Font-ils un tabac ? n°10

par Erwin Van Hove

18/06/12

Charles Fairmorn, Lancer’s Slices

En général, il ne faut pas attendre monts et merveilles des tabacs qui se vendent exclusivement en vrac. D’habitude ils se distinguent davantage par leur prix avantageux que par leur qualité. Ce n’est clairement pas le cas du Lancer’s Slices : malgré son prix dérisoire de $7,99 les 57g, soit €5,60 les 50g, il n’a pas à rougir devant la concurrence deux fois plus chère, conditionnée en boîtes huppées. Au contraire.

Il s’agit d’un anglais basique : pas d’orientaux, pas de perique, pas de cavendish, mais tout simplement du virginia et du latakia pressés et découpés en flakes larges et très longs. La couleur noire et brun foncé et le nez complètement dominé par d’appétissantes odeurs de feu de camp et de viande fumée ne laissent planer aucun doute : ce tabac s’adresse au latakiophile pur et dur.

Le Lancer’s Slices n’a pas besoin de temps pour s’exprimer : dès les premières bouffées, le palais est envahi de denses et goûteuses vagues fumées qui sont soutenues par une agréable douceur de virginia. Evidemment, vu la simplicité de la composition, les saveurs ne se distinguent pas par leur complexité, mais qui s’en plaindra ? Ce VA/latakia est un couple extraverti et sans complexes qui fonctionne dans l’entente. Et la riche et solide harmonie qui en résulte, continue à s’épancher tout au long du fumage pour terminer sur une finale intense et profonde.

Bien sûr, l’allumage n’est pas aussi facile qu’il pourrait l’être et on devine que le virginia un tantinet jeune ne serait pas prêt à pardonner un tirage trop rapide, mais c’est chercher la petite bête. Fondamentalement, c’est un tabac réellement savoureux et remarquablement équilibré pour un prix défiant toute concurrence. Chapeau. Vraiment.

4noggins, Weybridge

Ce mélange est distribué en exclusivité par 4noggins pour la bonne raison qu’il s’agit d’une création de Rich Gottlib, le propriétaire de la civette en ligne. Rich est un fana de burley et Weybridge est l’une des déclinaisons de cet amour : du burley et du virginia étuvés ensemble et rehaussés d’une pincée de perique.

Livré en vrac, le mélange est un tantinet humide. Le nez aux accents de liqueur, voire de spéculoos est davantage marqué par le VA/perique que par le burley et je ne serais pas surpris d’apprendre que le tabac a été légèrement saucé.

Malgré leur hygrométrie assez élevée, les brins s’allument sans problèmes et ne s’éteignent pas pour un oui pour un non. La saveur n’est certes pas désagréable et ne se détériore nullement en fin de bol, et pourtant me voilà plutôt déçu. Pour moi, ce mélange n’est ni chair ni poisson : pour passer pour un VA/perique, il est trop austère parce qu’il lui manque du sucre et en l’absence de notes terreuses et de saveurs de noisette, ce n’est pas non plus un authentique burley blend. Bref, il lui manque de la personnalité.

Remarquez que ce n’est pas un mauvais mélange. Non, il est parfaitement correct. Seulement voilà, il y a tellement mieux, à la fois pour les amateurs de VA/perique et pour les inconditionnels de burley.

Gawith Hoggarth & Co, Kendal’s Flake

Je me rappelle comme si c’était hier ma première excursion dans l’univers si particulier des tabacs du Lake District. Voici quinze ans, grâce à l’incontournable Daniel Schneider de Synjeco, je me retrouvai devant une douzaine de sachets en plastique contenant un éventail de la riche production de Gawith & Hoggarth et de Samuel Gawith. Le marathon de dégustations qui s’ensuivit, était foncièrement dépaysant. Ces tabacs d’un autre âge n’avaient strictement rien en commun avec les mixtures auxquelles j’étais habitué et si certains mélanges me faisaient entrevoir la grandeur des virginias africains façon Kendal, le contenu de plusieurs de mes sachets m’horripilait. A commencer par les ropes dont certains me faisaient systématiquement transpirer et, même, me clouaient, à moitié dans les vaps, dans un fauteuil. Une belle leçon d’humilité pour le macho qui s’était toujours moqué des poules mouillées qui ne supportent pas une bonne dose de nicotine. Mais ce qui me hérissait davantage encore le poil, c’étaient ce pénétrant parfum et ce goût écœurant de savon qui écrasaient bon nombre de flakes. Ces herbes-là sentaient davantage le luxurieux boudoir de la marquise de Merteuil que le débit de tabac. Une horreur. Et voilà que depuis, je suis à tout jamais allergique aux décadents parfums qui nous parviennent depuis le district des lacs.

Après avoir sorti de ma cave la pochette de Kendal’s Flake, je me lance dans une recherche sur internet pour connaître sa composition. Le choc. Abasourdi et incrédule, je lis et relis la description sur mon écran : saucé entre autres à l’amande, à la vanille, au rhum, aux fèves de tonka, au musc, à l’héliotropine, au géranium et à la rose. Hein ? Quoi ? Comment ? Ca doit être un erreur. Jamais de la vie je n’aurais commandé un truc aussi nauséabond ! Fébrilement je cherche le bon de commande. La civette anglaise qui m’a livré, a dû se tromper. Du tout. Kendal’s Flake : c’est écrit noir sur blanc.

Ah bon.

Je me jette sur Tobaccoreviews à la recherche de commentaires de dégustateurs en qui j’ai confiance. Et là, je commence à comprendre ce qui m’a pris au moment de la commande. Plusieurs témoignages se rejoignent : le Kendal’s Flake a agréablement surpris des fumeurs aussi frileux que moi devant les tabacs aux arômes savonneux.

Les flakes longs se parent de différentes teintes de brun et présentent une hygrométrie parfaite. Bien sûr le nez trahit l’origine de ce mélange, mais il faut dire que le parfum n’a rien de caricatural. Je dirais même qu’il est passablement subtil, voire intrigant : tous ces ingrédients aromatiques, loin de se heurter, forment un cocktail harmonieux dans lequel aucun élément ne domine.

Bourrage et allumage facile et c’est parti. D’emblée la bouche confirme le nez : les arômes sont certes typiquement Kendal, mais force m’est de constater qu’ils ne me gênent nullement. C’est même fichtrement bon. Le virginia présente un parfait équilibre entre sucre et acidité et les arômes ajoutés ne cachent absolument pas sa très grande qualité car à aucun moment, la sauce ne domine. Au contraire, elle entre en dialogue avec le virginia et la conversation qui en résulte, est espiègle et animée.

Le Kendal’s Flake m’épate. Il constitue la preuve qu’à condition de les doser de main de maître, les parfums si typiques du Lake District arrivent à se montrer agréables et subtiles et à mettre en évidence les incontestables mérites des virginias avec lesquels travaillent depuis deux siècles et demi les traditionnelles maisons du Nord-est de l’Angleterre.

Une belle surprise. Ouf.

McClelland, Royal Cajun Special

J’aime beaucoup ce que je vois : deux virginias étuvés allant de l’acajou au noir et de très beaux morceaux fauves en coupe extrêmement large de lemon virginia sont combinés avec du Cajun Black couleur d’encre. Pour en savoir plus sur cette herbe si particulière qui tient à la fois du kentucky et du perique, je vous renvoie à l’article consacré au Royal Cajun Dark :

artfontilsuntabac7.htm.

Quand en 2006 Mike McNeil a sorti le trio de Royal Cajun, j’étais immédiatement convaincu du potentiel du Cajun Black, notamment en combinaison avec les virginias si typiques de McClelland. A ce moment-là, mon favori était sans conteste le Dark, mais voilà que six ans plus tard, il m’avait un peu déçu. Par conséquent, en ouvrant une boîte de Special qui en 2006 m’avait paru le moins intéressant des trois, je n’avais pas de grandes espérances.

A tort.

J’adore le nez. Riche, intense et complexe, il dégage des parfums aigres-doux de vinaigre balsamique et de ketchup, des notes de sirop d’érable et de café et des accents boisés. Dès que les herbes prennent feu, ces arômes se retrouvent en bouche et forment un tout cohérent fort agréable. D’accord, côté nicotine il ne faut pas s’attendre à un kick, mais ce manque de punch est largement compensé par le caractère velouté de la fumée, par le sucre réconfortant, par la revigorante acidité et par l’intensité des saveurs.

Après six ans de cave, le Royal Cajun Special s’est transformé. Désormais c’est un mélange parfaitement équilibré qui témoigne de la grande qualité des virginias de McClelland et de la maîtrise de l’art du blending de cette maison incontournable.