Testé pour vous : Sergey Cherepanov

par Erwin Van Hove

03/05/10

Voici une dizaine d’années, Rolando Negoita, un expatrié roumain installé aux Etats-Unis, nous a soudain éblouis avec sa créativité débordante qui résultait en des pipes design dignes des musées d’art moderne. Pareil pour un autre immigré américain, d’origine moscovite, celui-là : versant tantôt dans l’élégance raffinée, tantôt dans les tours de force impressionnants, Alexey Florov a d’emblée capté l’attention des collectionneurs les plus blasés. Quant au Polonais Rogrus, depuis des années il ne cesse de déconcerter les pipophiles avec des micro-sculptures qui trahissent une parfaite maîtrise du travail du bois. Bref, tout un chacun qui en ce nouveau millénaire a observé un tant soit peu le paysage de la pipe, a dû se rendre à l’évidence : ce n’est pas à l’ancien rideau de fer que s’arrête le fief des maîtres de l’art pipier.

une pipe de Rolando Negoita
une pipe de Rolando Negoita

Rolando Negoita

une pipe d'Alexey Florov
une pipe d'Alexey Florov

Alexey florov

une pipe Rogrus

Rogrus

une pipe Rogrus

Plus récemment on assiste à un véritable phénomène qu’il est difficile d’ignorer : une véritable vague déferlante de talent en provenance de Russie. Et quels talents ! Des pipiers remarquablement complets qui allient savoir-faire et créativité, perfectionnisme et sens esthétique, maîtrise du langage formel européen et expression toute personnelle. Des pipiers qui ont pour but d’émuler les meilleurs et qui apprennent à une vitesse vertigineuse : quand ils se mettent à sabler, ils atteignent le niveau des spécialistes américains, quand ils se lancent dans des formes compliquées qui jouent sur l’harmonie entre la forme et le grain, ils semblent lire la bruyère avec une facilité déconcertante, quand ils copient une Ramses, ils égalent la perfection formelle du légendaire Bo. En plus, ils ne travaillent pas avec de la camelote, s’approvisionnant chez les grands fabricants allemands d’ébonite et chez les meilleurs coupeurs. Pas étonnant donc qu’ils proposent un pourcentage exceptionnellement élevé de pipes superbement flammées. Bien sûr, tout cela a un prix. Les petits surdoués de la pipe russe comme Victor Yashtylov, Sergey Ailarov ou Michail Revyagin s’adressent donc résolument aux collectionneurs qui ne sourcillent pas devant des montants à quatre chiffres. Bref, de simples mortels comme vous et moi doivent se contenter d’admirer béatement. De loin.

Victor Yashtylov

Sergey Ailarov

Michail Revyagin

Heureusement que, dans le sillage des nouvelles stars, ce vaste pays qu’est la Russie est en train de se développer en un vivier toujours grandissant de jeunes talents. Et ceux-là pratiquent des prix nettement plus sages. D’accord, à ce jour ils ne sont peut-être pas tous accomplis et certains pèchent même par un manque évident de finesse. Mais en faisant le tri, on trouve à coup sûr des artisans russes de qualité pour toutes les bourses. Personnellement, depuis quelque temps, je m’intéresse en particulier à deux pipiers dont le rapport qualité/prix me paraît particulièrement intéressant. J’ai nommé Alexander Ponomarchuk et Sergey Cherepanov.

Remarquez qu’à notre ère d’une économie globalisée, il est parfois étonnamment difficile de faire affaires : il y a six mois, je contacte Ponomarchuk pour lui acheter une pipe, mais il n’est pas équipé pour accepter des paiements Visa et en plus il lui est impossible d’accepter un paiement Paypal. Du jamais vu pour moi. Il faudrait que je passe dans un bureau de poste pour faire un transfert d’argent Western Union et que je paie des frais pour faire ce genre de transaction. Dans ces circonstances, je préfère m’abstenir. Tant pis. Depuis, tout a changé puisque désormais La Compagnie des Pipes importe l’œuvre du Russe. Je n’y ai pas encore vu la Ponomarchuk de mes rêves, mais au moins il y a de l’espoir.

Alexander Ponomarchuk

Je me suis donc rabattu sur Sergey Cherepanov. Un site très régulièrement mis à jour avec des photos sous plusieurs angles. Un beau choix de pipes à des prix vraiment démocratiques. Un compte Paypal. Je contacte donc Sergey pour lui poser en anglais quelques questions d’ordre technique. Il répond sans tarder, mais les logiciels de traduction étant ce qu’ils sont, c.-à-d. nuls à faire pleurer, les réponses sont plutôt difficiles à décoder. Comme quoi la communication avec nos amis russes n’est pas évidente ! Remarquez, cela a parfois des avantages : au moment où je décide de lui acheter deux pipes, je pose à Sergey une question sur la déclaration douanière et voilà qu’il me répond : « Mais bien sûr que je te fais une remise de 40 euros. » Euh, et ben, dans ce cas, je ne dis pas non. Bref, j’ai payé 240 euros pour les deux pipes dont je vous montre ici les images. Port inclus pour deux colis envoyés depuis deux civettes russes différentes. Et il faut dire que les postiers russes ne se grouillent pas particulièrement : il a fallu attendre trois semaines.

Est arrivée en premier la longue dublin svelte. J’aimais particulièrement cette forme en photo et je dois dire que je n’ai pas été déçu : c’est vraiment une pipe élégante et racée. Même mon épouse qui, dieu merci, a le grand attrait de ne jamais remarquer mes pipes neuves, soudain a fait une observation sur la finesse de cette originale dublin. 16 cm de long et 5 de haut, ce n’est pas exactement une petite pipe. Et pourtant, grâce à son long tuyau d’une extrême minceur et grâce à la forme si particulière de la tête, elle rayonne une fraîcheur espiègle et mignonne du plus bel effet. Cette impression de sveltesse est d’ailleurs renforcée par sa légèreté : à peine 30 grammes.

Le bois est pur, sans spots ni pits, et le veinage est vraiment beau. Pour une pipe d’une centaine d’euros, c’est même assez exceptionnel. La finition, elle, l’est nettement moins. Du moins, c’est ma première impression : quand je sors la pipe de son emballage, elle ne brille pas exactement de mille feux et au toucher, elle manque de glissant. Elle colle même légèrement aux doigts. Un problème de polissage ? En tout cas un phénomène bizarre parce que quelques heures après, elle est déjà plus lisse au toucher et après quelques fumages, l’impression gluante a disparu et la surface a pris une patine satinée et chaude qui n’est pas sans rappeler la finition à la fois orangée et rosée de Pierre Morel.

Niveau technique, c’est une pipe assez remarquable : à l’instar des vraies calabash, l’ouverture du conduit se situe en plein centre du talon, alors que le passage d’air arrive par en dessous. Pas du travail de débutant, ça. Ce système m’a toujours séduit parce que, théoriquement, il devrait garantir une combustion plus uniforme, vu que l’aspiration d’air se fait au milieu et non pas sur un côté. Autre point fort : le bec. La lentille est discrète, bien modelée et agréable en bouche. Ce n’est pas tout : à l’endroit où l’on pose les dents, l’épaisseur du bec est d’exactement 3,2 mm, alors que l’ébonite ne plie absolument pas sous la dent. En plus, le bec est percé en V et une chenillette allemande y passe sans problème. Chapeau ! C’est vraiment du travail d’une qualité inespérée.

Reste la finition du tuyau et là, il faut le dire, c’est vraiment du travail bâclé. Sous la lumière d’une lampe, on voit immédiatement que la surface n’est pas parfaitement noire, mais au contraire truffée d’une foule de minuscules points brunâtres. Il aurait fallu poncer plus finement, ce qui aurait non seulement amélioré l’aspect visuel du tuyau, mais également protégé davantage sa surface contre l’oxydation. Même sur une pipe peu onéreuse, je considère ce genre de finition comme un réel défaut.

Passons au fumage. J’ai décidé de la vouer au VA/perique. Bonne idée, parce qu’elle ne rouspète pas et se met d’emblée à développer sagement les harmonieuses saveurs du Bayou Morning. Je peux être concis : ça respire bien, ça ne s’éteint pas pour un oui pour un non, ça ne chauffe pas, ça ne jute pas. Testé et approuvé.

La deuxième alors. Une apple nose warmer. Première chose que je fais en la sortant de sa pochette, c’est de regarder le tuyau sous une lampe. Rebelote, encore une finition médiocre : le noir n’est pas aussi noir et brillant qu’il devrait l’être et en plus, je trouve des micro-griffes. Bien sûr, ce n’est pas la fin du monde, mais bon, avec un effort supplémentaire côté ponçage et polissage, Sergey Cherepanov pourrait faire nettement mieux. Par contre, quand je regarde ce brûle-gueule dans son ensemble, je suis agréablement surpris : c’est une petite pipe vraiment sympa, avec de belles proportions, avec un joli montage, avec une coquette décoration en corne parfaitement intégrée et avec un bois au grain plus que respectable, mis en évidence par une teinture flatteuse et bien appliquée. A ce prix-là, c’est difficile à battre.

La surface est bien lisse et quand on fait tourner la tête entre les doigts, on sent que cette apple n’a pas été faite sur un tour et que Cherepanov se débrouille parfaitement bien pour tailler une pipe à la main. La transition entre la bruyère et la corne est tout simplement parfaite : on ne la sent pas. En examinant les entrailles, je ne me fais pas de soucis pour le fumage : un floc large, mais pas chanfreiné, un passage d’air bien ouvert, un bec percé en V. Passons donc immédiatement à l’épreuve du feu. Je remarque d’emblée que ce bec-ci est nettement plus épais que celui de la dublin. Vu que cette pipe dodue pèse presque 20 grammes de plus que l’autre, on comprend le choix du pipier. Ceci dit, une épaisseur de 4mm aurait largement suffi. Or, mon pied à coulisse digital indique 4,5. Que puis-je dire sur le fumage ? Pas grand-chose : le C&D Burley Flake #2 se plaît dans cette pipe qui se fume sans aucune complication. Parfait.

Mes conclusions ? Que Sergey Cherepanov est la preuve vivante qu’il ne faut pas dépenser une fortune pour acquérir une pipe artisanale joliment taillée, au bois bien veiné et qui se fume comme un charme. Que, incontestablement, le pipier russe a du talent et du savoir-faire. Que sur les finitions il y a encore du progrès à faire et qu’avec un esprit un peu plus perfectionniste, Cherepanov pourrait réaliser son plein potentiel et à coup sûr nous réserver de très belles surprises. Que je continuerai à suivre son évolution. Que ces deux pipes ne seront pas mes dernières Cherepanov.

Vu cette première expérience positive avec la pipe made in Russia et vu les commentaires élogieux sur l’œuvre d’Alexander Ponomarchuk qui me sont parvenus, ça vaut clairement la peine de s’intéresser de plus près au marché de la pipe russe. Et croyez-moi, d’ores et déjà, il y a tout un univers à découvrir. Connaissez-vous par exemple Aivazovski, Demin, Seniak, Osipov, Shekita, Starkov, Looshin, Saharov ou Kharlamov ? Et si vous continuez à avoir des doutes sur le savoir-faire de ces petits Russes ou si vous estimez que vous avez déjà tout vu et que fatalement ces jeunes loups sont bien forcés de copier les styles franco-anglais, germano-danois, italien, américain ou japonais, je vous invite à regarder les deux pipes que voici, une Shekita et une Kharlamov. Moi, ce genre de folie me rend de bonne humeur.

une pipe Shekita

Konstantin Shekita

une pipe d'Alex Kharlamov

Alexey Kharlamov