Le premier German Pipemaker & Estate Show

relaté par Erwin Van Hove et photographié par David Enrique

13/08/06

H.G. Noske, Tom Richard, Paul Becker, Rainer Barbi, Achim Frank

Autant que j’admire les monstres sacrés de la pipe, de Bang à Barbi et d’Eltang à Tokutomi, je vous avouerai d’emblée que j’ai un faible pour les jeunes pipiers, ceux qui ont le courage de se jeter à l’eau, l’obstination de s’efforcer à maîtriser toute une panoplie de techniques, et la volonté de s’améliorer, d’évoluer et de développer un style personnel et reconnaissable. Aider, soutenir et promouvoir ces passionnés est devenu en quelque sorte une vocation.

C’est dans cet esprit qu’au printemps 2006 j’ai publié dans la revue américaine Pipes & Tobaccos un article intitulé Booming pipe times in Germany dans lequel j’ai présenté une demi-douzaine de représentants de la nouvelle vague de pipiers allemands : Tom Richard Mehret, Frank Axmacher, Roland Schwarz, Heiner Nonnenbroich, Jürgen Moritz et Oliver Camphausen.

Pendant au moins deux décennies Karl-Heinz Joura et Kaiser Rainer Barbi avaient dominé le paysage pipier outre-Rhin. Bien sûr ils n’étaient pas les premiers artisans allemands à faire des pipes, mais même les plus respectés comme Otto Pollner ou Günter Kittner n’avaient jamais réussi à se bâtir une réputation internationale. Quant aux contemporains de Barbi et Joura, ils n’ont pas laissé d’empreinte durable : Ingo Garbe a émigré au Danemark, Hasso Baudis a brusquement arrêté sa carrière et Julian Schäfer (Juls), formé par Barbi, ne produit qu’occasionnellement quelques pipes. Au cours de la dernière décennie du siècle précédent, le nombre de pipiers allemands avait sensiblement augmenté, mais si Bertram Safferling, Max et Oliver Brandt, Peter Klein, Paul Becker ou Werner Mummert produisaient des pipes respectables et respectées, ils n’arrivaient pas à détrôner le roi de la pipe allemande. Il a fallu attendre l’aube du 21e siècle pour découvrir enfin deux nouveaux talents qui ont réussi en un temps record à jouer dans la cour des grands : Wolfgang Becker et surtout Cornelius Maenz qui fait désormais et définitivement partie du top absolu. Manifestement c’est sa carrière fulgurante qui a suscité bon nombre de nouvelles vocations. Evidemment cette génération de jeunes turcs n’est pas faite que de surdoués. Mais à mon avis chacun des six pipiers présentés dans mon article a ce qu’il faut pour trouver sa voie et sa clientèle dans ce marché internationalisé.

Quelques semaines après la publication de mon article, j’ai reçu un message intrigant en provenance d’Allemagne : "On te prépare une surprise". Rien de plus. Mystère. Puis pendant des semaines, silence radio absolu. Finalement, un jour on m’a dévoilé le secret : on était en train d’organiser une rencontre entre tous les pipiers présentés dans l’article et la fine fleur des collectionneurs allemands. Il fallait juste trouver l’endroit idéal et une date appropriée. Re-silence radio pendant des semaines. Et puis, coup de théâtre : cette réunion est annulée, mais sera remplacée par un véritable pipe show axé sur les pipiers allemands et auquel mes six poulains participeront. Et cet événement sera organisé par une des figures emblématiques de l’univers pipier allemand : Achim Frank, marchand de pipes à renommée internationale et inventeur de la fameuse méthode de bourrage portant son nom. Le German Pipe Makers and Estate show était né !

L’affiche était franchement alléchante, la date bien choisie et la distance à parcourir négligeable. Rheinbach, here we come. David Enrique, aspirant pipier haut de gamme, Georges Wilbers, communément appelé dans le forum sir Georges, et moi avons passé ensemble deux jours inoubliables. Voici le compte-rendu.

Samedi 5 août, 9h30. Georges et moi arrivons à la Stadthalle de Rheinbach. Une demi-heure avant l’ouverture du show déjà pas mal de voitures sur le parking. C’est bon signe. Le bâtiment est très spacieux et à travers les énormes vitres nous apercevons déjà de longues rangées de tables bourrées de pipes. C’est très bon signe ! Dès que nous franchissons le seuil, Achim Frank nous accueille chaleureusement. J’ai droit à une accolade et à quelques mots assez émouvants. Par ailleurs, il n’est absolument pas question de payer le droit d’entrée. Quant à Georges qui traînait une valise remplie de pipes estate, il reçoit une table très bien placée en face de l’entrée.

Pendant que Georges déballe sa marchandise et installe sa table, je me lance sans tarder vers la table de Paolo Becker parce que je m’étais promis de revenir avec une de ses fantastiques lovats sablées à longue tige ultrafine, d’une élégance et d’un raffinement rares, et que seul Paolo sait faire. En m’approchant de sa table, j’en repère une qui déjà me fait de l’œil. Hop, flux d’adrénaline. Arrivé à deux pas de l’objet de mon désir, je vois avec effroi une jeune femme l’enlever de la table, la soupeser, la caresser, l’examiner. Elle la montre à son petit ami qui, lui, continue à s’intéresser à d’autres Becker. Il jette un regard distrait sur l’élue de mon cœur, c’est tout. Pendant que je fais semblant de m’intéresser à toutes les autres pipes sur la table, je fais de mon mieux pour suivre la conversation du jeune couple. La spoliatrice ne cesse d’insister. Elle la trouve si jolie ! Lui, je l’aime bien : c’est à peine s’il fait attention au babillage de cette malheureuse. Ca va s’arranger. Et effectivement, la friponne finit enfin par reposer la pipe sur la table. J’attends une dizaine de secondes, puis, mine de rien, je m’approche de ma dulcinée. Et hop, la voilà enfin entre mes mains. Ouf. Je vous le jure : à cet instant exact, l’infâme créature pousse un cri strident en direction de Paolo : "Je la prends", tout en jetant un paquet de billets de banque sur la table. Paolo, visiblement, sursaute. Moi, la pipe toujours dans mes mains, encore plus. Georges, témoin de la scène, remarque sèchement qu’elle a reposé la pipe sur la table et que c’est maintenant moi qui la tient. La harpie ignore complètement Georges. Je n’ai pas particulièrement envie de risquer une scène avec une rustre combative. Je pose donc la pipe sur la table. La furie se jette dessus et la tient comme un trophée. Le petit ami, lui, a assisté à toute cette scène embarrassante sans rien dire. Il a toute ma sympathie. Ca ne doit pas être facile tous les jours. Le couple enfin parti, Paolo arrive vite à me consoler : il se rappelle mon nom et il me promet de me faire une autre lovat pareille avec un sablage encore plus réussi. Parfait.

Voilà que je peux me concentrer sur la trentaine de pipes sur sa table. Des modèles d’une rare élégance, des teintures à contrastes profondes et séduisantes, des sablées en filigrane. La classe. La grande classe. Ces dernières années Paolo a réussi à se distinguer de tous les autres pipiers italiens : pas de doute, c’est lui le plus grand esthète. En fait, ses pipes lui ressemblent : Paolo a à la fois quelque chose d’austère et une élégance naturelle et séduisante. Et soudain, je la vois. Elle. Celle qui tout à l’heure m’avait échappé alors que, pourtant, elle avait crié mon nom : une poker d’une finesse ! Un fourneau svelte légèrement incliné avec un ring grain peu profond mais bien défini, une tige fine comme un roseau, un tuyau remarquablement discret. Quand je la prends, sa légèreté est évidente. Je viens de la peser : exactement 20 grammes pour une longueur de 14,5cm et une hauteur de 5cm ! Paolo commence à rayonner : j’ai élu une de ces favorites. Bref : vendu. Malgré l’incident de tout à l’heure, ma journée commence bien !

Mission accomplie et je prends donc le temps de regarder autour de moi : une vaste salle d’exposition en U avec partout des tables rangées le long des murs, en tout autour de 150 mètres de pipes et de tabacs exposés. Ici et là quelques stands de cigares et même une Cubaine qui en roule devant le public. Et un stand avec des vins et des spiritueux. Ca s’explique : les parents d’Achim Frank avaient un commerce de vins et Achim est le propriétaire d’une Weinstube. Ce n’est pas encore l’heure de l’ouverture et à travers les couloirs pas encore fourmillants, je vois des bras qui s’ouvrent et un visage rond et bon enfant qui me fait un grand sourire : Tom Richard Mehret. Nouvelle accolade donc. Tom, je l’aime beaucoup. La gentillesse même. Un homme bien. Un architecte devenu pipier. Bizarre : il y en a plusieurs comme ça. Il y a quelques années il avait été repéré par Jörg Lehmann, le collectionneur allemand qui avait également découvert Cornelius Maenz. Il y a deux ans, Jörg m’avait demandé d’aller inspecter les pipes de Tom au pipe show de Cuxhaven. J’y avais vu des pipes bien faites, mais exemptes d’un style personnel et manquant à mon avis de finesse. Je m’étais entretenu avec Tom mais je ne lui avais rien acheté. Modeste et réaliste, il comprenait parfaitement mes raisons. Il me promettait de s’améliorer. J’ai donc suivi son évolution et un an après, il avait développé un langage esthétique reconnaissable et une maîtrise technique irréprochable. Le progrès qu’il avait fait, était impressionnant. Je n’étais pas le seul à l’avoir constaté : différents distributeurs internationaux, dont le légendaire Per Billhäll, commençaient à se disputer ses pipes.

Plus récemment, Tom s’est mis à travailler avec du morta, du chêne fossilisé, d’origine autrichienne et cette année au Pipe Show de Chicago, c’est la consécration : ses pipes et notamment ses mortas se vendent comme des petits pains. Il y a quelques mois, Tom m’a fait une superbe morta avec une tige en bambou à quatre nœuds. Jolie comme tout. Et puis, ce goût ! Intense, sombre, profond. La compagne parfaite des latakias. Cette pipe, je l’adore. Et chose remarquable : les mortas de Tom ne sont pas noires comme celles de Trever : elles virent entre le gris, le brun et le verdâtre. Il en a même qui sont beiges. Sur ces couleurs on voit beaucoup mieux le grain du bois fossilisé. Et ce grain, il est fort spécial : très fin et très régulier. Et comme Tom arrive vraiment bien à harmoniser grain et forme, ses mortas sont réellement séduisantes. Autre point fort de Tom : ses rustications en filigrane qui laissent apparaître la flamme, ce qui fait que plein de curieux lui demandent si c’est des sablages. Comme je m’étais promis de m’offrir une autre morta, je choisis une beauté d’une remarquable légèreté et qui exhibe un grain absolument fantastique. Et de deux.

Tom me présente à Paul Becker, un pipier respecté et qui a une clientèle loyale, même aux Etats-Unis. Monsieur Becker prend la peine de me montrer plusieurs modèles, mais d’emblée je sais que ce ne sont pas des pipes pour moi : trop volumineuses et manquant peut-être un peu d’inspiration. Je prends poliment congé.

Nouveau visage rayonnant qui m’observe attentivement avec un regard intense. Nous ne nous sommes jamais vus, mais dès le tout début de sa carrière nous nous sommes régulièrement entretenus par voie électronique. Chaque fois qu’il fait de nouvelles pipes, il m’en envoie des photos et de temps à autre il me fait parvenir des pipes pour inspection : Frank Axmacher. Accolade, grosses tapes dans le dos et toujours ce regard intense, passionné, enthousiaste et d’une rare gentillesse. Frank, tailleur de pierres qui, après avoir vu une photo d’une Tokutomi, a commencé il y a moins de deux ans à faire des pipes, vient de vivre un rêve : repéré par Tom Eltang, il a eu le privilège d’être invité par le légendaire Danois pour un stage de dix jours au mois de juillet. Il en est toujours ému et ne cesse d’en parler avec un mélange d’admiration et de reconnaissance. Les premiers résultats sont d’ailleurs immédiatement visibles : des teintures à contraste bien égales et profondes, des sablages finement exécutées, à côté de ses freehands habituelles, des formes classiques très bien proportionnées et élégantes. Je ne lui achète rien, mais Frank sait parfaitement ce que j’attends de lui : la parfaite orca semi-rustiquée, semi-lisse à teinture à contraste. Dès qu’il réussira la version ultime de ce modèle si particulier dont il est le créateur et qui a fait un tabac quand sa photo a été publiée dans Pipes & Tobaccos, il l’enverra en Belgique. Je l’attends avec impatience.

Je me dirige vers le stand de Jürgen Moritz, autre pipier découvert par l’incontournable Jörg Lehmann qui possède d’ailleurs une Moritz dont je suis vraiment jaloux. Un bijou avec des lignes incroyablement pures tout en étant fort organiques. Jürgen, je le connais beaucoup moins, donc les salutations sont nettement moins physiques cette fois-ci. Inspection des pipes. Il y a de tout : des pipes petites et discrètes et des bouffardes fort volumineuses qui montrent un style versatile allant de formes pures et simples jusqu’à des modèles très complexes avec des jeux de lignes surprenantes. Cependant Jürgen a une patte vraiment individuelle et facilement reconnaissable. Avoir développé un style personnel si tôt dans sa carrière, c’est rare. Soudain je repère une toute petite pipe. Vraiment minuscule. Et je suis passablement allergique aux pipes qui semblent avoir été faites pour des nains. Or, là, c’est le coup de foudre. Elle est magnifique. Un modèle intrigant, fascinant, organique et architectural à la fois. Et puis sa flamme vous saute aux yeux, soutenue par une teinture mate d’une belle chaleur. Et le tuyau, quel confort ! Et, bonne nouvelle, c’est une vieille bruyère de chez Marco Biagini ! Il ne faut plus hésiter : vendu !

Je repère la crinière blanche de Heiner Nonnenbroich. Quand j’arrive devant sa table, il est en pleine discussion avec un autre visiteur : il explique et convainc, il gesticule, il s’agite. Il jette sur moi un regard distrait. Il continue de plus belle avec son interlocuteur. Il me jette un nouveau regard, à nouveau absent. La conversation continue. Soudain, il lève la tête, me jette un regard incrédule, bondit de sa chaise et par-dessus la table m’embrasse. Quelques semaines avant, il m’avait demandé de lui envoyer une photo de moi pour qu’il puisse me reconnaître. Et bien, apparemment ça a marché ! Je me rappelle ma première Nonnenbroich. Elle présentait pas mal de problèmes au niveau de l’exécution technique. Mais quand Heiner a apporté les modifications que je lui avais suggérées, sa pipe s’est avérée un excellent outil de fumage. Heiner n’a jamais oublié ma franchise qui, à ses dires, lui a permis de s’améliorer. Ces dernières années, la maîtrise technique et l’expression esthétique de Heiner ont vraiment évolué, ce qui fait que je découvre plusieurs pipes qui me plaisent. Finalement, assisté de David qui vient d’arriver, je choisis une horn lisse avec une flamme exceptionnelle que Heiner a parfaitement réussi à lire et à mettre en valeur.

Passage assez rapide chez Oliver Camphausen. Malgré le fait que depuis un an je lui conseille de tailler des pipes plus petites et malgré ses promesses réitérées de le faire, il ne présente que des pipes fort volumineuses. Du beau bois, ça oui. Mais des engins qui pèsent autour de 100g. Pas ma tasse de thé. Ni de la vaste majorité des clients haut de gamme d’ailleurs. Par conséquent, Oliver a des problèmes à vendre ses pipes. Espérons que ça le fera réfléchir. En tout cas, il me garantit encore une fois qu’il achètera des blocs de bruyère plus petits et qu’il me contactera dès qu’il aura taillé quelques pipes moins encombrantes.

C’est le moment de retourner à la table de Georges pour aller voir comment ça se passe. Il a vendu quatre pipes, mais il a compris que la plupart des visiteurs sont descendus à Rheinbach pour acheter les produits des pipiers allemands plutôt que pour acquérir de vieilles anglaises ou des écumes. Ca n’empêche pas que Georges s’amuse bien. D’ailleurs son voisin de table, c’est mon ami Martin Reck que tous ceux qui suivent l’eBay allemand connaissent bien. C’est lui aussi qui fait les photos pour le site web de Frank Axmacher. A côté de Martin se trouve la table de Rolf Osterndorff, l’organisateur du premier pipe show européen à Cuxhaven. Après des salutations enthousiastes, il m’explique qu’il a annulé son show parce que Rheinbach, Cuxhaven et Bologne, c’est trop. Selon lui, la concurrence entre ces trois shows finirait par les tuer tous. A son avis, il faut un seul grand événement pipier en Europe, ce qui garantirait qu’il reste économiquement viable. Il a probablement raison. Ceci dit, je n’avais pas l’impression que c’était au fameux Mondial de la pipe qu’il pensait !

En me dirigeant vers la table de Rainer Barbi, soudain je vois un regard surpris. Le visage m’est familier, mais ce n’est que lorsqu’il se rue vers moi pour me prendre dans ses bras, que je le reconnais : Cornelius Maenz qui manifestement a pris plusieurs kilos. Quelques minutes de conversation, puis nous allons voir ses pipes. Comme il vient d’arriver, les pipes ne sont pas encore déballées et j’ai donc le premier choix. Il y en a une dizaine. Pour des Maenz, c’est un choix appréciable ! Comme je me rappelle qu’à Cuxhaven, à peu près toutes les pipes de Cornelius étaient déjà vendues avant qu’elles ne soient exhibées sur les tables, je sais que je devrai me décider rapidement. Je repère deux sablées, une noire et une brune. Toutes les deux me font baver, mais la brune, elle, a une forme qui me plaît énormément : bien qu’on y devine l’influence de Lars Ivarsson, c’est un modèle où l’on reconnaîtrait la patte de Maenz même si on se trouvait de l’autre côté de la salle. En plus, au niveau technique, elle est incroyable : la tige très large a une décoration en buis et quand je démonte le tuyau, à ma grande surprise la décoration commence à tourner ! Elle est montée sur le tuyau et pourtant je n’avais vu ni senti aucune transition entre la tige et la partie en buis. Du grand art pipier. Justement, c’est le moment d’en parler, de la grandeur. Quand on a l’occasion comme ça d’inspecter des centaines de pipes, on doit se rendre à l’évidence : la hiérarchie des réputations et des prix n’est absolument pas le fruit du hasard, d’injustices ou de manipulations du marché par des commerçants rusés. Non. Il est incontestable qu’il y a un fossé entre les bons pipiers et les grands. La lecture de la bruyère, le confort des tuyaux, les teintures chatoyantes, les finitions lisses comme des derrières de bébé, la fluidité et la précision des lignes, les proportions parfaites, c’est le monopole de la vraie élite. D’ailleurs quand David me rejoint à la table de Cornelius, il est bouche bée. Il ne cesse de caresser les faces d’une blowfish d’une rare élégance avec une divine mise en valeur des flammes et des œils-de-perdrix. Si elle n’avait pas déjà été réservée, il se la serait offerte. Mais il y a de quoi le consoler. Je savais que par le passé David avait contacté Cornelius, mais qu’il n’avait pas reçu de réponse. J’en parle à Cornelius qui, embarrassé, me répond que son ordinateur a fait un crash et qu’il a perdu toutes ses données, mais il ajoute qu’il se fera un plaisir de répondre à toutes les questions que David lui posera à l’avenir. Pouvoir consulter un pipier de cette envergure, c’est un privilège.

Ce n’est pas tout. La journée réserve encore d’autres surprises à David. Je l’introduis auprès de Tom Richard Mehret qui lui propose de le contacter à chaque fois qu’il a des questions ou des problèmes. Et de deux. Heiner Nonnenbroich, lui, va encore plus loin : il invite David à venir passer un week-end dans son atelier. David rayonne. Puis, en l’absence de David, je montre trois pipes que David a faites, une à partir d’une tête prétournée, deux qu’il a taillées entièrement à la main, à Heiner, à Frank Axmacher et à l’ancien mentor de Frank, Bertram Safferling. Quand ils entendent que David a à peine commencé sa carrière, ils sont surpris : c’est du bon travail, il a du talent. Frank aime beaucoup une petite zulu rustiquée et il apprécie comment David a traité une décoration en corne sur une cutty. David réapparaît à la table de Frank et celui-ci l’invite à venir faire un stage d’une semaine au mois de janvier. David rayonne encore plus. Et puis, ils commencent à parler boutique : Frank révèle à David quelques trucs et astuces qu’emploie le grand Tom Eltang et ils examinent ensemble une variante sur le thème de la blowfish que David a faite chez Moretti. Frank traite David comme un collègue. C’est ça, ce fameux esprit de corps des pipiers.

Bertram Safferling

Jan Kloucek

Comme désormais j’ai le portefeuille vide, il est temps de faire tranquillement le tour de la salle. David m’accompagne. Roland Schwarz et Jan Harry Seiffert ont finalement donné forfait, donc il ne faut pas les chercher. Nous rappelant la discussion dans le forum, nous examinons les Joura et les Barbi. Et bien, ça saute aux yeux : à côté des créations élégantes et raffinées de Barbi, les pipes de Joura paraissent bien ennuyeuses. D’ailleurs, j’en parle à plusieurs pipiers. Ils me rejoignent tous là dessus. Sur le stand de Bertram Safferling, il y a une pipe vraiment superbe, mais le reste de sa production manque de finesse à mes yeux. Nous nous intéressons peu à toutes les tables avec des pipes estate et aux stands de quelques pipiers allemands moins connus comme Holger Haettich, Nils Thomsen, Olaf Langner ou Hans Günter Noske. Nous découvrons le stand du pipier tchèque Jan Kloucek. Un monsieur passionné et très gentil. Des pipes vraiment impressionnantes par la perfection de leur flamme, mais qui semblent faites pour des géants ! Il doit employer des plateaux énormes. S’il y a des amateurs pour ce genre de pipes outre-Atlantique, les collectionneurs haut de gamme européens tendent à les dédaigner. Nous ne nous arrêtons pas au stand de Vauen, ni aux tables où le blender de Kohlhase & Kopp vous fait votre mélange de tabac personnel. Par contre en nous rendant à nouveau aux tables de Cornelius et de Paolo Becker, nous découvrons les pipes d’Axel Reichert. Le lendemain Achim Frank viendra d’ailleurs me présenter ce pipier et il sait bien pourquoi : Reichert fait des pipes impressionnantes qui sont le fruit d’une créativité toute personnelle. Toute une panoplie de formes certes étranges, mais racées. En plus, elles sont vraiment bien exécutées et finies. Il ira loin. Si je l’avais connu plus tôt, je l’aurais présenté sans hésitation dans mon article. Je le lui dis d’ailleurs et après mon retour je contacte Achim et Axel pour acheter une longue horn dont la ligne pure m’avait particulièrement séduit.

la horn d'Axel Reichert

Retour chez Georges qui en est toujours à quatre pipes malgré le fait que depuis une heure ou deux les couloirs sont remplis de visiteurs. Mais il reste de bonne humeur et parle avec plaisir en plusieurs langues avec les collectionneurs qui s’arrêtent à sa table. Et c’est vrai : c’est une réelle joie que de rencontrer enfin ou à nouveau tant de gens qui partagent votre passion, qui s’y connaissent et avec qui on s’entretient si souvent par courriel ou dans des forums. Il n’est donc pas étonnant que l’ambiance en soit une de sympathie et de solidarité.

A 16h Achim fait une démonstration de sa célèbre méthode de bourrage devant un public impressionné. Le lendemain il y aura un concours de fumage, mais comme les plaisirs de ce sport m’ont toujours échappé, je n’y assiste pas. Par contre, il est très intéressant de voir les différentes étapes de la production d’une pipe que les meilleurs pipiers font ensemble et qui sera vendue aux enchères sur eBay pour une bonne oeuvre. Quand Cornelius Maenz passe de longs moments à frotter avec divers papiers de verre, quand il fait le tuyau et quand il passe la teinture, David suit, concentré et admiratif. D’ailleurs Cornelius donne quelques tuyaux pour bien ouvrir les pores du bois pour qu’il prenne bien la teinture. A la fin de la deuxième journée, l’Elephant Foot avec une longue décoration en corne est prête. Elle est superbe.

Vers 17h la première journée du show prend fin. Bon nombre de visiteurs et à peu près tous les pipiers se rendent à l’hôtel recommandé par Achim. David, Georges et moi, nous nous installons dans nos chambres spacieuses et confortables. Cinq minutes plus tard, Georges réussit à arracher le distributeur de savon accroché au mur de sa douche. Le soir tout le monde s’est donné rendez-vous dans le centre de Rheinbach. Nous nous retrouvons sur une belle terrasse ombragée pour dîner. Georges, David et moi partageons le repas avec Frank Axmacher, Heiner Nonnenbroich, Tom Richard Mehret, Jürgen Moritz et quelques collectionneurs allemands. Bien que les Allemands soient nettement majoritaires, ils s’adaptent tout naturellement à nous et la conversation a lieu en anglais. Le repas est, à ma grande surprise, plus que respectable et les discussions intéressantes.

Je garde d’ailleurs un très bon souvenir de ma conversation avec Heinz Schwarzkopf, passionné de la pipe et gentleman parfait. Après le repas, nous nous rendons à la Weinstube d’Achim Frank. La terrasse est déjà pleine et on voit des pipes partout. Achim nous voit arriver et vient à notre rencontre pour nous inviter à visiter sa civette. Alors qu’il a exposé un millier de pipes de son stock sur les tables du pipe show, la civette avec un petit salon est remplie de pipes de tout genre. Le stock de Frank est impressionnant. Pareil pour les tabacs : tout un mur de Hausmischungen, des tabacs mélangés pour sa civette. Avec enthousiasme il commence à ouvrir des boîtes et à nous chanter les louanges de ces mélanges pendant que nous les humons. Georges et moi lui achetons quelques boîtes. David, Georges et moi finissons la soirée au bar en compagnie de Tom Richard et de deux autres Belges. Nous rentrons dans nos chambres vers minuit et demi. Comme j’ai fait attention à ne pas abuser des produits de la Weinstube, je me sens bien. Cependant, ma langue me fait l’effet d’un morceau de cuir. Parce que, oui, on pouvait fumer partout : dans le show, dans l’hôtel, dans le bar.

Achim et sa méthode
(photo Rolf Osterndorff)

(photo Rolf Osterndorff)

Le lendemain petit déjeuner très soigné. Je vois pas mal de têtes qui ont besoin d’aspirines. Quand je demande à Oliver Camphausen s’il a bien dormi, il me répond qu’il n’a pas fermé l’œil à cause du bruit. Du bruit ? Rien entendu moi. Alors il m’explique qu’à son étage Rainer Barbi s’était lancé jusqu’à 4h du matin dans un de ses interminables monologues sur la pipe. Et je vous jure : quand Rainer est lancé…
Avant de quitter l’hôtel, Georges réussit à déclencher l’alarme incendie dans sa chambre. Un sacré numéro, ce Georges, quand même.

Retour au show où Achim m’invite à aller jeter un coup d’œil sur un cabinet fermé où se trouvent plusieurs dizaines de pipes du top absolu. Je décline son invitation pour ne pas succomber à la tentation. Il faut rester raisonnable. Georges de son côté fait un deal avec Achim : il échange quelques briquets Dupont contre quelques Dunhill. Il est très satisfait quand il allume une petite bulldog au point blanc qu’il vient d’acquérir : elle a excellent goût. Après avoir tout examiné le premier jour et avoir digéré tout ça la nuit, David se décide à acheter une belle pickaxe sablée de Paolo Becker et une très jolie morta remarquablement flammée de Tom Richard. Il a l’œil, ce garçon. Vers 13h30 je prends congé un peu partout et au moment où Georges et moi allons partir, Achim nous invite à une soirée avec Rainer Barbi en décembre. On verra. David de son côté reste dans la salle d’exposition, épiant le moindre des gestes des pipiers qui sont en train de finir leur chef-d’œuvre commun. Une sage décision. Parce que voilà que le lendemain, je reçois un courriel de David tout excité. Il me raconte qu’après mon départ il s’est entretenu avec Cornelius qui lui a demandé à voir ses pipes. Timidement il lui a montré sa blowfish et une prince en finition silex. Cornelius les a examinées, a félicité David et l’a carrément invité à venir passer un week-end dans son atelier ! Alors là, pour une apothéose de ces deux jours, c’est une apothéose ! David a trouvé nécessaire de me dire qu’il est heureux, le bougre.

Tom Richard

Cornelius Maenz

Heiner Nonnenbroich

Dans la voiture, Georges et moi faisons le bilan : un événement très bien organisé, un hôte remarquablement accueillant et des Allemands parfaitement chaleureux et conviviaux, un hôtel avec un rapport qualité/prix difficilement battable, une ambiance fantastique, des rencontres intéressantes, la carrière de David lancée, des pipes pour toutes les bourses et tous les goûts, une nouvelle génération de pipiers allemands doués. Ce sera un beau souvenir pour nous trois. Et l’année prochaine, on remettra ça. Sûr et certain.

Je viens de regarder le principal forum allemand : que des louanges, des félicitations adressées à l’organisateur et à son équipe, des commentaires enthousiastes sur l’ambiance, les pipes et les artisans. Une réussite totale.

En fin de compte, il ne manquait qu’une chose : une délégation française…

Erwin, Georges & David