2013, tout feu tout flamme

par Erwin Van Hove

23/12/13

Vingt neuves et deux estates. Vingt-deux nouvelles pipes en douze mois. Six françaises, trois ukrainiennes, deux sud-africaines, deux belgo-espagnoles, deux polonaises, deux russes, une croate, une bulgare, une turque, une italienne et une anglaise. Cette énumération ne laisse plus de place au doute : alors que la production en masse reste avant tout l’apanage de l’Europe occidentale, la fabrication de pipes artisanales s’est définitivement internationalisée.

Cette globalisation est-elle une bénédiction pour les passionnés de la pipe que nous sommes ? Tous ces nouveaux pipiers qui poussent comme des champignons aux quatre coins du monde, sont-ils vraiment à la hauteur ? Ou faut-il plutôt se poser la question, maintenant qu’on peut aisément comparer le travail de pipiers de toutes origines, si les artisans établis dans des pays avec une longue tradition de fabrication de pipes, sont réellement aussi bons qu’on l’a toujours pensé ?

Evidemment ce n’est pas ce petit texte qui apportera à ces questions une réponse probante. Cependant, en jugeant sans haine et sans crainte des qualités et des défauts de chacune de ces vingt-deux pipes, je tenterai d’entrevoir des tendances. Ceci dit, malgré l’objectivité qu’elles visent, mes opinions seront par définition strictement personnelles. C’est à vous de décider si elles méritent de vous servir de boussole pour vos futurs achats.

Voici dans un ordre alphabétique l’ensemble des pipes examinées.

1. Albuisson, Alain

Inutile de m’attarder une fois de plus sur ces trois pipes de la main d’Alain Albuisson, vu que j’en ai parlé en long et en large dans un autre article. Je vous renvoie donc simplement aux points 5, 6 et 7 de arthautdegamme.htm.

2. Baki, Fikri

En général, malgré leur apparence majestueuse, les gourd calabashes ne sont pas particulièrement chères. Même les Strambach, les calabashes les plus renommées, on peut se les offrir pour moins de 200 euros. En comparaison, les $450 qu’il faut débourser pour une Fikri Baki peuvent sembler exorbitants. Pour justifier cette différence de prix, il faudrait impérativement que les calabashes du pipier turc soient clairement meilleures. Mais le sont-elles réellement ?

Je possède deux autres gourd calabashes. L’une, en provenance de quelque fabricant turc, a une gourde en acajou. Elle est tout simplement infumable. La mortaise et le floc primitivement exécutés en nylon ainsi que le tuyau en acrylique ont un passage d’air tellement étroit qu’il est pratiquement impossible d’aspirer à travers la pipe. L’autre, c’est une Pioneer. Ce célèbre et ancien fabricant d’écumes établi sur l’Ile de Man travaillait entre autres pour Peterson et Barling. Depuis que David Enrique a monté la gourde d’un nouveau tuyau, la calabash fume passablement bien. Avant, avec son tuyau d’origine, elle respirait insuffisamment. Lors d’un passage chez Schneiderwind à Aix-la-Chapelle, j’ai testé le tirage de plusieurs Strambach. Pour moi, elles étaient toutes décevantes. Bref, les gourd calabashes traditionnelles ne correspondent absolument pas au standard contemporain d’un passage d’air grand ouvert qui permette un tirage facile et naturel.

Qu’en est-il de la Baki ? Je peux être concis : elle respire à merveille et fait honneur aux mélanges anglais. Je la fume donc très régulièrement et avec grand plaisir, d’autant plus que son bec en acrylique est fin et confortable. Ajoutez à cela sa ligne svelte et élégante et sa jolie bague en argent ciselé et vous en conviendrez avec moi qu’elle vaut vraiment son prix. Fikri Baki est et reste le meilleur fabricant de pipes en écume au monde.

3. Brishuta, Alex

Trois pipes en un an, c’est dire l’estime que j’ai pour l’enfant terrible ukrainien qui fait tout à la main, sans tour. Au moment où j’écris ces lignes, Brishuta a moins de deux ans d’expérience dans le coffre comme pipier pro. Ce n’est pas grand-chose. Or, non seulement il livre d’ores et déjà du travail techniquement impeccable, en plus il a réussi en un temps record à se forger un style à nul autre pareil et à se profiler comme le maître incontesté du rusticage artistique. Donc oui, enfant terrible, c’est bien le terme approprié.

Brishuta est loin d’être le seul pipier contemporain qui s’est posé comme objectif de révolutionner l’esthétique de la pipe. Et pourtant, il se distingue visiblement de la cohorte de ses collègues non-conformistes. Des têtes en bruyère extravagantes aux aspirations avant-gardistes qui sont le fruit à la fois d’une imagination débordante et de très longues heures de travail, on en voit partout. Mais neuf fois sur dix, qu’ils soient d’ordre architectural ou organique, ces tours de force sont montés de tuyaux bêtement standards. Ca jure ferme. Brishuta, lui, conçoit la tête et le tuyau comme un tout. Dès lors, il apporte autant de soin à la conception et à l’exécution de ses tuyaux qu’au taillage et qu’à la finition de ses têtes. Obsédé du détail et doté d’une âme de miniaturiste, Brishuta fait patiemment des montages compliqués qui gomment habilement la transition entre tige et tuyau. Regardez bien la lumberman XXL et la tulipe julie-esque. Devinez-vous que le dernier centimètre de la tige, c’est en fait le premier centimètre du tuyau ? Sans faire tourner le tuyau, il est impossible de voir la différence entre la bruyère rustiquée et l’ébonite sculptée. Moi, je dis chapeau.

Ma première Brishuta, la lumberman, achetée il y a un an, était déjà assez irréprochable. Ceci dit, à part le rusticage distinctif et la spectaculaire jonction tige/tuyau, elle n’avait rien de particulièrement magistral. La deuxième, le modèle Zap, achetée quelques mois plus tard, m’a convaincu au premier fumage que l’étoile montante ukrainienne ne risquait pas de finir comme un génie d’un jour. Aussi farfelue qu’elle puisse paraître, cette Zap est la création tout autant d’un ingénieur rigoureux que d’un artiste inventif. Son fourneau si volumineux tire évidemment vers le bas et devrait par conséquent fatiguer la mâchoire. Or, il n’en est rien grâce à la courbe inférieure du tuyau qui épouse à la perfection le menton lequel sert donc de support. Croyez-moi, quelqu’un qui a mérité ses galons à la fois en tant qu’ingénieur métallurgiste et comme designer et graphiste ne fait pas n’importe quoi.

Mon dernier achat en date, la tulipe, témoigne du fait que Brishuta n’a pas cessé de progresser. Cette pipe ultra légère présente l’un des tout meilleurs becs qu’il m’ait été donné de caler entre mes dents. Grand ouvert et cependant parfaitement confortable, il brille surtout par sa lentille tout en rondeur qui garantit une sensation en bouche des plus sensuelles. Ca, c’est de la lentille !

Que dire de plus ? Ce sont des pipes à la respiration naturelle et donc au tirage parfait. Si la lumberman est un tantinet austère et ne se donne qu’avec le semois, les deux autres se montrent extrêmement douces avec les virginias.

Certes, les prix de Brishuta ont grimpé, mais au vu de la main-d’œuvre que représente chacune de ses pipes faites entièrement à la main, c’est-à-dire sans tour, et de la remarquable qualité livrée, ils sont en vérité restés fort sages. Ca ne peut pas durer. Vous êtes avertis.

4. Claessen, Dirk

J’avais déjà sept Claessen. En voilà deux de plus.

Dirk, je le suis depuis ses tout premiers pas dans le monde de la pipe. J’ai donc pu observer de près son évolution et le progrès qu’il a réalisé. Désormais, c’est un pipier haut de gamme accompli. Niveau exécution technique, il livrait déjà du travail impeccable. Voilà que maintenant ses finitions sont du même niveau : des tuyaux miroitants et qui le restent après un simple coup de chiffon, des bruyères lisses comme des fesses de bébé avec des finitions chatoyantes, intenses et profondes qui n’ont plus rien à envier aux S. Bang.

Pour en arriver là, Dirk Claessen ne lésine pas sur les efforts. Jugez-en par vous-mêmes. Ponçage à la main avec du 600, application d’une couche de teinture foncée à base d’alcool, séchage suivi d’une couche de laque zapon pour fixer la teinture, reséchage, nouveau ponçage à la main avec du 600, polissage, ponçage à la main avec du 1000, couche de teinture claire à base d’eau, séchage, premier traitement à l’huile, une journée de séchage, deuxième traitement à l’huile, une journée de séchage, troisième traitement à l’huile, une journée de séchage, polissage au diamond wax, polissage au chiffon doux, application d’une couche de cire carnauba, polissage final. Et dire qu’il y a toujours des ignares ou des critiques de mauvaise foi qui continuent à s’indigner publiquement à chaque fois que quelque artisan a la témérité d’afficher pour ses lisses des prix supérieurs à ceux de pipier français X ou Y.

Pour le reste, rien à signaler. Mes deux nouvelles Claessen se comportent comme leurs petites sœurs : elles se fument sans effort et produisent un goût fort agréable.

De la grande pipe à un prix plus qu’honnête.

5. Ferndown

Il faut dire que la lamentable photo faite par le vendeur d’estates, ne fait absolument pas justice à cette Bing sur stéroïdes. Malgré ses dimensions XXL, elle réussit à respecter les proportions typiques d’une Bing et à conserver l’élégance svelte si caractéristique de la billiard favorite de Crosby. C’est d’ailleurs uniquement à cause de cette forme qu’il me fallait cette pipe et non pas parce que c’est une Ferndown.

Franchement, je ne suis pas le plus grand fan de l’œuvre des ex-employés de Dunhill et de Charatan. En général, les Ashton, les Millville, les Upshall et donc aussi les Ferndown me laissent plutôt de marbre. Ce n’est pas que je sois insensible au classicisme anglais. Bien au contraire. Seulement voilà, il est de mon expérience que par rapport à ce que proposent les bons artisans allemands, scandinaves, américains ou russes, l’exécution technique et la finition des marques contemporaines britanniques sont plutôt médiocres.

Ce n’est pas cette pipe-ci qui me fera changer d’avis. Un passage d’air trop réduit que j’ai dû ouvrir, un floc primitif, un bec trop encombrant. Heureusement qu’il y a également du positif : une très belle qualité d’ébonite qui s’entretient avec un simple coup de chiffon, une jolie virole en argent, ce qui ne doit pas étonner vu que pendant 25 ans Les Wood a été le spécialiste des décorations en argent chez Dunhill. En plus, par rapport à son volume, c’est un véritable poids plume. Maintenant que j’ai refait les perçages et que j’ai ouvert en V le bec, la Bing respire naturellement et produit une saveur particulière qui s’accorde bien avec le latakia.

6. Gamboni, Gian Maria

Cette pipe, j’ai voulu l’acheter pour trois raisons différentes. Tout d’abord parce qu’il y a un an, le nouveau pipier italien proposait à des tarifs sages des modèles assez originaux vaguement inspirés du style de Paolo Becker. Ensuite parce qu’à cette époque, Marty Pulvers, qui ne vend pas de la camelote, s’était mis à distribuer les Gamboni en Amérique. Finalement parce que je voulais enfin essayer une pipe en strawberry tree, arbousier en français.

Je vous épargne les détails, mais mes contacts avec Gamboni m’ont révélé un personnage soit distrait et à la mémoire courte, soit manquant de franchise, ce que je n’ai que moyennement apprécié. En outre, quand je l’ai questionné au sujet de ses foyers précarbonisés, Gamboni, loin d’être à l’écoute de mes réserves, m’a sèchement informé que toute pipe bien faite est une pipe précarbonisée. C’est noté.

Mais venons-en à cette simple pot au flair italien. Niveau construction, elle ne m’a pas particulièrement impressionné : un floc primitif et nettement trop court, sans ouverture en entonnoir, un passage d’air trop étroit dans le tuyau et un bec avec des arêtes plutôt tranchantes, même s’il est fin et confortable entre les dents. Côté esthétique, c’est nettement mieux. Dans toute sa simplicité, la forme est élégante et assez raffinée. Quoiqu’il manque quelque peu de profondeur, le sablage est bien défini et l’harmonie entre la teinture et le tuyau en cumberland saute aux yeux.

Après avoir ouvert le tuyau et après des premiers fumages désagréables à cause du goût âcre du verre liquide, la pipe s’est révélée excellente. L’arbousier est un bois fort léger et qui s’harmonise parfaitement avec les virginias dont il met en évidence la douceur naturelle.

Entre-temps, les prix de Gian Maria Gamboni ont flambé. Désormais il occupe un créneau du marché où la concurrence est rude et où l’on peut trouver mieux. C’aura donc été ma première et ma dernière Gamboni. Par contre, il est certain que je serai à l’affût d’autres pipes en arbousier.

7. Goussard, Charl

Je vous l’avoue d’emblée : Charl Goussard, je l’aime bien. Non pas parce que c’est un pipier fabuleux, mais parce que, humblement, il se rend compte qu’il a encore du progrès à faire et parce qu’il tient réellement compte des critiques de ses clients.

Attention, ne me faites pas dire que je prends Goussard pour l’un de ces innombrables pseudo pipiers qui poussent comme des champignons et qui, visiblement, sont incapables de tailler une forme bien proportionnée aux lignes logiques et naturelles. Du tout. A vrai dire, ça fait un bail que l’artisan sud-africain présente avec régularité des pipes esthétiquement réussies.

Alors, cette dublin ? Personnellement, j’aime beaucoup sa forme fluide et tout en rondeurs et la belle harmonie entre forme et flamme. La décoration de la tige en bois exotique est jolie et la transition imperceptible au toucher. Le trou d’air se situe parfaitement au milieu et dans le fond du foyer. Le floc en entonnoir est du genre haut de gamme. Tout ça, c’est du bon. Mais il y a également des problèmes, notamment au niveau du tuyau. Commençons par ses dimensions. Certes, la tige large et le tuyau court ne permettent pas de tailler un bec étroit. De là à dire qu’il fallait un bec d’une largeur de 22mm… Pire : une lentille d’une hauteur de 7,6mm, c’est vraiment inacceptable. En plus, la sortie du passage d’air n’est qu’une simple fente rectangulaire aux arêtes tranchantes, ce qui fait qu’à chaque fois que la langue entre en contact avec cette ouverture, la sensation est franchement désagréable. Ce n’est pas tout : il n’est pas facile de faire entrer une chenillette conique dans le bec. Le premier centimètre du passage d’air est donc nettement trop étroit. Par conséquent, il faut tirer plus que de raison pour garder la pipe allumée. Bref, telle que je l’ai reçue, la Goussard fume comme un pied, d’autant plus qu’un préculottage au verre liquide exerce son effet néfaste sur le goût.

J’ai enlevé autant que possible le préculottage, j’ai réduit sensiblement l’épaisseur de la lentille et j’ai limé une profonde ouverture en V dans le bec. Voilà que ma dublin s’est mise à chanter. Depuis, je l’aime beaucoup et je la fume très régulièrement avec du virginia.

Et Goussard dans tout ça ? Il a patiemment écouté toutes mes critiques et mes quelques conseils, et il les a immédiatement pris en compte. Depuis, il ne précarbonise plus, il taille des lentilles nettement plus fines et il ouvre ses becs en V. Cette attitude mérite notre appréciation et notre soutien, d’autant plus que Goussard continue à pratiquer des prix plus qu’honnêtes.

8. Morel, Pierre

Et hop, trois Morel de plus. Ou plutôt deux et demie puisque la sablée tan est en fait une Alliance, le fruit de la collaboration entre les sires Morel et Enrique. Commençons donc par celle-là. Cette zulhorn, c’est vraiment le meilleur de deux mondes. La forme a été taillée par le pipier-phare sanclaudien, ce qui garantit des proportions justes et une ligne élégante. Il s’est également occupé du montage, domaine dans lequel il excelle. David, de son côté, a sablé la tête de main de maître, l’a finie en tan, puis a fignolé le bec et ouvert le passage d’air dans le tuyau et la tige. Le résultat n’est rien moins que grandiose : c’est une pipe superbe qui se fume extrêmement bien et qui adore mettre en exergue à la fois les virginias et les burleys. D’habitude, les tanshell pâles comme celle-ci tendent à se patiner assez irrégulièrement, la surface présentant des endroits plus foncés que d’autres. Pas la zulhorn. Elle a développé une profonde patine brun orangé parfaitement uniforme. Vous comprendrez que cette estate est devenue une pipe à laquelle je tiens beaucoup. C’est même une pipe qui inévitablement suscite une interrogation capitale : pourquoi le roi et le dauphin, plutôt que de couver leur collaboration si fructueuse, l’ont-ils négligée au point qu’elle semble aujourd’hui morte et enterrée ?

Passons à du pur Morel. La tulipe. Le soir où elle est apparue sur le site web Pehem, je n’ai pas hésité. Il me la fallait. Non pas pour sa perfection, d’ailleurs ce jour-là Pierre a présenté une autre tulipe plus irréprochable. Non, pour la simple raison que dans sa silhouette j’apercevais un péché contre la logique de la symétrie. Et c’était justement cet apparent défaut qui la rendait à mes yeux désarmante et spéciale. Elle m’émouvait et elle continue à le faire. Je ne me sens pas appelé à attirer votre regard sur cette peccadille qui fait son charme. Si vous ne la voyez pas vous-même, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Si, au contraire, vous la repérez, il y a de fortes chances que vous la trouvez aussi touchante que moi. Côté fumage, même si un passage d’air un tantinet plus ouvert aurait convenu davantage à mes standards personnels, elle est vraiment agréable comme tout. Il n’y a pas de semaine qui passe sans que je ne la sorte de son râtelier pour profiter de toutes les nuances d’un bon VA.

Reste la Bing fine. Du moins, c’est ainsi que Pierre Morel l’a baptisée. Je ne suis pas d’accord. Pour moi, au niveau purement formel, ce n’est pas une vraie Bing. C’est un constat, mais nullement un reproche. En vérité, je la trouve plus élégante et plus réussie qu’une Bing authentique. Mais ce n’est pas une vraie Bing. Na.

Côté technique, je lui reproche d’avoir une lentille à la fente trop tranchante, mais pour le reste ce poids plume est un plaisir, notamment avec les flakes.

9. Mustran, Daniel (ND Pipes)

Pour faire entrer celle-là dans mon harem, que de péripéties ! Tout commence en juillet quand je la repère sur le site de Mustran. Elle est marquée réservée pour le pipe show de Budingen. Je demande à Daniel si un client l’a réservée pour venir la récupérer en Allemagne ou si, tout simplement, la pipe fera partie du lot de pipes que Daniel exhibera au pipe show. Dans ce deuxième cas, serait-il prêt à me la réserver pour moi ? Il peut même l’exposer au show avant de me l’envoyer. Elle ne s’avère pas vendue, mais Mustran m’explique que les organisateurs du show n’acceptent pas qu’on expose des pipes qui ne sont pas à vendre et qu’en plus, à l’heure qu’il est, il n’a pas suffisamment de pipes pour remplir son stand, donc il préfère ne pas me la céder. Par contre, il me promet qu’elle sera mienne si elle reste invendue à Budingen. Ca ne m’amuse pas particulièrement, mais bon, faudra faire avec. En septembre, après le pipe show, je recontacte Daniel. Non, elle n’a pas été vendue, mais il doit me faire un aveu embarrassant : un exposant au pipe show de Richmond a l’intention d’y promouvoir l’œuvre de Mustran et Daniel a donc dû lui envoyer ses trois meilleures pipes. Celle-ci est partie pour l’Amérique. Là, franchement, je sens monter l’irritation parce que la promesse que m’avait faite le pipier croate, avait été claire et nette. Il me garantit alors qu’il me fera une copie. Or, mes expériences m’ont prouvé que peu de pipiers réussissent vraiment à faire des copies conformes, même de leurs propres pipes. Cette proposition ne m’emballe donc pas plus que ça. Octobre. Le pipe show de Richmond est terminé et Daniel me contacte pour me dire que la pipe n’a pas trouvé acquéreur. Elle est donc mienne et me sera envoyée depuis les Etats-Unis. Et pour se faire pardonner, Daniel m’offre un présentoir assorti fait par l’artisan Neil Yarm. Tout est bien qui finit bien.

Pourquoi tenais-je tant à mettre la patte sur cette pipe ? Je sais, elle est loin de correspondre aux canons du bon goût. Et pourtant, tout kitsch qu’elle soit, elle exerce sur moi une certaine fascination. Mais ce qui me la rendait vraiment indispensable, c’est sa tige surdimensionnée en citronnier. Mes expériences avec des tiges surdimensionnées en acajou et en morta étaient à l’origine d’un de mes articles dans lequel je me posais la question si tout compte fait, ce n’est pas plutôt la tige que le fourneau qui détermine le goût d’une pipe (arttige.htm). La Mustran m’intéressait donc au plus haut point puisqu’elle pourrait confirmer ou infirmer mon hypothèse.

Côté montage et finition, elle est irréprochable et il faut dire que la bruyère est bien grainée et exempte de défauts. Par contre, même si je comprends qu’une bouffarde XXL dans son genre ne peut être équipée d’un tuyau ultra fin, je ne suis pas fan du bec en acrylique trop encombrant en bouche. Les premiers fumages se sont avérés décevants à cause d’un tirage plutôt difficile. D’ailleurs la pipe avait tendance à commencer à glouglouter. En la nettoyant, j’ai remarqué que la tige accumulait des peluches de chenillette. Pas normal, ça. Dans la lumière d’un spot, j’ai immédiatement trouvé le problème : le passage d’air dans la tige en citronnier n’était pas lisse, mais au contraire parsemé de minuscules échardes. Problème : comment, nom d’une pipe, me débarrasser de ces aspérités dans un perçage courbe ? J’y suis parvenu en me servant d’abord d’une lime flexible et pour finir le travail, de laine d’acier 000 enroulée autour d’une chenillette solide. Voilà que désormais la pipe se fume parfaitement bien.

Et le goût alors ? Ma théorie s’est vue confirmée : la tige apporte aux virginias une indéniable touche citronnée et acidulée. Mission accomplie.

10. Pastuch, Wojtek

Ma première Pastuch, payée moins de 100 euros, était clairement le travail d’un débutant prometteur plutôt que d’un artisan accompli. Un an plus tard, j’ai acheté au jeune Polonais deux autres pipes. Il n’y a pas photo. Ces deux pipes-ci sont sans conteste l’œuvre d’un pipier qui maîtrise son métier.

Quand Wojtek m’a contacté pour m’annoncer qu’il avait fait une pipe en pensant à moi, j’étais surpris et curieux. Après avoir découvert les photos d’une acorn sablée avec un montage original et du plus bel effet, je n’ai fait ni une ni deux, d’autant plus que le prix de 120 euros me semblait imbattable. Tout dans cette pipe respire l’élégance et la finesse, depuis son bec délicat jusqu’à son fourneau pointu de couleur naturelle. C’est une très belle composition mise en valeur par un sablage plus que respectable. En bouche, c’est un poids plume confortable avec une respiration parfaite. Excellente avec les virginias, c’est une pipe qui me rend de loyaux services. Un maître achat.

Huit mois plus tard, je suis tombé amoureux d’une Pastuch à l’esthétique diamétralement opposée à celle de la svelte acorn : pour une grosse bobonne, c’est une grosse bobonne. Volumineuse et dodue, elle est tout sauf légère. C’est donc une pipe à fumer dans un fauteuil, en la tenant dans la main. J’adore le contraste entre le rugueux du plateau et les surfaces parfaitement lisses de la bruyère et de la corne. Exécutée et finie avec grand soin, elle respire la classe et elle se fume comme un charme.

Je l’ai payée 250 euros. D’aucuns s’étonnent du rythme auquel les prix de Pastuch ont grimpé, mais à mon avis, le gigantesque progrès que Wojtek a fait en un an, justifie parfaitement ces augmentations. En vérité, au vu de la qualité livrée, les tarifs restent plutôt sages.

Tout compétent qu’il puisse être à ce jour, je suis convaincu que Pastuch n’a pas encore réalisé son plein potentiel. Gardez un œil sur lui. Il ira loin, le petit Polonais.

11. Pietenpauw, Jan

Je n’oublierai pas de si tôt mon premier contact avec le pipier sud-africain Jean du Toit qui commercialise ses pipes sous le nom de Jan Pietenpauw. Hilarant et touchant à la fois. Je clique sur le bouton achat d’une des pipes sur son site web. Deux jours plus tard, toujours pas de réaction. J’envoie donc un courriel à Jan/Jean. Arrive enfin une réponse. Un texte étonnamment long. Des excuses pour son silence et puis, surtout, des explications. Il m’avait googlé et là il avait paniqué : un caïd influent qui allait tester une de ses pipes ! Horreur ! Sa première réaction avait été d’annuler la transaction et de me rendre mon argent, mais sa femme et son fils le lui avaient interdit. Le cœur lourd, il s’était alors résigné à affronter le connaisseur critique. Le voilà qui d’emblée se confond en excuses : il sait parfaitement bien qu’il ne joue pas dans la cour des grands, il ne peut se permettre d’acheter le genre de plateaux dont se servent les pipiers high grade, il vise tout simplement à faire de bons petits outils de fumage et rien de plus, il n’a jamais cherché à connaître l’avis de collègues chevronnés ou de collectionneurs avertis, de peur de se ridiculiser. D’ailleurs, il implore mon indulgence et me garantit d’ores et déjà qu’il se fera un plaisir de me rembourser si la pipe me déçoit. Bref, une boule de nerfs, le Jean. J’essaie donc de le rassurer du mieux que je peux.

Quand la pipe arrive, je suis agréablement surpris. Certes, le grain n’est pas fameux et la teinture comme le polissage sont plutôt basiques, mais pour le reste, c’est du travail vraiment bien fait : une forme élégante avec des lignes fluides, une tige triangulaire aux arêtes extrêmement bien définies, des transitions imperceptibles entre les différents matériaux, un bec fin et bien taillé avec une lentille discrète et cependant efficace.

Passons aux entrailles. Un passage d’air large malgré le sérieux rétrécissement de la tige, un trou de fumée parfaitement centré dans le talon, un floc grand ouvert. Que du bon. Malheureusement, dans le dernier centimètre de la pipe, Jean a trébuché. La sortie du passage d’air dans la lentille n’est qu’une petite fente étroite par laquelle une chenillette passe à peine. Et quand je fais entrer une chenillette par le floc, elle se bloque dans le bec. Par conséquent, le premier fumage est davantage une épreuve qu’un plaisir, tant il faut tirer comme un forcené. Je taille donc dans le bec une ouverture plus grande et une sortie en V. Immédiatement la pipe se met à respirer normalement et à développer une saveur agréable. Depuis, c’est une excellente fumeuse qui aime bien le virginia.

Après avoir écouté mes remarques, Jean du Toit a garanti que désormais il tiendrait compte de mes conseils. Cela étant et vu les prix fort modiques, Jan Pietenpauw semble un choix intéressant pour tous ceux avec un budget limité qui cherchent à s’offrir une pipe d’artisan.

12. Savenko, Andrey

Déjà en septembre 2012 j’avais exprimé mon admiration pour l’épatant savoir-faire et l’étonnante versatilité du Russe qui, pourtant, ne travaillait la bruyère que depuis deux ans. A cette époque, son style parfois résolument iconoclaste l’avait relégué au rang d’excentrique déphasé auprès d’une bonne partie de la guilde des collectionneurs. A entendre la clientèle high grade qui le boudait, Savenko faisait du moche et du n’importe quoi. Un an plus tard, voilà que Savenko fait partie de la prestigieuse écurie de Per Billhäll. Même si son œuvre extravagante continue à susciter des réactions d’incompréhension, son talent et sa virtuosité sont désormais reconnus par un nombre grandissant de pipophiles.

Quand j’ai découvert sur le site web du pipier la calabash que voici, j’ai éprouvé le coup de foudre. Le jeu des lignes et des courbes me paraissait à la fois logique et sensuel. Je n’ai pas changé d’avis depuis.

J’avoue d’emblée que l’exécution technique n’est pas parfaite. Là où il aurait fallu un perçage courbe, Savenko a réalisé deux perçages droits, l’un depuis la mortaise, l’autre depuis le foyer, qui se rejoignent dans la transition entre tige et fourneau. Il est par conséquent impossible de faire passer une chenillette depuis le bec jusqu’au trou de fumée. Pour nettoyer le passage d’air, il me faut donc insérer une chenillette à la fois par la tige et par le foyer. Ce n’est pas particulièrement commode. Ceci dit, cette construction imparfaite n’influe nullement sur la qualité du fumage. La calabash respire parfaitement bien et tire toutes les nuances des virginias. Ajoutez à cela un bec et une lentille absolument parfaits et vous comprendrez que cette dame imposante me donne entière satisfaction.

Quand le vendeur allemand Martin Reck a proposé une remise de 25% sur toutes les pipes disponibles, je n’ai pas hésité : 135 euros pour une Savenko neuve, c’est vraiment donné. Avouez que cette lovat aux proportions classiques devrait clouer le bec de tous les détracteurs du pipier moscovite. Si l’on fait abstraction de la couleur du cumberland, cette pipe aux lignes sobres et traditionnelles pourrait sortir tout droit de l’atelier d’Ingo Garbe, voire d’un catalogue de quelque marque anglaise BCBG.

Quand la lovat arrive, je me rends immédiatement compte qu’il s’agit de ce qu’on pourrait appeler une œuvre de jeunesse. La jonction tige/tuyau n’est pas parfaite et je reconnais le genre de bec que Savenko façonnait par le passé. Remarquez que ce n’est pas du boulot mal foutu, mais il est clair que depuis, Andrey fait nettement mieux que ça. Par contre, niveau passage d’air, rien à reprocher. La pipe respire comme un charme.

Côté esthétique, il faut avouer que le grain est plutôt médiocre et que la surface n’est pas exempte de traces d’outils. Ceci dit, en vrai la lovat est plus belle qu’en photo. Ses lignes sont parfaitement harmonieuses et sa teinture bordeaux foncé rappelle, comme je le présumais, les anglaises d’antan. Ce n’est pas exactement de la pipe chichi, mais qui propose mieux pour 135 euros, je vous le demande ?

13. Todorov, Georgi (Getz Pipes)

L’édition 2012 de la pipe du groupe FdP n’a pas été un franc succès. Il s’est avéré qu’honorer un délai n’est pas exactement le point fort du pipier bulgare. Pire, plusieurs tiges en bambou ont fini par éclater entre les mains de leurs nouveaux propriétaires. Je peux donc aisément imaginer que certains de nos membres se sont juré que ce serait leur première et leur dernière Getz.

Personnellement, je pense qu’ils ont tort. Pour avancer cela, je me base sur mes quatre calabash inside system de Todorov qui toutes me procurent beaucoup de plaisir. La pipe du groupe 2012 ne fait pas exception. En vérité, c’est même ma Getz la plus accomplie parce qu’elle est montée d’un confortable tuyau en cumberland et non pas d’un tuyau en acrylique au bec trop épais.

Certes, Todorov ne joue pas dans la cour des grands. Pour preuve, une finition médiocre qui perd trop rapidement sa couche protectrice de carnauba. Mais, honnêtement, sommes-nous vraiment en droit de nous attendre à une irréprochable finition haut de gamme de la part d’un pipier qui pratique des tarifs aussi abordables ? Par contre, il est certain que côté fumage, les reverse calabash façon Getz n’ont rien à envier à des pipes similaires nettement plus chères. D’ailleurs, je recommande à tous ceux qui ne s’y sont pas encore essayés, de s’offrir au moins une de ces pipes avec une tige surdimensionnée évidée. Vous m’en direz des nouvelles.

le bilan

Au terme de cet aperçu, venons-en aux conclusions.

Premier constat : ce ne sont pas nécessairement les pipiers les plus chevronnés établis dans des pays avec une longue et riche tradition pipière, tels la Grande-Bretagne ou la France, qui font les meilleures pipes. Il semblerait malheureusement que tradition et conservatisme tendent à aller de pair. Or, en ignorant complètement les enseignements des pipiers-phares contemporains qui percent plus large, qui montent leurs pipes de flocs en entonnoir et qui taillent des becs peu épais, bien ouverts et percés en V, on rate fatalement le train du progrès. Pour preuve la Ferndown médiocre et surtout, avant tout, les piteuses Albuisson.

Deuxième constat : les pipiers débutants et amateurs qui se tiennent à l’écart de la communauté pipière, sans réelle interaction ni avec des artisans plus compétents, ni avec le microcosme des connaisseurs et des collectionneurs avertis, sont condamnés à faire et à répéter des erreurs fondamentales. Ainsi, l’isolement des deux Sud-Africains se trouve clairement à l’origine des défauts de leurs pipes.

Constat final : deux catégories de pipiers se distinguent positivement. D’une part, les vieux loups dans le genre de Pierre Morel. Ils regardent autour d’eux et repèrent ainsi des pipiers d’une nouvelle génération qui les intéressent. Ils ne sont pas non plus trop fiers pour écouter leurs clients et pour se remettre en question. En conséquence, ils continuent à évoluer et à s’améliorer. D’autre part, les jeunes talents qui ne se prennent pas pour le nouveau Bo Nordh, mais qui humblement écoutent les avis de pipophiles connaisseurs et qui tiennent compte des conseils et des leçons de pipiers plus chevronnés, que ce soit en étudiant l’œuvre d’artisans qu’ils admirent, en faisant des stages dans les ateliers de pipiers accomplis ou en participant aux forums où vedettes et débutants se côtoient. A cet égard, il n’est pas surprenant que ce soient des pipiers comme Brishuta et Savenko qui ont réalisé un progrès gigantesque en un temps record, étant donné que dès leurs débuts, ils ont été membres du forum arménien où toute pipe présentée est commentée par une ribambelle de pipiers qui ne versent ni dans le compliment niais, ni dans la critique complaisante.

Pour terminer sur une note personnelle, j’ajouterais que pour moi, 2013 est l’année marquée par trois pipiers. Tout d’abord, c’est l’année où j’ai découvert le petit génie de la pipe qu’est Alex Brishuta. La dernière pipe qu’il m’a livrée, m’a profondément impressionné. Ca n’arrive pas tous les jours. C’est également l’année où Wojtek Pastuch a progressé à pas de géant et nous a fait entrevoir de quoi il est réellement capable. Finalement, j’ai constaté avec plaisir que Dirk Claessen a développé une finition qui le fait désormais entrer dans la cour des grands. D’ailleurs, la pipe du groupe de cette année est probablement le meilleur cru de l’histoire de FdP. Egaler ce niveau avec l’édition 2014 sera très difficile…