Font-ils un tabac ? n°4

par Erwin Van Hove

18/11/11

Peter Stokkebye, Luxury Bullseye Flake

Flake ?? Pourquoi, nom d’une pipe, ce typique curly cut a-t-il été baptisé flake ? Allez comprendre. D’autant plus que les disques avec leur myriade de tonalités brunes tachetées de doré et de blond et avec leur centre constitué d’une rondelle noire, ont l’air fichtrement appétissants. Ce n’est pas le seul choix étonnant. Alors que traditionnellement les curlies sont de coûteux tabacs de luxe conditionnés en boîtes BCBG, le Luxury Bullseye Flake se vend exclusivement en bulk à un prix fort démocratique. Luxury ??

Le marché du curly a toujours été dominé par deux incontournables vedettes : l’Escudo avec ses suaves et délicieuses saveurs de figues et de raisins secs, et le Three Nuns avec son punch poivré et son acidité revigorante. Et il faut le dire, à côté de ces deux modèles, le Luxury Bullseye Flake fait malheureusement figure de parent pauvre.

Du virginia, du perique et un cœur (le bullseye) de cavendish noir. Une combinaison à première vue intéressante, si ce n’est que l’odeur fade et passablement neutre s’avère décevante : pas de virginia longuement mûri ou étuvé, pas de perique excitant. Ca ne décourage pas, mais pour sûr ça ne met pas en appétit.

Sur le site web de Peter Stokkebye, on conseille d’émietter les disques. C’est donc ce que je fais. Pas une bonne idée : tout au long du fumage, le tabac se montre mou, barbant et amer. Rien ne se passe. Pour les essais suivants qui se passent mieux, j’enroule donc simplement deux disques que j’enfourne tels quels dans le foyer. Comme les disques sont suffisamment secs, ce manque d’émiettage ne pose aucun problème niveau combustion.

C’est parti. Allumage facile et voilà que le palais est salué par des saveurs qui ne sont certes pas désagréables, mais qui manquent de profondeur et de caractère. S’il est vrai que de temps à autre le cavendish fait sentir sa présence, le perique joue à cache cache. Ni de fruits secs à la manière de l’Escudo, ni de pep façon Three Nuns. Un virginia assez jeune avec de légères notes de foin, un peu d’amertume, un soupçon de sucre. C’est monotone et superficiel.

Certes, le Luxury Bullseye Flake se consume sans problèmes et ne mord absolument pas la langue et j’admets qu’il n’est pas mauvais, mais la vie est trop courte pour se contenter d’herbes médiocres.

John Sinclair, Highland Sliced

John Sinclair ? Connais pas. Voici un tabac qui s’adresse au marché anglais et qui prend des airs de britannique de vieille souche, alors qu’en réalité il s’agit d’un flake 100% virginia produit au Danemark par l’omniprésent Orlik. A noter qu’il se vend exclusivement en pochettes scellées de 25g. Or, les tabacs en pochette, je m’en méfie. A tort cette fois-ci.

A l’ouverture de la pochette, on découvre des flakes longs et étroits, brun foncé, peu huileux. Le nez est discret et agréable avec ses délicats accents floraux qui s’inspirent du style Lakeland, mais qui ne cachent pas un caractère fondamentalement naturel et viril. Emietter ces flakes est chose facile : ils sont suffisamment secs et souples.

La pochette porte une mention bien visible : Cool, slow burning and full-bodied. Ouais, ouais, le marketing, on s’y connaît. A prendre avec un grain de sel. Et pourtant, à chaque fois que j’essaie ce flake, mes notes de dégustation confirment : ce tabac produit une fumée fraîche et absolument pas agressive, il se consume très lentement et il a du corps, beaucoup de corps. Dès l’allumage on découvre une fumée riche, crémeuse, chaleureuse et réconfortante. Corsée et rustique, elle ne verse pas dans la dentelle. Il ne faut donc pas en attendre une complexité hors pair et cependant ce flake passablement macho, plutôt que de rouler des mécaniques, réussit à contenir ses forces et à se montrer rond et profondément satisfaisant. C’est un tabac sérieux et sans fioritures. A l’ancienne. Le dernier tiers est un vrai plaisir : les saveurs de virginia façon Lakeland s’intensifient et s’approfondissent pour livrer une belle finale.

En résumé, un tabac riche en vitamine N (si vous me comprenez), équilibré, robuste et pourtant très peu agressif, qui laisse un arrière-goût agréable. Pas un favori pour tous les jours, mais un excellent compagnon pour une promenade automnale ou pour une longue soirée au coin du feu. Je tire mon chapeau à Orlik pour avoir réussi à produire un flake qui n’a rien à envier aux spécialistes du genre que sont Samuel Gawith et Gawith & Hoggarth.

McLintock, Syrian Latakia

Encore une pochette. Une bête pochette pour conserver l’un des tabacs les plus rares au monde ? Cela n’inspire pas exactement confiance, d’autant plus que les mentions sur la pochette sont en allemand. Or, je n’ai jamais trouvé de mélange d’origine allemande dont le latakia soi-disant syrien me paraissait authentique.

Quand je descelle la pochette pour trouver un mélange plus doré et brun que noir, mon nez me le confirme immédiatement : certes, avec ses notes de vieux cuirs et avec son équilibre entre le sucré et l’acide, c’est un mélange anglais bon enfant et civilisé, voire harmonieux et appétissant, mais du shekk-el-bint, ce n’est pas. Les brins de tabac en coupe assez fine sont très humides et collent sérieusement. Une bonne louche de propylène glycol. Pas étonnant pour un tabac en pochette.

Pourtant l’allumage se fait sans problème et tout au long du fumage la combustion s’avérera tout à fait normale. Quant au goût, oubliez le latakia syrien. C’est tout simplement un mélange anglais banal et très médiocre, sans inacceptables défauts, mais surtout sans grands mérites. Les virginias assez râpeux manquent de finesse, de profondeur et de velouté et il y a une excessive et rassasiante présence sucrée qui ne me paraît pas naturelle. Quand vers la fin, les saveurs s’intensifient, une amertume peu agréable fait sentir sa présence, ce qui fait que la finale est plutôt écœurante.

Un tabac qui aguiche la clientèle avec des titres de noblesse usurpés. Il manque de grandeur et de prestance et ne mérite donc guère mieux qu’une simple pochette. Sitôt fumé, sitôt oublié.

Gawith Hoggarth & Co, Kendal Kentucky

100% de fire-cured kentucky en provenance d’Afrique. A coup sûr un tabac qui ne s’adresse ni aux amateurs de sucreries, ni à ceux qui supportent mal la nicotine. D’ailleurs l’uniforme couleur brun foncé des brins coupés presqu’aussi finement qu’un tabac à rouler montre bien que le producteur anglais n’a fait aucune concession : c’est en effet du kentucky et rien que du kentucky.

Livré en bulk, le tabac passablement sec dégage une odeur discrète et naturelle. On sent le côté terreux et torréfié du kentucky, mais en sourdine. A l’allumage on est agréablement surpris par une fumée riche, sombre, superbement veloutée. Ce kentucky, pourtant par définition fort pauvre en sucre, réussit à se montrer tout rond et d’une douceur remarquable. Un petit tour de force. Pas d’acidité, pas d’agressivité, une amertume de bon aloi qui donne de la structure à l’ensemble si soyeux. Si l’on décèle bien évidemment les typiques saveurs de kentucky, on découvre également des notes qu’on retrouve dans les virginias de Gawith & Hoggarth : un petit côté floral façon Lakeland qui, même s’il est indéfinissable, est parfaitement reconnaissable. Ajoutez à cela une combustion extrêmement facile et cependant lente et vous comprenez que vous êtes partis pour une expérience des plus plaisantes.

Bien sûr, il y a du corps et de la nicotine, mais du genre dompté et maîtrisé. Même dans le dernier tiers, quand les saveurs prennent de l’ampleur et de la profondeur, l’herbe corsée ne se déchaîne pas, mais reste bon enfant et tout en douceur.

Même si je peux comprendre que ce n’est pas un tabac pour tout le monde, je suis certain que tout amateur de bruns apprécierait de temps à autre une pipée de ce bulk de chez G&H. Quant à l’amateur pur et dur de kentucky, il ne doit pas chercher plus loin : il y a de fortes chances qu’avec le Kendal Kentucky, il ait enfin trouvé son graal. Une splendide réussite.