Chroniques de l'Ogre, épisode 4

par Erwin Van Hove

14/10/08

Rebelote. Pour la énième fois des membres d’un forum se sont excités dans un fil sur un sujet qui, aux dires des Romains, ne se prête pourtant pas à discussion. De gustibus non disputandum. De toute évidence, cet adage est davantage un vœu pieux qu’un principe universel.

Qu’est-ce qui s’est passé ? Quelques membres de FdP étaient en train de partager leurs impressions sur le GLP Barbary Coast, un mélange aromatisé au brandy, quand un intervenant a écrit ceci : Pas terrible, ces machins aromatisés, même si c'est marqué GLP dessus. (…) Le pire chez GLP c'est "Haddo's Delight". Ca pue le tiramisù et la pina colada. Je passe sur l’erreur, le Haddo’s n’étant pas aromatisé, pour résumer la pensée exprimée : un tabac aromatisé est par définition passablement nul. Vlan.

Les réactions étaient à prévoir : Tout ça n'est qu'une question de goût...et il en faut pour tous les goûts... Ou bien : En tous les cas, peu importe, pour moi, tous les goûts sont dans la nature...heureusement d'ailleurs ! Et encore : Donc à mon avis c'est une question TRES subjective que celle des goûts et des couleurs... Bref, en matière de goût, tout serait foncièrement relatif. Mais voilà que le téméraire répond ceci : Est-ce que je préfère les pommes ou les poires, le bœuf ou l'agneau, la vanille ou le chocolat? Ca, c'est une question de goût. Si j'aime le poulet trop cuit à la menthe ou du tabac Planté / WC Lacon / MalBarré etc., ce n'est pas une question de goût, mais une faute de goût. En lisant cette réponse, je me suis dit qu’à coup sûr des âmes sensibles y verraient de l’arrogance, de l’intolérance, voire du mépris. Je ne me suis pas trompé et les réactions indignées ne se sont pas fait attendre : Je trouve ça parfaitement idiot comme réponse et de mauvais goût. Et : Je considère cependant la remarque de … parfaitement déplacée ou au minimum comme un manque de tolérance que chacun appréciera... et a d'ailleurs apprécié. Par contre, plusieurs autres membres sont venus à la rescousse de celui qui a osé affirmer que le mauvais goût existe bel et bien. Je faisais partie de ceux-là.

Si certains intervenants ont souligné le fait que le bon goût est intimement lié à la culture et à la société dans lesquelles on vit, et que, dès lors, il est tout sauf universel, la discussion s’est malheureusement enlisée dans des histoires de préférences en matière de tabac. Je profite donc de cette chronique pour exposer mon opinion personnelle et pour relancer le débat.

Certes, les critères en matière de goût sont déterminés par la culture et l’époque. Bien sûr notre goût est formé par notre éducation et notre parcours personnel. Et disons-le tout de suite et sans équivoque : un fumeur de virginia n’est pas un fumeur plus noble que celui qui raffole de semois. Et si vous préférez le Barbary Coast aromatisé au Samarra naturel, vous n’avez nullement à rougir. D’ailleurs celui qui s’est vu reprocher un manque de tolérance, partage cette vision des choses : des pommes ou des poires ? du bœuf ou de l’agneau ? de la vanille ou du chocolat ? Une question pure et simple de goût. L’illustration parfaite du vieil adage romain. Mais il a judicieusement ajouté ceci : Si j'aime le poulet trop cuit à la menthe ou du tabac Planté / WC Lacon / MalBarré etc., ce n'est pas une question de goût, mais une faute de goût. Et il a bien raison.

Et bien oui, les fautes de goût, ça existe. A cette époque postmoderne et politiquement correcte, il n’est pas populaire de le dire. N’empêche que le mauvais goût est une réalité et que cette réalité ne dépend nullement de critères purement relatifs. Mon parcours personnel peut m’amener à développer une prédilection pour le poulet aux morilles et au vin jaune alors que vous préférez de loin un classique coq au vin. On est là en plein dans le règne du subjectif. Cet univers-là est libre de toute hiérarchisation et par conséquent il y est exclu que mon goût soit meilleur que le vôtre. Par contre, un poulet trop cuit est un poulet trop cuit. Et si la sauce qui l’accompagne est grumeleuse, elle est ratée. Point barre. Evidemment c’est votre droit le plus strict d’aimer les poulets culinairement maltraités, mais c’est incontestablement une faute de goût.

Edward Hopper ou Francis Bacon vous laissent indifférent ? Vous êtes plus sensible à l’univers de Goya ou de Vermeer ? C’est parfait. Mais vous avez suspendu au-dessus de votre lit l’image d’une petite gitane, une larme aux yeux. Vous avez mauvais goût. N’en doutez pas. Si vous êtes persuadé qu’une rengaine de Claude François s’élève au pinacle musical et que les goûts vestimentaires de Cloclo sont synonymes de chic, je vous le concède : c’est votre droit inaliénable. Mais sachez que vous faites preuve de mauvais goût. Si vraiment le fait qu’Alexandrie Alexandra ne soit pas exactement du même niveau que l’enregistrement de 1982 des Variations Goldberg par Glenn Gould, vous échappe complètement, permettez-moi de me poser des questions sur votre sensibilité musicale. Quant aux costards du chanteur populaire,…

Et c’est pareil pour les tabacs. Vous préférez en VA/perique l’Escudo, alors que moi, je chéris le Three Nuns. Votre goût n’est pas supérieur au mien et le mien n’est pas supérieur au vôtre. Mais voilà, il y a des tabacs qui sont tout simplement mal faits, pour ne pas dire ratés : des virginias qui vous arrachent la langue, des latakias rêches et des orientaux trop acides, des aromatiques qui systématiquement glougloutent ou qui fatalement deviennent amers après dix bouffées. Vous me dites que vous appréciez particulièrement le sinistre son d’une pipe qui glougloute ? Que vous attendez avec impatience ce moment profondément satisfaisant où une coulée de jus irrigue votre langue ? Ben, prenez votre pied. Mais ne croyez pas que les fautes de goût n’existent pas et que tous les goûts se valent.

Evidemment il n’y a pas un seul bon goût absolu et immuable. La beauté, la qualité ont de multiples visages. N’empêche que la laideur et l’absence de qualité existent. Vous pouvez être fasciné par la laideur. Vous pouvez être attiré par le kitsch. Vous pouvez éprouver une sincère sympathie pour des objets mal foutus. Là n’est pas le problème. C’est tout autre chose quand vous êtes incapable de distinguer la grandeur, la beauté et la qualité. Quand vous êtes vraiment convaincu que la piquette, ben ça vaut un Romanée-Conti. Quand vous affirmez qu’une composition de Paganini est du même niveau que l’œuvre de Bach. Quand vous estimez sincèrement que la barquette de coquilles Saint-Jacques surgelées que vous réchauffez dans votre micro-ondes, n’a rien à envier aux fruits de mer préparés par Ducasse ou Robuchon. Quand vous êtes vraiment incapable de voir la différence entre les lignes fluides, naturelles et logiques de pipe X et les lignes cassées et malhabilement disproportionnées de pipe Y, ce n’est bien évidemment pas la fin du monde. Et je ne peux le souligner assez : si vous préférez la piquette, Paganini, les surgelés ou une pipe mal taillée, et bien c’est votre droit le plus strict. Mais ne vous dites pas que tous les goûts se valent.

Et puis, si vous n’êtes pas exactement doté d’un bon goût en matière d’art, de littérature, de gastronomie ou de tabacs, quel est le problème, je vous le demande ? Il ne vous est jamais arrivé de croiser quelqu’un de plus intelligent que vous ? Si ? Et ça vous a complexé ou indigné ? Je suis sûr que non. Ou est-ce que vous avez tenté de protéger votre égo en vous disant qu’il est impossible de mesurer objectivement l’intelligence et que par conséquent la vôtre vaut bien la sienne ? Tenez, je suis sûr et certain que parmi vous, chers lecteurs, il y en a pas mal qui sont plus beaux que moi et qui exercent sur le sexe opposé une irrésistible attraction dont moi, je ne peux que rêver. Ca ne me fait pas particulièrement plaisir. Pour me consoler, je pourrais nier la réalité et me dire que la beauté est par définition relative. Je pourrais, mais je me mentirais. Et par conséquent, j’ai du mal à comprendre toutes ces personnes qui hurlent à l’idée que peut-être il existe des semblables dont le sens esthétique est mieux développé et plus cultivé que le leur.

De gustibus non disputandum. C’est parfaitement vrai. Non pas parce que tous les goûts se valent et que par conséquent toute discussion serait futile. Mais parce qu’il s’avère qu’une confrontation d’idées entre quelqu’un qui a du goût et quelqu’un qui n’en a pas, semble condamné à dégénérer en un dialogue de sourds.