Test Manuel Shaabi

par Erwin Van Hove

05/02/06

Passé le syndrome du pipier turc

Je l’avouerai d’emblée : je n’aime pas les écumes, je suis fumeur de bruyère. Ce n’est pas que je méprise ce fascinant minéral blanc, mais n’ayons pas peur de le dire : très peu d’écumes sont aussi bien construites que leurs cousines en bruyère. Même les plus doués des artisans turcs contemporains tendent à produire des outils de fumage médiocres. Quand on y pense, c’est vraiment dommage : ces artisans adroits consacrent patiemment de longues heures à tailler des sculptures complexes et impressionnantes, tout en négligeant ce qui fait qu’une pipe soit un outil de fumage performant : une construction technique efficace et un bec confortable. C’est ce phénomène que j’appelle le syndrome du pipier turc.

Il y a quelques semaines je fus informé que désormais les pipes de Manuel Shaabi seraient distribuées exclusivement par Tarek Manadily. Tarek, nous le connaissons tous, n’est-ce pas. Honorable, connaisseur, passionné, célèbre pour la qualité des fait main italiennes soigneusement sélectionnées qu’il propose. Et ce grand avocat de la pipe italienne avait décidé d’adopter Shaabi ! Intriguant, c’est le moins qu’on puisse dire. Aussi décidai-je de contacter Tarek.

Bien sûr je lui fis part de mes réserves concernant l’approche de Shaabi, mais ce que Tarek me raconta, m’enleva toute inquiétude. Il avait fait plusieurs visites à l’atelier de Manuel et chaque fois il y avait séjourné plusieurs jours, travaillant ensemble avec le pipier, discutant de l’exécution technique, lui montrant les avantages de passages d’air bien ouverts, de flocs adaptés aux dimensions de la mortaise, de becs, lentilles et ouvertures bien conçus. Avide d’apprendre et de progresser, Shaabi avait expérimenté pas mal et avait finalement repensé totalement sa façon de travailler. Parallèlement Manuel avait commencé à s’intéresser davantage à des modèles plus classiques. Vint le jour où Tarek s’estima entièrement satisfait.

Il se fait que Tarek et moi, nous avons la même philosophie en matière de pipes : nous ne nous considérons pas comme des collectionneurs, mais comme des fumeurs de pipe passionnés. Par conséquent, la plus belle pipe du monde ne nous dit rien si elle ne fume pas bien et si elle ne produit pas un goût vraiment satisfaisant. Pour moi personnellement, juger une pipe n’a rien à voir avec des jauges digitales ou avec des lampes laser. L’obsession passablement anale de vouloir à tout prix découvrir le détail critiquable, m’a toujours paru déplacée, pour ne pas dire ridicule. Une pipe se juge en la fumant. Si elle fume bien, c’est une bonne pipe. Point à la ligne. Et voici que Tarek m’assura que Manuel produit désormais d’excellents outils de fumage. Le moment était donc venu de commander ma première Shaabi.

J’optai pour ce qui me semblait un très bon compromis entre les pièces sculptées si typiques du style du pipier, sa rustication remarquable et ses formes plus traditionnelles. Vous pouvez la voir ici.

Bien que ce soit une pipe assez volumineuse, d’emblée je fus attiré par son élégance : tuyau, tige et fourneau constituent une vraie entité ; la ligne allant de la lentille au rebord du foyer a de la fluidité, une logique intrinsèque ; la décoration sculptée de la tige s’harmonise parfaitement avec la finition de la tête ; la rustication assez rugueuse avec ses striures horizontales forme un joli contraste avec les lignes lisses verticales. Evidemment ce n’est pas exactement une pipe pour tous les goûts, mais moi je l’aime bien.

Tout comme toutes les autres pipes que vend Tarek, elle a un foyer qui n’est pas précarbonisé. Il est poli et ne présente aucune faille. Le passage d’air arrive dans le fond et au centre du fourneau. Parfait.

Je ne suis pas vraiment un fan de tuyaux en acrylique. Et c’est une litote. Pourtant je suis agréablement surpris par la qualité d’exécution de ce tuyau : le passage d’air est tout ouvert et cependant le bec est suffisamment fin et plat. C’est confortable. La lentille est exactement comme elle devrait être : discrète, tout en étant efficace. L’ouverture en V et bien arrondie est agréable en bouche. Il est facile de tenir le bec entre les dents, dans diverses positions dans la bouche. Quoique la pipe pèse 65g, elle ne fatigue pas la mâchoire, vu son très bon équilibre. Quand je fais le test de la chenillette, elle passe sans aucun problème. Bien fait.

Examinons l’exécution interne. Le floc n’est pas modelé en entonnoir, mais est parfaitement bien adapté aux dimensions de la mortaise. Quand je jette un coup d’œil à l’intérieur de la mortaise, je dois sourciller. La perceuse de Manuel a visiblement touché le fond du devant de la mortaise. Elle a enlevé un peu de bois et par conséquent l’ouverture de la mortaise n’est pas parfaitement ronde. En outre, dans le fond de la mortaise je découvre un passage d’air qui lui non plus n’est rond à 100%. Il est plutôt ovale, comme si Manuel s’y est pris à deux fois quand il a fait le perçage. Je suis certain qu’après avoir vu tout ça, le typique collectionneur contemporain de haut de gamme se sentira mal à l’aise et je le comprends : il est clair qu’à l’avenir Shaabi devra éviter ce genre de négligences. Ceci dit, comparés avec ce que j’ai trouvé dans mes deux derniers achats danois, les défauts de cette Shaabi ne sont que des détails !

A ce jour, je l’ai fumée une dizaine de fois avec un mélange léger à base de latakia. Chaque fois, j’avais les mêmes impressions. Elle est facile à allumer et le tirage est un vrai plaisir : sans effort, il est naturel. En vérité, la pipe semble se fumer elle-même. Elle n’a pratiquement pas besoin de rallumages et elle se fume calmement et sans jamais rouspéter jusque dans le fond du foyer. Pas d’amertume, pas de goût de bois. Au contraire, à chaque fois elle produisait une saveur bien définie et vraiment satisfaisante. Pas de doute, cette pipe deviendra une compagne de choix.

Conclusion : quelques collectionneurs par trop perfectionnistes pourraient se sentir déçus par un petit défaut ici et là, mais à tous ceux qui s’intéressent davantage au fumage de la pipe qu’à la quête de la perfection formelle, Manuel Shaabi et Tarek Manadily proposent une sélection intéressante de modèles tantôt classiques, tantôt indéniablement personnels dans diverses finitions, et qui vous offrent ce qu’on attend d’une bonne pipe : une tenue en bouche confortable, un tirage sans aucun problème et une saveur agréable. Peut-être vous devriez en essayer une. Il est probable que vous vous rendrez compte que Manuel Shaabi est beaucoup plus que le roi de la pipe sculptée. Pas besoin de vous méfier du syndrome du piper turc.