Les points sur les i

par Erwin Van Hove

22/04/07

De belles réactions

Tout récemment j’ai publié un article pour promouvoir et recommander le petit nouveau sur la scène sanclaudienne, celui qui a le talent et l’ambition de faire en France du véritable haut de gamme : David Enrique. (artenrique.htm) Ce modeste article bien innocent a fait, semble-t-il, des vagues. Remarquez, ni le demi million de lecteurs du site web Fumeurs de pipe où mon texte a été publié, ni les 637 membres de l’incontournable forum francophone du même nom ne se sont plaints. Au contraire. Mon article n’a donc nullement importuné les lecteurs auxquels il était destiné. Par contre, il a profondément choqué la fine fleur de cette autre assemblée virtuelle née de la rancune contre "collectionneurs", "snobs" et "élitistes". Fine fleur qui d’emblée, au moment de la fondation de ce bar-tabac virtuel, s’était posé pour objectif de défendre la bouffarde démocratique et tout ça dans un esprit de tolérance et de convivialité.

Après lecture de cet éloge de David Enrique, ces gens tolérants et conviviaux ont publiquement caractérisé mon texte de propos xénophobes qui démontrent plus une haine qu’autre chose, de calomnies à l’encontre de la bouffarde made in Gaule. Moi-même, j’ai eu droit à des qualificatifs du genre bougre de con et RACISTE anti-français. (Les majuscules ne sont pas de moi) Il paraît même que ce mec fout la GERRBBBBE à certains et que les Français m’emmerdent. D’ailleurs, à leurs dires mon racisme anti-français ne doit pas étonner puisque je suis flamand et que tous les Flamands ont horreur de tout ce qui est francophone, alors qu’ils débordent de sympathie pour les Boches. Il se peut évidemment que mon interprétation personnelle de la tolérance et de la convivialité soit déformée par ma mentalité de Flamand collabo, mais je ne peux m’empêcher de penser que notre hobby peut se passer de ce genre de tolérance et de convivialité.

Si l’on me permet…

Avant de passer au véritable sujet de ce petit exposé qui - je vous le promets, cher lecteur – sera consacré à l’objet de votre passion, j’aimerais quand même mettre quelques points sur des i.

Il est vrai que je suis flamand. De là à dire que je déteste les francophones… De formation, je suis philologue spécialisé dans la linguistique et la littérature françaises que j’ai enseignées pendant deux décennies. Un choix surprenant de la part d’un raciste anti-français, n’est-ce pas ! Quant à l’insinuation qu’étant flamand, je dois forcément avoir des sympathies teutonnes, je peux être bref. Pendant la guerre, mes deux grands-pères ont été enfermés dans des camps de travail allemands. Le grand-père de ma femme, un des chefs de la résistance de la ville où j’habite, est mort dans un camp de concentration. La maison de mes grands-parents maternels a été confisquée par l’armée allemande et après la guerre ils l’ont retrouvée en ruines. Ma grand-mère a été blessée dans un bombardement allemand. Alors oui, vous pouvez vous imaginer à quel point ma famille est fan des Boches. Quant à moi, je m’exprime avec plaisir en français et en anglais, alors que je refuse catégoriquement et en toutes circonstances de parler allemand. En plus, je suis le directeur de deux athénées pour étudiants juifs, un job de prédilection pour un sympathisant des Prussiens. Les accusations publiques d’être un raciste anti-français et d’avoir l’esprit flamand collabo sont donc totalement déplacées, inacceptables et profondément blessantes. Et dire qu’un jour un éminent membre du forum qui publie ces immondices, m’a menacé d’un procès en diffamation pour l’avoir appelé un peu con sur les bords !

Les faits

Mais revenons à nos oignons. Qu’est-ce qui m’a valu cette vague d’insultes hargneuses ? Qu’est-ce qui a déclenché la métamorphose du forum convivial en front national ? Peu de choses. Deux phrases. Les voici : Et de surcroît un Français, ce qui n’arrange rien quand on aspire à devenir artisan pipier haut de gamme ! et Et, denrée ô combien rare dans la ville jurassienne, la volonté de voir plus loin que le bout de son nez, de regarder au-delà des frontières, d’apprendre, de se remettre en question, de progresser.
La première se réfère au fait qu’à l’opposé de la Scandinavie, de l’Allemagne ou des Etats-Unis, la France n’a pas de tradition d’artisans " high grade ". Alors que Rad Davis a appris le métier chez Mark Tinsky, que Rainer Barbi et Cornelius Maenz aident et conseillent les jeunes loups allemands, que Tom Eltang invite régulièrement de jeunes talents à faire un stage dans son atelier, en France l’aspirant pipier haut de gamme se retrouve dans le désert. Ce n’est pas un mensonge. Ce n’est pas une opinion. C’est un fait.
La deuxième, elle, fait état d’une mentalité typiquement sanclaudienne : les producteurs jurassiens s’épient les uns les autres sans jamais jeter un regard au-delà des frontières. J’ai rencontré à Saint-Claude des figures de proue de l’industrie pipière qui n’avaient jamais entendu parler de Barbi, de Bang, voire de Bo Nordh. Ils n’avaient même jamais essayé une bête Castello. Exclu donc de s’intéresser à ce qui se fait ailleurs, d’examiner et d’étudier les pipes de maîtres. Permettre à un apprenti pipier de faire un stage dans un atelier étranger ? Que nenni. Et tout ça parce que de toute façon, on n’a rien à apprendre de personne, ni en Europe, ni même dans le monde entier. Et là je cite les paroles d’un pipier sanclaudien renommé. Bref, la phrase si calomnieuse, ce n’est pas un mensonge. Ce n’est pas une opinion. C’est un fait. Des propos xénophobes, des calomnies ? Allons ! Une simple critique. Et qui plus est, la vérité. Or, on le sait, la vérité blesse. Surtout les imbéciles.

Les critiques critiqués

Voilà donc à quoi se résume cette tempête dans un verre d’eau : les défenseurs de la bouffarde nationale sont allergiques aux critiques. Cela ne doit pas étonner. Il est de mon expérience qu’à tous les échelons du petit univers de la pipe française, cette allergie est une affection fort commune. D’aucuns se rappellent, j’en suis sûr, les irritations qu’avait causées à Saint-Claude ma lettre ouverte publiée dans Fumeurs de pipe, dans laquelle j’osais formuler des reproches à l’encontre de la pipe française. Certains ont pu constater avec moi la rancune dont a fait montre un patron sanclaudien quand j’avais eu la témérité de critiquer ses façons dans un projet auquel participait la célèbre revue Pipes & Tobaccos. A titre personnel, je me souviens aussi comment, après avoir publié un article élogieux sur un coffret de 3 pipes sanclaudiennes, soudain le producteur m’a envoyé plusieurs courriels fort sympathiques, pour se renfermer dans un silence hautain et définitif dès que j’avais émis quelques critiques dans le forum. Et puis, je n’oublierai pas de si tôt les fréquentes remarques désobligeantes à mon égard de la main d’un propriétaire de civette provinciale, faites dans ce fameux haut lieu de la tolérance et de la convivialité, alors qu’avant il m’avait plusieurs fois contacté en privé quand ses connaissances pipières s’avéraient insuffisantes ou quand il voulait obtenir une pipe d’un artisan américain de renom qu’il savait être mon ami. Apparemment, quand je pouvais lui être utile, il réussissait, l’espace d’un instant, à oublier mon inacceptable attitude critique. Je l’en félicite.
Je peux m’imaginer que vous jugez ces attitudes et réactions compréhensibles, voire méritées, puisqu’il est vrai que lorsque je critique, je ne me distingue pas exactement par mon approche diplomatique. Mais que penser alors du président du Pipe Club de France, gentleman charmant et parfait diplomate, qui, après avoir émis des critiques, s’est vu confronté à une tribu de coupeurs de tête, manœuvrant ensemble pour tenter de faire rouler sa caboche ? Quant à David Enrique, qu’on ne peut quand même pas soupçonner de vouloir faire du tort à la pipe made in France, mais qui a l’habitude de s’exprimer en toute indépendance, croyez-vous que son franc parler ne lui ait pas valu des ennemis ? Ne soyez pas naïfs.
Bref, du producteur au consommateur, dans le petit monde de la pipe gauloise, on n’aime pas la critique.

Et pourtant. Il semblerait qu’il faille nuancer. Parce que, chose étonnante, ces mêmes personnes aiment critiquer. A tort et à travers d’ailleurs. Plusieurs pipiers d’origines diverses affirment que de tous leurs clients, ce sont les Français qui se montrent les plus critiques : il paraît qu’ils cherchent la petite bête, réelle ou, à défaut, imaginaire. Autre exemple : n’avez-vous jamais remarqué que parmi les fanas de la bouffarde démocratique et nationale, il est bon ton de critiquer les marques de prestige telles Dunhill et Castello, voire la pipe haut de gamme en général ? Un jour un monsieur actif dans le commerce de la pipe et du tabac dans un pays européen, m’a raconté avec une évidente joie une scène captivante : un dîner à Saint-Claude auquel il avait participé. Ses compagnons de table, travaillant tous dans la pipe, fumaient leur Amsterdamer et leur Amphora dans des bouffardes locales, alors qu’ils commentaient le Chicago Pipe Show auquel l’un deux venait d’assister. A les entendre, ce qui restait comme bon sens dans ce bas monde, s’était concentré à Saint-Claude, alors qu’au-delà de l’océan tout le monde avait perdu les pédales : des clients fous de dépenser des sommes folles à des pipes aux formes folles, des pipiers fous de demander de tels prix fous et de travailler un nombre d’heures fou sur une seule pipe en se servant de papier de verre d’un grain follement fin. Mais les critiques les plus acerbes, pour ne pas dire délirantes, ce sont celles recueillies auprès d’un éminent pipier sanclaudien : Stanwell, de la merde (sic) ; les pipiers italiens : de la merde (sic) ; les sablages de Trever : de la merde (sic). Bang aussi d’ailleurs, mais là il avait une info intéressante à ajouter : cette marque a été fondée par Peter Hedegaard ( !?) qui est le plus grand pipier au monde ( !?) que Per et Ulf essaient en vain d’imiter. Barbi : un amateur ( !?), un richard qui travaille un mois sur une pipe, puis demande 1000 euros, un type qui ne saurait expliquer comment on fait vraiment une pipe ( !?). Et je garde la plus belle pour la fin : comme une pipe 100% (ou à peu près) œils-de-perdrix n’existe pas, Eltang a dû trouver un truc pour créer l’illusion d’œils-de-perdrix. Un arnaqueur, quoi.

Au moins, moi, quand je critique, je ne dis pas des âneries.

La politique de l’autruche

A part de tolérantes et conviviales insultes, mon article a aussi suscité un petit texte qui se pose pour objectif de venir à la rescousse de la pipe nationale critiquée par du sang impur. Comme son auteur manifestement prend la grandiloquence pour l’éloquence, d’abord il a dû expliquer certains passages à des membres moins habitués au style pompeux, puis on est passé à quelques échanges superficiels que les participants ont baptisé " débat ". Voici le passage-clé de cette défense et illustration de la pipe française : Aujourd'hui qu'en est-il de cette tradition pipière française ? Se porte-t-elle aussi mal que certains le prétendent ? A-t-elle perdu ses lettres de noblesse, son savoir-faire ? La réponse pourrait bien sûr tenir en un mot fort et franchouillard : "NON !". Je me sens rassuré. Tout va donc pour le mieux dans la fière ville de Saint-Claude. Comment ai-je pu critiquer ce franc succès ? Ah, mais l’auteur a quand même ajouté la phrase que voici : Mais essayons de nuancer le "cocorico". S’ensuit alors dans le texte et dans le "débat", une énumération de "nuances" qui expliqueraient pourquoi la tradition pipière française se porte tout de même moins bien que le ton jubilatoire de l’auteur pourrait faire espérer. Permettez-moi de citer ces excuses, pardon nuances, et d’y apporter mon grain de sel.

1.En France, la pipe est la victime des lois anti-tabac et de la société hygiéniste.

C’est vrai, ça ! La France est en effet le seul et l’unique pays au monde avec des lois anti-tabac et où les fumeurs sont de plus en plus traités comme des parias. Il ne faut donc pas s’étonner que les pipiers sanclaudiens en ressentissent les effets directs. Les capitalistes d’Outre-Atlantique, toujours prêts à se taper quelques dollars, profitent de cette faiblesse de la France : les pouvoirs publics fédéraux et locaux américains votent continuellement des lois pour stimuler et promouvoir le secteur économique de la pipe et du tabac, afin de s’approprier une part du marché français. Et efficaces comme ils sont, les Ricains réussissent. De là la cohorte toujours grandissante d’artisans pipiers amerloques obligés de faire des journées de 12 heures pour pouvoir satisfaire la demande, et la gamme de tabacs à pipe toujours plus large dont des fabricants comme GLP, C&D et McClelland, tous subventionnés par l’Etat, ne cessent de nous bombarder.

2.En France, la pipe véhicule une image vieux jeu, ringarde ou trop intellectuelle.

C’est exact. Et c’est étonnant, d’autant plus que dans un pays comme l’Allemagne où les pipiers semblent se reproduire comme des lapins, la pipe est supercool. Tout jeune Allemand qui se respecte, qui veut tomber des nanas et qui se prépare à une carrière de jeune cadre dynamique, sait que pour soigner son image, il faudra nécessairement qu’il passe par la pipe. Tout en faisant attention à ne pas tomber dans le piège de l’air intello. Faut quand même pas pousser. D’ailleurs dans le monde anglo-saxon, c’est pareil : la pipe, c’est ce qu’il y a de plus sexy. Il suffit de voir le nombre de pop stars ou de héros de cinéma américain, la pipe au bec, pour s’en rendre compte : la pipe est branchée. En France pas. Encore une exception culturelle ?

3.La France est la victime du protectionnisme italien.

C’est scandaleux ! Dans les civettes italiennes, on ne trouve quasiment pas de pipes françaises, alors que les étalages transalpins regorgent des produits d’artisans italiens. Quel contraste avec la France qui, elle, ouvre grand la porte à la concurrence étrangère ! Ses civettes ne proposent-elles pas moultes Stanwell et Peterson, concurrents directs des producteurs sanclaudiens ? C’est vrai. Il faut savoir toutefois que Stanwell est distribué en France par Condat, le groupe autour de Butz-Choquin, alors que la marque irlandaise est importée en France par Chapuis-Comoy, le holding autour de Chacom. Et c’est pareil pour Dunhill. A part les marques qui font partie du portefeuille des boîtes sanclaudiennes, que trouvez-vous dans vos civettes ? Des Barbi, des Bang, des Eltang ? Non ? Pourtant les produits de ces pipiers sont distribuées en Russie, à Taiwan et en Chine. Pourquoi pas en France, je vous le demande.

4.Les firmes françaises ne travaillent pas pour l’élite, mais pour monsieur tout le monde. Or, ce monsieur fume de moins en moins.

Si l’industrie pipière sanclaudienne est le grand spécialiste de la pipe démocratique, je me demande comment ça se fait que dans tous les forums internationaux, chaque fois qu’un débutant demande aux membres plus chevronnés quelle marque ils lui recommandent, la réponse de loin majoritaire, c’est Stanwell. La France serait-elle la victime d’une vile conspiration à échelle mondiale ? Je me demande aussi comment ça se fait que Stanwell rachète systématiquement ses concurrents danois tels Larsen ou Jensen, alors que BC s’est vu racheter. Et si la France est LE spécialiste incontournable de la pipe roturière, comment se fait-il que la Royal Dutch Pipe Factory établie en Hollande produit annuellement 250 000 pipes, alors que BC en produit seulement 100 000 ? Pourtant dieu sait que la Hollande ne bénéficie pas d’une image de pays producteur important ! Finalement, je me demande comment il est possible qu’alors que l’industrie sanclaudienne a du plomb dans l’aile, d’après ce que j’entends, depuis quelques années Peterson arrive à rehausser ses ventes.

5.La France pèche par un manque de marketing moderne et efficace.

Tout à fait d’accord. Mais à qui la faute ? Les sites web de Chacom et de Butz-Choquin ne sont jamais mis à jour. Chez BC, c’est tellement flagrant que le propriétaire précédent est toujours présenté comme le patron actuel ! Rares sont les civettes françaises qui proposent un site web commercial, alors que la concurrence étrangère nous séduit avec des sites attirants et bien achalandés. En Scandinavie, en Allemagne, en Italie, des sites web présentent l’ensemble des pipiers nationaux. A l’instar des Etats-Unis, l’Italie et l’Allemagne organisent des pipe shows. En France, par contre, le Mondial de la Pipe a été annulé. D’ailleurs le nombre de visiteurs de cet événement mort-né, n’a jamais été dévoilé. Quand Rolando Negoita avait gagné le concours international de design pipier, événement médiatisé, sponsorisé par BC, le patron de BC ne s’était même pas déplacé pour la cérémonie de la remise des prix ! Ah oui, mais la France, elle, dispose de sa fameuse Confrérie dont l’objectif premier, c’est de promouvoir la pipe nationale. Moi, je suis peut-être de mauvaise foi, alors c’est à vous que je m’adresse : pouvez-vous me dire quelles actions ce fleuron de l’univers pipier français organise pour soutenir et promouvoir la bouffarde gauloise ?

L’auteur du texte qui nous intéresse, ne s’est pas limité à apporter les "nuances" précitées. Non, en plus il prend résolument la défense des grands pipiers français : doit-on pour autant montrer du doigt les pipiers français ? Que dire des Morel, Albuisson, Craen, Lanier, Piazzolla ? Chose remarquable : de tous ces pipiers, seul Pierre Morel est encore actif. Les pipiers français semblent donc appartenir au passé. D’ailleurs nous venons tout récemment d’assister à la tantième illustration de cette évolution irréversible : Alain Albuisson, cette figure emblématique de la pipe sanclaudienne, s’est arrêté pour "des raisons économiques". A une époque où en Italie, en Allemagne, en Scandinavie, aux Etats-Unis, voire au Japon, la cohorte des artisans pipiers ne cesse de prendre de l’ampleur, à une époque où de jeunes artisans comme Frank Axmacher ou Heiner Nonnenbroich peuvent allègrement demander plus de 400 euros pour une pipe, le plus célèbre des pipiers français se voit forcé de mettre fin à ses activités et de vendre ses pipes restantes pour une bouchée de pain. Or, quand moi, j’affirme que pour viser le créneau du haut de gamme, être Français n’est manifestement pas un avantage, je suis accusé de calomnier. Etonnant.

Un peu d’histoire

Plutôt que de pratiquer la politique de l’autruche, osons regarder la vérité en face : la pipe française est en pleine dégringolade et ce phénomène ne date pas d’aujourd’hui. N’ayons pas peur de le dire : le déclin a commencé il y a trois quarts de siècle et au cours de son histoire, la pipe sanclaudienne a raté deux trains pourtant décisifs.

La pipe en bruyère est une invention française. Je saurai d’ailleurs à tout jamais gré aux pionniers qui ont découvert et dompté cette matière si précieuse. La production et la distribution des pipes en bruyère étaient donc dominées, pour ne pas dire monopolisées par la ville jurassienne qui, à cette époque, méritait amplement le titre de capitale mondiale de la pipe. Aussi, la pipe française était-elle incontournable.

Au cours des premières décennies du 20e siècle, le Royaume-Uni a commencé à concurrencer la France. BBB, GBD, Dunhill, Barling, Charatan, Sasieni se sont rapidement approprié une part du marché. C’est l’âge classique où l’esthétique anglaise a fixé à tout jamais les standards de la pipe traditionnelle et où un fabricant anglais, à savoir Dunhill, a eu l’idée géniale de distinguer sa marque des autres en garantissant à ses clients que seuls les ébauchons de toute première qualité étaient transformés en Dunhill et qu’aucune des pipes portant sa nomenclature ne contenait la moindre trace de mastic. Voilà que la pipe haut de gamme était née. Son succès fut immédiat et franc. Commence alors une époque de saine émulation entre les diverses marques britanniques pour conquérir une partie de ce nouveau marché de luxe. Saint-Claude, de son côté, ignore la nouvelle tendance et continue à se concentrer sur la production en masse. Une erreur historique : chassés de leur pool position, les Sanclaudiens sont bien forcés d’accepter que dorénavant les marques anglaises jouissent d’une réputation et d’un prestige qui font défaut aux bouffardes françaises. Ca n’a plus jamais changé. Pour preuve, les prix élevés que rapportent systématiquement les vieilles anglaises sur le marché de l’estate, alors que les françaises d’antan doivent se contenter de prix la plupart du temps dérisoires. A cet égard, il est symptomatique de constater que les collectionneurs de marques telles Comoy’s ou GBD dont la production se faisait partiellement en France, déboursent nettement plus pour les pipes faites en Angleterre que pour celles fabriquées à Saint-Claude. Bref, ça ne date pas d’aujourd’hui que la réputation des pipes faites en France a commencé à décliner.

Deuxième et définitif coup dur pour l’industrie sanclaudienne : la révolution scandinave. Elle est double : elle réinvente l’esthétique de la pipe et désormais le statut du pipier sera à tout jamais transformé : finie l’ère des employés anonymes, commence l’époque de l’individu, de l’artisan vedette.
Les fabricants danois comme Stanwell et Larsen réagissent promptement et s’adaptent : ils engagent la fine fleur des artisans scandinaves pour dessiner leurs modèles et pour tailler des pipes vraiment haut de gamme qui portent le nom de la marque. Ce faisant, ils sautent sur le train de la révolution.
En Italie, Rossi, ce fabricant industriel qui produisait annuellement plusieurs millions de pipes, ferme les portes. Ce n’est pas la fin de la production italienne. Bien au contraire. Naît alors un paysage pipier riche et varié avec toute une panoplie de petites entreprises familiales et d’artisans individuels qui ensemble créent un style typiquement italien avec des nuances locales. Ainsi l’Italie devient un pays producteur incontournable et respecté.
Le Royaume-Uni, lui, se renferme dans sa tour d’ivoire et continue à produire avec soin des pipes classiques pour une fidèle clientèle traditionaliste et BCBG. Or, le gentleman britannique se fait de plus en plus rare à partir des irrévérencieuses sixties. Par conséquent, la plupart des marques anglaises se meurent, puis finissent par disparaître. Ceci dit, elles sont remplacées par des artisans tels Bill Taylor (Ashton), Barry Jones (James Upshall), Less Wood (Ferndown) ou John Marshall (Millville) qui, depuis, perpétuent la tradition anglaise et connaissent un franc succès.
La France, elle, n’a ni adopté l’esthétique nouvelle, ni développé un style national reconnaissable, ni privilégié l’apport d’artisans individuels. Fondamentalement, elle a continué à faire comme avant, comme si rien ne s’était passé. Evidemment, forts d’un marché local qu’ils monopolisaient, les producteurs français ont cru pouvoir se permettre cette attitude conservatrice. Aujourd’hui, il est évident et indéniable qu’ils se sont trompés, d’autant plus que l’avènement de l’internet a fait découvrir, même au fidèle client français, l’impressionnante diversité de l’univers pipier contemporain.

Ne touche pas à mon pote

Nous voilà arrivés au terme de ce modeste exposé. Je sais : il faudrait que je termine en beauté. Je regrette, mais cela m’est impossible. Je ne peux vous quitter avant d’avoir abordé un tout dernier point qui mérite une réaction de ma part. Non content de m’agonir d’injures, le club des tolérants et des conviviaux s’est adressé à David Enrique en ces termes : Dès lors, pourras-tu empêcher de futurs clients pour ton travail de t'associer à ces propos et de te tourner le dos ? et encore : Méfie-toi, tes fréquentations risquent de te détourner de beaucoup de clients, maintenant que tu es seul en atelier et que tu vas vivre de ton travail ce n'est certainement pas ce RACISTE anti-français qui te donnera à bouffer. Réfléchis bien, David. Ces menaces ne manquent pas de précision : si David ne se désolidarise pas de moi, il risque de se voir boycotté par l’inquisition tolérante et conviviale. On croit rêver. Que ce front national veuille me faire mon compte, je le conçois puisque j’en ai l’habitude. Mais que la bassesse et l’aveugle rancune aillent tellement loin qu’on en arrive à menacer un jeune pipier, français de surcroît, pour des propos dont il ne porte aucune responsabilité, c’est fort. Très fort. Là, ça n’a plus rien à voir avec la défense de la noble cause de la pipe française. Là on comprend que tout se résume à de basses vengeances petitement personnelles.
En guise de conclusion, je m’adresse donc à mes détracteurs : de grâce, ne punissez pas David Enrique, pipier sanclaudien, pour la simple raison que malgré son racisme anti-français et en dépit de son esprit de collabo, un Flamand qui vous fout la gerbe, a dit du bien de lui.