Chroniques de l'Ogre, épisode 3

par Erwin Van Hove

06/10/08

Maintenant que le bruit des canons s’est éteint et que la fumée de la poudre s’est dissipée, nous pouvons passer aux choses sérieuses. Versons-nous un petit single malt. Installons-nous confortablement dans nos fauteuils. Bourrons une voluptueuse courbe d’une herbe favorite. Prenons notre temps pour bien l’allumer. Nous voici prêts pour commenter les résultats du sondage auquel j’ai convié la semaine passée les membres de notre forum.

J’en profite pour remercier à la fois les 42 membres de FdP qui ont bien voulu participer au sondage dans le délai prévu et ceux qui ont encore pris la peine de répondre aux questions après le deadline que je m’étais imposé.

Commençons par un chiffre effarant : ces 42 membres totalisent entre eux 3270 pipes. Trois mille deux cent soixante-dix. Ca fait une moyenne de 78 pipes par personne. Bien sûr il y a un gigantesque écart entre les 6 bouffardes de notre membre le plus modeste et les 520 pipes de celui dont nous sommes tous jaloux, mais il faut quand même noter qu’il n’y a que 6 membres qui possèdent moins de 20 pipes, alors que 11 membres, soit plus d’un quart, se sont créé un harem d’au moins 100 exemplaires. Plus fort : un répondant tardif qui n’est pas inclus dans mes statistiques, est l’heureux propriétaire de 700 pipes.

D’emblée une première conclusion s’impose : ceux qui franchissent le seuil d’un forum consacré aux plaisirs de la pipe, n’ont pas grand-chose en commun avec le fumeur de pipe traditionnel pour qui la pipe est purement et simplement un outil de fumage. Ce genre de fumeur possède en général trois pipes et demie achetées à bas prix dans la civette locale, mal entretenues et destinées à cramer un jour pour être remplacées par des sœurs jumelles. Par contre, le typique membre du forum FdP semble un passionné : il s’intéresse à la pipe en tant qu’objet. Dès lors, même quand il a acquis suffisamment de pipes pour constituer une confortable rotation, il continue à céder au désir de faire siennes des pipes qui l’émeuvent. Pour lui, la pipe est une sirène. D’ailleurs 83% des membres interrogés avouent faire des achats impulsifs et les deux tiers doivent reconnaître que lorsque le charme d’une pipe est irrésistible, ils sortent leur portefeuille, même quand le budget ne le permet pas vraiment. Un quart se dit prêt à faire des sacrifices et à économiser afin de pouvoir un jour s’offrir la pipe de ses rêves. Bref, nous sommes en quelque sorte des obsédés.

7 membres sur 10 se disent satisfaits de la qualité de leur collection. Malgré ce constat et en dépit de la moyenne de 78 pièces qu’ils possèdent déjà, 44% affirment pourtant qu’il leur faut davantage de pipes pour se sentir comblés.

Tous ces chiffres devraient, me semble-t-il, intéresser les grands producteurs. Saviez-vous que nous les faisons sourire ? Ils nous prennent pour des maniaques qui n’ont rien en commun avec la clientèle qu’ils ciblent. Eux, ils travaillent pour la masse qu’ils approvisionnent en bouffardes bon marché. Il y a moins de 10 ans, un manitou sanclaudien m’a confié que la somme moyenne que le fumeur de pipe français était prêt à investir dans une pipe, c’était 60FF. Francs. Pas euros. Et par conséquent, les grands producteurs sont bien forcés de se concentrer sur le bas de gamme. Je me demande depuis des années si c’est vraiment un raisonnement perspicace et un business plan bien réfléchi. La masse rétrécit depuis des décennies. Il y a de moins en moins de fumeurs de pipe, mais ceux qui restent, tout comme ceux qui commencent, sont mieux informés, plus exigeants et davantage enclins à payer pour une pipe des montants qui s’écrivent en trois chiffres. Et ce n’est pas tout. Les résultats du sondage ont prouvé qu’un seul passionné possède autant de pipes que dix voire vingt fumeurs de pipe traditionnels et que sa faim de nouvelles pipes n’est pas facilement assouvie. Permettez-moi de le répéter : 42 membres de FdP possèdent à eux seuls 3270 pipes ! Je le demande donc encore une fois : est-ce bien intelligent de la part des grands producteurs de négliger la clientèle que nous sommes et de nous chasser par leur indifférence dans les bras des artisans ?

Justement, parlons-en de ces pipes d’artisan. 43% des répondants possèdent des collections où les pipes artisanales sont déjà majoritaires. Pour 17%, cette part d’artisanales excède même les 90%. Seulement 12% possèdent exclusivement des pipes fabriquées par l’industrie pipière, ce qui explique ce résultat étonnant : 42% des pipes des membres interrogés ont été taillées par un artisan. Deux tiers des interrogés ont même déjà contacté un artisan pour lui commander une pipe.

Les grandes boîtes sont persuadées qu’il n’y a pas de clientèle pour une pipe qui ne soit pas bon marché. Nos résultats prouvent le contraire. Il est impossible de proposer une pipe digne de ce nom en dessous de 83 euros. Voilà ce qu’affirme le panel. Et cette moyenne n’est pas le résultat d’importantes divergences. Non, le montant le plus cité est de 80 euros. Bref, une clientèle avertie sait parfaitement bien que pour faire une bonne pipe, il faut des matériaux de qualité et du travail consciencieux. Et que ça se paie. En tout cas, avec ces 83 euros on est loin des 60FF !

Je suis sûr et certain que les résultats suivants laisseront pantois les patrons de BC, Chacom ou autres Big Ben. La moyenne des réponses à la question Dans quelle fourchette de prix se situent d’habitude vos achats de pipes neuves ? est : de 112,50 à 288 euros ! Bref, le membre-type de FdP débourse en moyenne 200 euros pour une pipe. Faisons un petit calcul : 200 euros fois 3270 pipes, ça fait un montant de 654 000 euros dépensé par 42 personnes. Et le forum compte mille membres. Vous vous rendez compte du capital que ça pourrait représenter ? En outre, il y a encore un potentiel de croissance. En effet, d’après les réponses, le montant le plus élevé que nos membres ont déjà investi dans une seule pipe est de 366 euros. Et ce n’est qu’une moyenne. Si seulement 7,5% n’ont jamais dépassé les 100 euros, un tiers de nos membres a déjà déboursé 500 euros ou plus pour une pipe de rêve. Plus fort encore. Le membre-type se voit bien un jour claquer 454 euros. Presque la moitié des interrogés est même prête à franchir le cap des 500 euros, y compris les 18,4% pour qui un montant de 1000 euros ne constitue nullement un tabou. Encore une fois : n’est-ce pas stupide de la part des grands producteurs de ne s’intéresser que très tièdement à des clients comme nous ?

Voici d’ailleurs des preuves supplémentaires du fait qu’il est erroné de supposer que le client français refuse de payer le prix qu’il faut pour un produit de qualité. 81% des répondants trouvent normal de dépenser davantage pour du beau grain, alors que 86% sont prêts à payer un bonus pour un confortable tuyau fait main et pour une exécution et une finition perfectionnistes. Une énorme majorité a donc du respect pour la main d’œuvre. Il n’est par conséquent pas surprenant que 88% des membres acceptent de rémunérer les heures de travail supplémentaires que demande une forme difficile à tailler. Et même si tous les pipophiles apprécient bien évidemment une belle bruyère flammée sans failles, 86% préfèrent, à prix égal, une pipe rustiquée ou sablée faite par un artisan consciencieux à la belle bruyère lisse d’une pipe de série. Bref, nos membres honorent davantage le travail bien fait que Mère Nature.

Comment et où achetons-nous nos pipes ? Voilà un sujet qui devrait intéresser au plus haut degré non seulement les producteurs mais également les commerçants spécialisés. 2 sur 42 continuent à faire leurs emplettes dans des civettes, alors qu’une trentaine d’interrogés avouent faire entre 90 et 100% de leurs achats sur le web. 93% reconnaissent que l’avènement de l’internet a eu un impact direct sur leurs habitudes d’achat et, en moyenne, 85% des pipes de nos membres ont été achetées par le biais du web. Un chiffre inquiétant pour des entreprises qui délaissent cruellement leurs sites web et encore plus pour tous ces propriétaires de civette sans présence en ligne. Là encore, par leur traditionalisme conservateur et par un manque de dynamisme, les producteurs et leurs distributeurs en terre francophone ont raté le coche.

Par ailleurs l’internet est responsable de trois phénomènes nouveaux.

Via les commerces en ligne spécialisés, mais surtout grâce à eBay, les pipophiles européens ont découvert les pipes estates. Et depuis la pipe préfumée est parfaitement bien acceptée et intégrée. Pour preuve un chiffre éloquent : exactement un tiers des pipes des répondants sont des estates. Certes, 12% continuent à n’acheter que du neuf, mais 31% ont déjà des collections composées de 50% ou plus de pipes d’occasion. Si vous y voyez une preuve que les fumeurs de pipe français veulent du bon marché après tout, détrompez-vous : 88% de ceux qui s’intéressent aux estates, ne sont pas à la recherche de bas de gamme à des prix imbattables, mais au contraire tentent de trouver des estates prestigieuses dont le prix neuf est prohibitif. Fait remarquable : si tant de membres achètent des pipes d’occasion, seulement un quart met lui-même des pipes en vente.

Autre nouvelle tendance provoquée par la popularisation de l’internet : les forums et les sites consacrés à la pipe. Il ne s’agit pas simplement de bars virtuels où l’on fait un brin de causette. Non, aux dires des interrogés, le forum FdP a exercé une réelle influence sur les habitudes d’achat de 81% d’entre eux. Ainsi les trois quarts des membres ont déjà acheté des pipes à cause des recommandations de coéquipiers. Incontestablement les forums jouent le rôle de leader d’opinion.

Finalement, il est indéniable que l’internet a enrichi le paysage pipier : grâce à leur site web, toute une panoplie de nouveaux artisans pipiers ont su capter l’attention des pipophiles. Et ce vivier de pipiers en herbe semble inépuisable. Or, il semble que ce soient avant tout les passionnés qui fréquentent les forums, qui constituent la clientèle des nouveaux artisans. La moitié des interrogés se dit prête, sans réserves, à tester les produits des jeunes loups, alors que 45% se montrent intéressés, mais à deux conditions : pour se jeter à l’eau il leur faut d’une part avoir lu des recommandations et d’autre part des prix attractifs. Une leçon capitale pour tout jeune pipier : au moment de fixer ses prix, il ne faut pas se prendre pour le nouveau Bo Nordh !

Pour terminer, je vous présente deux résultats frappants.

Rien ne divise autant la communauté des pipophiles que l’opposition entre les soi-disant snobs élitistes et les amateurs de pipes roturières. Cette vieille division devient apparente quand on analyse les réponses à la question suivante : A votre avis, à partir de quel montant le prix d’une pipe n’a-t-il plus rien à voir avec sa qualité intrinsèque (qualité de la bruyère, exécution et finition soignées, bec confortable) ? D’aucuns sont convaincus que nulle pipe ne vaut plus de 150 euros, alors que d’autres répondent qu’il n’y a aucune limite. Pour un tiers, au-delà des 300 euros on est en plein dans le chichi snob. Pour un autre tiers, une pipe exceptionnelle peut parfaitement justifier un prix de 1000 euros et plus. Le débat est donc toujours ouvert et les opinions toujours aussi divergentes.

Dans les forums, et dans certains plus que dans d’autres, je lis régulièrement des commentaires du genre : Une pipe haut de gamme n’a rien de plus à m’offrir que ma bonne petite Pete ou bien Pourquoi acheter des Dunhill alors que ma Lacroix me satisfait pleinement ? Vous voyez le genre. Et pourtant mon sondage révèle que 85% des répondants changeraient leurs habitudes d’achat s’ils pouvaient dépenser sans compter. Apparemment la fervente défense de la bouffarde roturière et le dédain envers les haut de gamme qui s’affichent dans pas mal de forums, seraient donc moins inspirés par une réelle conviction que par des raisons d’ordre financier.

85% des interrogés rêvent donc de semainiers de pipiers prestigieux, de vastes collections et de pièces exceptionnelles. Et cependant 70% ont répondu qu’ils sont satisfaits de la qualité de leur collection actuelle. Bref, fondamentalement on se contente de ce qu’on peut se permettre. Et c’est pour le mieux. Les fumeurs de pipe seraient donc des sages après tout.