoir 8 ans de plus que moi, je tente de lui débiter un poème en anglais. « You are the sunshine… ». Je suis ridicule. Elle rit. J’essaie de l’embrasser de force, comme Gary Cooper dans les films. Elle s’échappe. Pire, elle rit de nouveau, et loin de me gifler, me dépose un tout petit baiser sur les lèvres, avec commisération et tendresse.

« Sweet little frenchman ».

J’ai les tripes arrachées, et une énorme envie de pleurer qui me plie en deux.

Charlebois le chantera bien plus tard : « 13 ans, 13 ans… ni p’tit, ni grand » …

Mais j’aime le soir. Vers 21h30, pour le high tea, devant la télé BBC à laquelle je ne comprends presque rien, Jane dépose des crackers salés, avec un peu de Stilton dessus ; m’attire vers le buffet avec un œil complice, et me verse un tout petit peu de son « vin d’orange », qu’elle garde dans un petit carafon peint. Un Français a droit a du vin, bien sûr, et elle quête mon approbation, quant à la qualité de sa liqueur.

Surtout, elle prépare ses cakes, en cuisine. Et David allume sa pipe. C’est l’heure de l’odeur. Je ne l’oublierai pas.

Le petit salon cosy s’emplit d’un parfum mêlé, de tabac assez âcre, de raisons de Corinthe mis à gonfler dans du rhum, et de pâte longuement cuite au four, de foin mouillé qui se glisse par la bow window, et de temps qui passe, monotone et paisible…

J’ai fini mon bol. Nous sommes en France, près d’un demi siècle plus tard... Il pleut. La femme que j’aime me rejoint sur le balcon. « Tu ne viens pas te coucher ? ».

Puis elle renifle, étonnée. « Tu fumes quoi ? », demande-t-elle. « Un aro… ?!!! ». Elle renifle encore, parle de raisins secs, de rhum. De subtilité.

« C’est quoi ? Il doit être excellent ».

Du Plumcake, de chez Mac Baren. Black Cavendish, Burley, Latakia, Virginia ; et du rhum.

« C’est très exactement l’odeur de mes soirées, à 13 ans, dans le Kent, que je viens de retrouver. »

Décidément, lui dis-je, c’est bizarre. Quand je ne fume pas des Anglais, je fume de l’Angleterre…

Elle rit, me dépose un baiser espiègle, mutin même sur les lèvres. « Tu viens te coucher, mon petit anglais ? ».

Et je me dis, en la rejoignant, qu’il faudrait que je fasse une revue, peut-être peu conventionnelle, et surement trop longue, pour parler de ce tabac que j’aime bien ; d’un « aro », oui : de son parfum mêlé de tabac doucement âcre, de vin d’orange amer, de fumée sortie de la cheminée, et surtout de raisins de Corinthe sucrés, mis à gonfler dans du rhum et cuits longuement au four - avec cette touche de foin mouillé qui se glisse près du cake… le tout lointain et discret comme un ennui très doux, comme le temps qui passe, comme une nostalgie.

Bow-legged Bear de Cornell & Diehl

Curieuse sensation : je viens de me faire câliner pendant une bonne heure par un gros ours qui marchait comme un cow boy. Et c’était chouette.

Au départ, pourtant, c’est pas mon truc. J’te jure.

C’est un ami - star pipière bien connue mais-qui-m’interdit-de-le-citer- « pour ne pas faire de jaloux » - qui m’a envoyé çà. Et je craignais le pire.

Il n’y a rien de plus désagréable, en effet, que de recevoir d’une personne qu’on aime quelque chose qu’on n’aime pas : non seulement tu dois porter la cravate à rayures qu’il ou elle a choisi avec soin pour te faire plaisir, mais en plus tu dois lui dire combien cette horreur bariolée t’orgasme le sens esthétique.

Désagrément et mensonge combinés, c’est la double peine assurée.

Or, là, dans ce blend si gentiment offert, il y a du Burley. C’est tout dire.

On le sait, j’ai déjà eu l’honneur de le crier bien haut - et on le sent vite, si on ne le savait pas : le Burley, dans ses arômes, hésite entre le mégot de Gauloise et l’infamie régressive. C’est, le plus souvent, un succédané de Nesquik / Ovomaltine, dont certains adultes font avec une mâle assurance leur tabac chéri, pour mieux retomber en enfance : à l’heure regrettée des tartines de Nutella et des touchi-toucha avec la p’tite Martine, dans un coin du préau.

Beurk.

Le Beurre-laid est d’ailleurs le tabac chéri des Américains – dont on sait combien ce sont « de grands enfants ». Il va même très bien avec de grands moments de gastronomie yankee que j’ai dû supporter, stoïque, quand je vivais là-bas, pour ne pas vexer des copains étazuniens qui se disaient « cuisiniers » : comme leur « Steak and lobster » (un T-bone grillé avec du homard, c‘est aussi prétentieux qu’infect). Ou comme le poulet au maïs, patate douce et beurre de cacahuètes arrosé au Coca, qui fait le bonheur des cajuns (et le malheur de leurs hôtes, si par malheur ils se sont fait piéger dans les bayous – ça m’est arrivé, ce fut un supplice).

Bref, chacun vit sa vie comme il veut, mais on ne m’en fera pas démordre : en ce qui me concerne… ce tabac est odieux.

(Sauf dans l’Edgeworth Sliced, dira Erwin – qui m’en avait généreusement envoyé une boite, dans le temps, pour certifier ses dires.

Sauf dans l’Edgeworth. C’est vrai.)

Mais pour le reste, pffffoua.

J’appréhendais donc. D’autant que les Cornell &Diehl, jusqu’à présent, m’ont toujours, toujours déçu.

Rajoute le titre du mélange : Bow Legged Bear. L’ours aux jambes arquées… Et tu pigeras vite mes craintes.

Ben non.

Ce blend est même fort agréable.

Bizarre.

Il faut dire que les gens de chez Cornell n’ont pas mégoté : pour remplir la boite, ils ont dû écluser au passage la moitié de leurs références. Outre le Burley précité, ils ont mixé là-dedans du Virginia, et du Latakia, et des Orientaux. En ajoutant à cela, pour faire bonne mesure, une cuillerée de Perique. N’en jetez plus, la pipe est pleine.

Comme disent les Anglo-Saxons, dans une expression bateau, c’est donc le genre de mélange « that contains everything except the kitchen sink » : où on t’a fourré de tout, sauf l’évier de la cuisine.

Et encore.

Comme le dit un brave garçon sur Tobacco Reviews, ils ont même, probablement, rajouté l’évier.

Mais bizarrement, c’est assez réussi.

Au nez, à l’ouverture… cela se présente comme un crumble kake classique ; mais qui s’effrite facile. Et cela sent plutôt comme de la douceur. Du miel, du raisin, du gâteau, un fond de whisky doucereux (du Speyside). Un peu d’épice poivre blanc et cannelle (le PE ?).

Avec, en toile de fond, bien sûr, le fumé du LA ; bien présent, mais dans la rondeur.

Du Latakia, donc, très différent du feu de camp léger des tabacs style Margate ; et qui n’a rien à voir avec la tourbe et le créosote de certains anglais, genre Commonwealth. Non : un LA fumé/sucré – un peu comme l’odeur qui se dégage de la cocotte en fonte dans laquelle ma mie fait fondre du vrai lard de campagne directement venu de la ferme, avec quelques oignons ; avant d’y préparer sa pintade aux cèpes et aux raisins – passe un jour, tu verras, c’est schlurp.

A l’allumage, idem. C’est rond, chaud, paisible, à la fois charnu et assez parfumé. Voire câlin, très câlin. Les arômes sont fondus - sans acidité, c’est un peu dommage ; mais sans être doux ou douceâtres.

Tout au long, le Latakia reste présent sans jouer les sopranos. Les Va font le service sans bruit. Et au départ, le Perique reste en coulisse. Quant au Burley… disons qu’il assure la basse, sans presque chocolater le mélange : il y ajoute plutôt un goût de noix qui n’est pas désagréable.

Le tout évolue peu, très peu : évite d’en bourrer une pipe XXL, tu risques, sinon, de t’ennuyer sérieusement, vers la fin. Mais dans un petit format, genre une dublin bruyère corse de Morel, c’est parfait. Tu auras juste le temps d’assister à l’entrée en scène, discrète mais plaisante, du PE, jouant mezzo voce un petit air de prune. Et de te réjouir du final : encore une fois sur des notes chaudes et paisibles, sans être niaises, et plus sombres, sans être âcres.

S’il fallait faire des comparaisons : je dirais que ce Bow Legged se trouve au barycentre entre le Revor Plug, le Balkan Flake - et le Plumcake ou plutôt le Solent de McBaren. Y a pas de quoi hurler au chef d’œuvre, non. Mais y a pire, surtout pour un blend au Burley 😉.

Bref : en ces temps difficiles, un gros câlin prodigué par un nounours en peluche, même avec des pattes arquées genre Lucky Luke… finalement, c’est pas désagréable.

A mon avis. 😉