Font-ils un tabac ? n°3

par Erwin Van Hove

24/10/11

G. L. Pease, Quiet Nights

C’est du Pease et c’est du red virginia/latakia chypriote/orientaux/perique, donc ça a tout pour me plaire et pourtant me voilà déçu. Je me sens même dupé. Un tabac qui s’appelle Quiet Nights et qui est accompagné d’un texte où l’on me parle de sophistication et même d’un caractère contemplatif, c’est, me semble-t-il, un tabac qui, loin des sensations fortes, devrait charmer par son côté apaisant et par sa subtile rondeur tout en nuances. Quelle surprise donc de découvrir une bombe à latakia !

Il s’agit d’un broken flake très foncé au nez à la fois fumé et vineux. En effet, à travers le brouillard empyreumatique, je distingue des notes qu’on retrouve dans certains cabernets sauvignons. Et, ma foi, ce n’est point désagréable, même si ça ne me fait pas exactement saliver. Quant au degré d’humidité, il n’est pas vraiment excessif, mais un peu d’aération ne peut guère faire de mal. L’émiettage ne pose aucun problème et le bourrage est facile. Quand on tire sur la pipe avant l’allumage, on sent une belle acidité dans la vague de saveurs fumées qui atteignent le palais. L’allumage confirme cette impression : bien évidemment du résineux et du fumé mais aussi une certaine fraîcheur due à cette acidité qui est cependant adoucie par une juste dose de sucré. La première impression en est donc une d’harmonie et d’équilibre.

Mais voilà qu’à chaque fois que j’ai essayé ce mélange, il a commencé à me fatiguer. En vérité, aucune des pipes, je ne l’ai terminée d’un trait. Parce que ce blend n’évolue pas, parce que petit à petit il gave, parce que à chaque fumage, tôt ou tard je distingue une saveur qui me déplaît et qui me fait penser à la livèche. Et après avoir posé ma pipe, chaque fois je sens mon palais saturé.

Loin de moi la volonté de vous convaincre que le Quiet Nights est un blend raté. Pease ne travaille qu’avec des tabacs de qualité et comme je l’ai indiqué, l’équilibre entre les composantes est au rendez-vous. Seulement voilà, le goût un peu particulier de cet ensemble n’est pas ma tasse de thé. Et puis, je me demande si ce genre de poids lourd est vraiment le tabac idéal pour passer une nuit tranquille.

Edgeworth Sliced

Excusez-moi, mais il faut que ça sorte de mon système : j’espère de tout cœur que l’imbécile qui a pris la décision d’arrêter la production de l’illustre Edgeworth Sliced, subira un jour le genre de punition amplement méritée que les anglophones qualifient de cruel and unusual. Par exemple : que, lors d’une grivoise soirée entre potes, il découvre sur internet la vidéo de la gang bang de sa femme avec toute une équipe de la NBA, ou qu’il a les testicules arrachés par son caniche bien aimé atteint d’une soudaine crise de rage. Ou si possible qu’il a les testicules arrachés par son caniche bien aimé atteint d’une soudaine crise de rage au moment où, lors d’une grivoise soirée entre potes, il découvre sur internet la vidéo de la gang bang de sa femme avec toute une équipe de la NBA. Voilà. Merci, ça va mieux.

Le burley, c’est le parent pauvre de la famille Nicotiana. On en fait des cigarettes, on l’emploie comme éponge pour absorber des arômes chimiques. Dans les blends respectables, au mieux il joue un rôle de figurant. Bien sûr il existe des mélanges de marques honorables telles C&D, Solani, Wessex, Esoterica Tobacciana ou HU Tobaccos où le burley joue le premier violon, mais il faut quand même avouer qu’aucun de ces blends n’a réussi à devenir un incontournable classique. Et pourtant, depuis son introduction sur le marché en 1903, un seul burley blend a su se démarquer pour prendre des allures de légende. J’ai nommé l’Edgeworth Sliced.

Des burleys en provenance de Tennessee et de Kentucky présentés sous forme d’appétissants flakes assez épais, brun foncé, un peu huileux. Des arômes fascinants : certes, un typique parfum sombre de burley avec des notes terreuses et des effluves de chocolat, de noix et de champignons, mais aussi une odeur de foin et un petit côté troublant que je qualifierais de médicinal. Un nez assez réservé, réconfortant, chaleureux. Malgré un encavement d’une demi-douzaine d’années, les flakes assez secs ont conservé leur caractère huileux, ce qui leur a permis de garder leur souplesse. Les adeptes du bourrage aux flakes entiers pliés peuvent donc y aller. Moi, je préfère émietter les tranches.

Après l’allumage, le palais confirme les impressions du nez : du sous-bois et du foin, du chocolat et de la noisette, et cette indéfinissable note médicinale. On retrouve immédiatement l’amertume du burley, mais apprivoisée par une certaine douceur sous-jacente due à une légère aromatisation qui ne vise nullement à dénaturer le goût naturel des burleys, mais simplement à établir un harmonieux équilibre entre l’amer et le sucré.

Le palais est tapissé de saveurs profondes et complexes qui forment un tout agréable, original et incomparable, difficile à décrire. Ce qui me frappe à chaque fumage, c’est l’irréprochable équilibre entre le sucré, l’amer, l’acide et le salé. La combustion est facile mais très lente, ce qui permet un tirage posé. Et ce rythme tranquille est nécessaire pour découvrir toutes les nuances et subtilités des saveurs complexes. Si les brins de tabac brûlent plutôt qu’ils ne couvent sous la cendre, ils protestent en affirmant leur naturelle amertume. D’ailleurs, malgré le sucre ajouté, l’Edgeworth Sliced reste un typique burley, c’.-à-d. un tabac passablement austère. Ne vous attendez pas non plus à une impressionnante tessiture. En vérité, tout au long du fumage on reste dans les tonalités sombres. Cependant dans ce registre limité, l’Edgeworth Sliced se distingue par ses variations et ses permutations, à condition d’être fumée dans une pipe dédiée aux burleys naturels, sinon, à cause des effets du cross-over, l’on risque de passer à côté de son caractère raffiné.

Que les fans purs et durs de burley aient érigé l’Edgeworth Sliced en monument, ne doit pas étonner. Dans son genre, c’est sans conteste le chef-d’œuvre absolu qui n’a jamais été égalé. Que ce tabac ait fini par disparaître après un siècle de triomphes, est inexplicable et catastrophique. Un péché mortel.

Pour terminer trois conseils.

  1. Essayez l’Edgeworth Sliced avec un bon café, vous m’en direz des nouvelles.
  2. Une fois la boîté entamée, conservez vos flakes dans un autre récipient parce que dans les boîtes le tabac sèche à une vitesse vertigineuse.
  3. Ne confondez pas l’Edgeworth Sliced et l’Edgeworth Ready Rubbed. Vous risquez d’être sérieusement déçu.

DTM, Torben Dansk Special Blending Tobacco Kentucky USA

Sur le site de Dan Pipe, le distributeur pour lequel DTM a fabriqué ce tabac, on peut lire une mise en garde : quand on fait ses propres mélanges, cette herbe très forte et haute en goût, il faut la doser prudemment en se servant d’une balance d’apothicaire. Je n’y peux rien, ce genre d’avertissement déchaîne en moi l’adolescent en quête d’interdits à enfreindre. Ce Kentucky, je le fume donc pur. Remarquez que ma témérité n’est pas si fofolle qu’il n’en paraît de prime abord, puisque mon expérience m’a prouvé au cours des années que certains tabacs dits de blending s’avèrent délicieux tels quels, à commencer par le McClelland 5100 Red Cake. Et c’est d’ailleurs pareil pour un autre blending tobacco de la série Torben Dansk, à savoir le latakia syrien.

Qui dit kentucky, dit fire cured burley, donc du burley viril aux accents torréfiés ou fumés. Pas étonnant donc que ce tabac aux brins couleur chocolat a un nez très sombre où l’on retrouve à la fois des notes de cuir et de terre, et des impressions de feu de bois, voire de viande fumée. Remarquez que si l’on est bien dans le règne de l’empyreumatique, le kentucky n’a pas grand-chose en commun avec le caractère fumé du latakia.

Le tabac ne nécessite pas de séchage et s’allume et se consume sans problèmes. La fumée dense, riche, crémeuse est bourrée de goût. Avec ses saveurs de champignons de bois et de viande fumée, c’est un tabac d’hiver. Il est épicé, musclé, vigoureux et, comme tout burley naturel, peu sucré. N’y cherchez ni évolution ni sophistication. Appréciez-le pour sa franchise rustique.

J’imagine bien que ce n’est pas un tabac pour tout le monde, mais personnellement, je l’aime bien. Non pas pour des pipées quotidiennes, mais pour une pipe de temps à autre quand me prend une envie de plaisirs simples et de sensations fortes.

Bell’s, Three Nuns

Un grand classique et pourtant un tabac foncièrement original, ce qui explique que depuis toujours il a été accueilli avec des avis partagés. Il est vrai que ce célèbre virginia/perique ne ressemble en rien à ses petits frères sages qui fleurent bon les fruits secs. Ce rejeton-ci a un caractère de chien : acerbe, caustique, agressif. Mais c’est le genre de sale gosse qui révèle son cœur d’or à condition de savoir s’y prendre et d’être patient. Bref, c’est un mélange qui nécessite quelques années d’encavement pour s’adoucir.

Remarquez que je parle du vrai Three Nuns, tel qu’il était disponible jusqu’à récemment, et non pas du bâtard qu’on vous propose aujourd’hui sous le même nom, mais qui contient du kentucky au lieu de perique. Il serait même aromatisé au rhum. Une profanation. Le tabac auquel sont dédiées ces quelques lignes, a mûri pendant cinq ans.

A l’ouverture de la boîte, on découvre un mélange de brins et de rondelles (curly cut) qui vont du blond au brun acajou. L’odeur est discrète et naturelle : ça sent le tabac. Il est cependant à noter que dans leur jeunesse, les nonnettes répandent un parfum autrement plus acide et épicé. Après cinq ans, l’hygrométrie est parfaite. Au toucher, les curlies tendent à perdre leur forme, l’émiettage ne pose donc aucun problème.

Dès l’allumage je ressens toujours un léger picotement dans les narines. Ca n’irrite pas, c’est plutôt agréable. Et c’est parti, le mélange commence à développer ses saveurs si typiques qui sont très difficiles à analyser parce qu’elles forment un tout cohérent. Ce tabac ne se comporte pas comme les VaPer traditionnels où l’on perçoit les caractéristiques des deux composantes : la douceur des virginias et le mélange de fruits secs et d’épices du perique. Ici le virginia et le perique sont complètement entrelacés et ce qui frappe le palais davantage que les saveurs, c’est la structure, la présence en bouche. Et cette présence, personnellement, je la trouve à la fois revigorante et réconfortante. Aux antipodes de la mièvrerie, ce mélange aux évidentes notes acides, amères, poivrées et salées est un tabac d’homme, d’autant plus qu’il procure un incontestable kick nicotinique. Mais en même temps, il y a suffisamment de douceur pour arrondir les angles. Je dis réconfortant parce que le Three Nuns ne demande ni effort, ni attention. Il se consume calmement et sans caprices pendant qu’il trempe les muqueuses de son goût franc et net. Le Three Nuns, c’est un ami fidèle sur qui on peut compter et avec qui on se sent parfaitement à l’aise. Le Three Nuns, c’est dans mon esprit le tabac que mon grand-père aurait pu fumer, un tabac sans fioritures qui a un goût de tabac.

Le Three Nuns, le vrai, l’ancien, c’est un tabac essentiel, le genre de tabac qu’on veut emmener dans une île déserte.

Poul Stanwell, Black Diamond

Cet aromatique à l’emballage BCBG est produit par le Scandinavian Tobacco Group dont fait partie Orlik, et est composé de burley, de virginia, d’orientaux et de cavendish. L’ouverture de la boîte réserve deux surprises. D’une part, en découvrant un mélange aux multiples couleurs mais où dominent le blond et une myriade de bruns, on se demande pourquoi ce tabac dont les brins noirs sont nettement minoritaires, a été baptisé Black Diamond, d’autre part, on est impressionné par la qualité visuelle de la très grosse coupe avec de beaux morceaux de feuilles. L’aromatisation est fort fruitée mais agréable et le nez est donc passablement invitant, même pour un amant froid de la gent aromatique dans mon genre.

A l’allumage tout se passe bien : sur le devant de la scène il y a des fruits et du sucre, mais derrière il y a du plus sérieux avec des notes sombres et torréfiées. D’ailleurs l’aromatisation ne domine pas, mais s’harmonise bien avec le fond viril. Un picotement sur la langue m’avertit que c’est un mélange à fumer posément, sinon bonjour la morsure. Ma foi, ce n’est pas mauvais, mais comme si souvent avec les aromatiques, petit à petit le fruité s’estompe et l’amertume s’accentue jusqu’au point de devenir désagréable. A partir de ce moment, pour moi ce mélange est déséquilibré, piquant et écœurant.

Décidément, les aros et moi, nous ne sommes pas faits pour nous entendre. Et quand je repense à la beauté des feuilles employées, je regrette qu’on ait cru nécessaire de cacher leur vraie nature sous une couche de sauce aux fruits. Dommage.

HU Tobacco, Sweet Latakia

A l’ouverture de la boîte, le latakiophile soupire d’aise : voilà un mélange dominé par le noir et les bruns foncés avec un nez d’anglais classique. Certes, le latakia règne en maître, mais on distingue également les épices des orientaux et la suave assise des virginias. Tout ça me met en appétit. Comme le degré d’humidité est parfait, je peux me faire plaisir sans tarder.

Manifestement, et ce n’est pas la première fois que je dois me rendre à l’évidence, malgré son relatif manque d’expérience, Hans Wiedemann est l’un de ces rares blenders au talent inné qui tout naturellement réussissent des mélanges harmonieux en parfait équilibre où le tout est systématiquement plus grand que la somme des parties.

Voici une composition à base de 50% de latakia où l’herbe noire est certes bien présente, mais sans qu’elle ne tienne un long monologue, alors que son entourage se borne à discrètement applaudir depuis les coulisses. Non, ici le latakia est un interlocuteur courtois qui s’entretient sur un pied d’égalité avec ses deux compères. Et cette conversation à trois est des plus agréables à suivre. A tout moment au cours du fumage, on distingue la voix de chacun des protagonistes : celle, enfumée, du latakia, les paroles doucereuses du virginia et les histoires qui ne manquent pas d’épices que racontent les orientaux du ton aigre-doux qui est le leur. Aigre-doux, c’est d’ailleurs le mot-clef à retenir : il capte à merveille le dialogue entre les herbes orientales et le virginia.

En prenant de l’âge, ce tabac va perdre de son acidité et s’arrondir. Le résultat sera un mélange anglais suave et doux. Ce sera du sweet latakia. Wiedemann tient sa promesse.