Font-ils un tabac ? n°17

par Erwin Van Hove

04/02/13

Scaferlati Caporal Bandeau Rouge

Malgré ma profonde sympathie pour la langue et la culture françaises et en dépit de mes rapports quotidiens avec des Français, de temps à autre force m’est de constater que mes voisins du Sud, ce sont des extraterrestres dont la mentalité constitue pour moi un indéchiffrable mystère. Dans ces instants, je dois me rendre à l’évidence : des décennies de romanisation volontaire n’empêchent que fondamentalement je reste un homme du Nord. Un Germanique.

Préambule bizarre, me direz-vous, pour parler du cube de gris. Que nenni. L’attitude des Français envers leur trésor tabagique national ne cesse de m’abasourdir. Je n’y pige que dalle. Tenez, ce qui me frappe chaque fois que le sujet du Scaferlati est abordé, c’est qu’on conseille de partir à la recherche d’un civettiste qui fait des efforts pour conserver son gris dans de bonnes conditions afin de livrer un cube au contenu frais. Qu’est-ce que je n’ai jamais lu ni entendu ? Ben, l’idée qui tout naturellement traverse le cerveau de tout Germanique imbu du principe d’efficacité : pourquoi, nom d’un chien, au 21ième siècle ces arriérés qui produisent le gris, bousillent-ils leur produit avec un emballage absolument nul qui aurait dû être relégué au musée depuis un demi-siècle ? Moi, ça me dépasse.

En tout cas, j’enrage quand je découvre le contenu du cube qu’une bonne âme m’a gracieusement fait parvenir. Ce n’est plus du tabac. C’est de l’herbe lyophilisée qui grésille sous les doigts. C’est une momie que le moindre attouchement réduit en poudre. C’est un cadavre que je m’apprête à incinérer.

Je hume le macchabée étalé sur mon bureau. Rien. Je triture très prudemment et je hume à nouveau. Rien. Avec une bonne dose de bonne volonté, je décèle une vague odeur qui me rappelle les rustiques tabacs à rouler, tels le wervicq ou le harelbeke, dont se servaient des vieillards casquettés dans la campagne profonde de ma Flandre natale.

Passons à l’allumage. Une affaire de trois millisecondes pour embraser toute la surface du foyer et vlan, je prends en pleine poire la fumée caractéristique de tout tabac pitoyablement racorni : ça pique, ça racle, ça irrite. C’est doux comme un porc-épic. Niveau goût, c’est fade et barbant et ça confirme mes souvenirs de tabac à rouler. Et l’évolution alors ? Quelle évolution ? Ces cheveux d’ange ratatinés brûlent à une vitesse tellement effrénée que la pipée est terminée avant que j’aie pu me faire une idée des saveurs. Et j’hésite là sur l’emploi du pluriel.

Deux jours de réhumidification et nouvel essai. Niveau nez, rien ne change. Au toucher, il y a le début d’une esquisse de vie : ça reste sec, mais il y a désormais une certaine souplesse. Cette fois-ci, la combustion se déroule à un rythme plus normal pour ce genre de coupe ultrafine. La fumée est moins râpeuse, mais une amertume omniprésente et insistante étouffe la douceur sous-jacente et m’empêche de déceler les saveurs. Et puis, après quelques minutes, ça picote ferme. C’est moins infumable que la première fois et il est vrai que par moments je devine le charme rustique qui a fait la réputation du gris, mais on est loin, très loin de la complexité des grands semois. En comparaison, ce brun-ci est vulgaire et simplissime. Décidément, le paraguay est vraiment le cousin pauvre de la famille Nicotiana.

Je suis prêt à accepter que le Scaferlati bien frais puisse combler l’amateur de plaisirs simples. Mais un producteur qui n’a pas assez de fierté professionnelle pour livrer son produit dans un état impeccable, ne mérite ni respect ni soutien. A mes yeux, il mérite même un boycott.

Bon, après 35 ans de fumage de la pipe, j’ai enfin essayé le gris. C’aura été la première et la dernière fois. Que tant de Français continuent à clamer que le Bandeau Rouge reste leur tabac de prédilection, en dit long sur leurs œillères et sur leur ignorance crasse de l’offre mondiale. Je persiste et signe.

Caporal Export

Et hop, passons à un autre grand classique français. Quoique. Selon le Parisien qui me l’a envoyé, ce serait une espèce en voie de disparition, tant il dû faire d’efforts pour le dégoter. Je découvre du tabac brun clair, finement coupé en brins longs avec un bon degré d’hygrométrie. Pas étonnant quand on sait qu’il contient 11% d’agents chimiques. Le nez est peu expansif et très basique : ça sent le paraguay. Il me rappelle d’ailleurs le Saint-Claude.

Que vous dire sur le fumage ? Pas grand-chose. Ni affreux ni agréable, ce tabac médiocre me laisse indifférent. Il manque de corps, d’intensité et de complexité. Bref, encore un brun qui n’atteint en rien le niveau d’un bon semois et qui tient plus du tabac à rouler que du bon tabac à pipe.

Fumable, certes, mais là tout est dit.