Chroniques de l'Ogre, épisode 7

par Erwin Van Hove

03/11/08

Certains lieux communs qui circulent dans les forums, ont la vie dure. Et c’est normal puisqu’ils contiennent toujours un fond de vérité. Un de ces poncifs les plus classiques, c’est que rien ne vaut le plaisir de choisir une pipe dans une civette spécialisée. On peut y inspecter, soupeser, juger et comparer à son aise et puis il y a l’ambiance, l’accueil chaleureux et les conseils avisés d’un commerçant qui s’y connaît et qui vous connaît. Pour récompenser ce genre de service personnalisé, nous sommes même prêts à oublier les prix en général plus attractifs affichés sur le web.

Quand je me fie à ma propre expérience, il est clair qu’il faut nuancer. Fumeur débutant, j’ai eu la chance de faire mes premiers pas dans cet univers mystérieux dont j’ignorais tout, assisté de madame Windels. Cette dame à la fois charmante et décidée était elle aussi fumeuse de pipes. Elle savait donc de quoi elle parlait. Comme elle soupçonnait en moi une passion naissante, elle me dirigeait vers des pipes de qualité. L’étudiant qui ne roulait pas exactement sur l’or que j’étais à cette époque, devait parfois économiser pendant des mois pour pouvoir s’offrir la BC Maître Pipier Extra ou la fait main de Jacky Berrod qu’elle avait choisies pour moi, mais il faut dire que je n’ai jamais regretté ces sacrifices. D’ailleurs toutes les pipes, sans exception, que madame Windels m’a conseillées, je les fume encore aujourd’hui, trente ans plus tard. Avec bonheur. Il y a un an ou deux, je suis allé rendre visite à Jean-Pierre Petyt à La Louvière. Je ne lui ai pas acheté de pipe pour la simple raison que déjà mes goûts se portaient sur les œuvres d’artisans allemands, américains, danois. Et je suis sûr que monsieur Petyt savait parfaitement que je ne sortirais pas avec une pipe. Ca ne l’a pas empêché de m’accueillir cordialement, de prendre son temps, de m’apprendre un truc ou deux sur les tabacs, de me raconter des anecdotes juteuses et d’être à l’écoute. Bref, il existe bel et bien des commerçants qui font leur métier avec passion et qui, dès lors, savent choisir à bon escient les pipes qu’ils nous proposent, qui informent correctement leur clientèle et qui guident habilement ceux qui risquent de se sentir égarés au milieu des quelques centaines de pipes qui leur font de l’œil.

Malheureusement, tout au long de mon parcours de fumeur de pipe, j’ai observé que les Windels et les Petyt, ce sont en vérité des merles blancs. Les plus grandes conneries et les contre-vérités les plus flagrantes, c’est dans des civettes belges et françaises qu’on me les a débitées. Et ce sont des commerçants soi-disant spécialisés qui ont fait montre en ma présence de l’ignorance la plus crasse. Et parfois même de cette si typique condescendance des ignares. C’est cette majorité de marchands incompétents qui m’a à tout jamais chassé des rues commerçantes au profit des autoroutes digitales. D’autant plus que j’ai constaté d’emblée que loin d’être un endroit froid et sans âme où l’achat d’une pipe se limiterait à une transaction impersonnelle, l’internet est un vrai vivier de marchands réellement passionnés et connaisseurs qui se font un plaisir de vous informer, conseiller et guider. Et qui développent petit à petit un vrai rapport avec vous. Et qui apprennent à connaître vos goûts. Tenez, à plusieurs reprises, Mike Glukler m’a refusé de me vendre une pipe. Parce qu’il savait que je serais déçu. Parce qu’il savait que la pipe ne fumerait pas convenablement. Pas pour moi en tout cas. Marty Pulvers m’a conseillé telle pipe d’artisan X plutôt que telle autre qu’à première vue je préférais. Parce qu’il savait que le tirage ou la finesse du bec me conviendraient mieux. Il est arrivé à des marchands en ligne de m’envoyer les trois pipes entre lesquelles j’hésitais, afin de m’aider à faire un choix. Certains ont puisé dans leur cave personnelle pour me fournir quelques boîtes de tabacs en rupture définitive de stock.

Cessons donc de brosser des tableaux en noir et blanc et de perpétuer le mythe du contraste entre propriétaires de civette serviables et connaisseurs et commerçants en ligne distants et indifférents. Cette opposition est fausse et injuste.

Cela étant, nous devons nous poser la question si les prix plus élevés dans le commerce classique sont vraiment justifiés. Il va de soi qu’un magasin établi dans un bâtiment au beau milieu de quelque rue commerçante demande un investissement nettement plus important qu’un site web. Par conséquent, il est logique qu’un commerce en ligne peut se permettre d’écouler sa marchandise moyennant des prix inférieurs à ceux pratiqués par la concurrence traditionnelle. Mais quel pourcentage supplémentaire sommes-nous prêts à débourser au Caïd, à l’Oriental ou autres Civette du Palais Royal ? 10% ? 15% ? 20% ? A chacun pour soi de trancher. Ceci dit, il m’arrive de voir des différences de prix que rien n’arrive à justifier, du moins à mes yeux, si ce n’est la cupidité du commerçant.

Démonstration.

Il y a deux ans, j’avais déjà signalé dans un article qu’une Viprati de la série Dali était proposée par La Pipe du Nord à Paris au prix de € 368, alors que sa copie conforme était offerte pour € 240 par La Pipe Rit à St. Claude. Deux commerces traditionnels avec une présence en ligne, établis dans le même pays et pourtant une différence de prix de 53%. Etonnant pour ne pas dire incompréhensible.

Bauer viennoise La Pipe du Nord €505 Bauer viennoise La Pipe du Nord €505Cette semaine, je suis tombé sur des écarts de prix encore plus surprenants. Voilà que Pierre Voisin de La Pipe du Nord met en ligne une demi-douzaine d’écumes Andreas Bauer. Cette maison de confiance autrichienne fabriquait à Vienne des pipes de qualité jusqu’au moment où l’Etat turc a interdit l’exportation de l’écume de mer. En 1990 elle s’est donc fait reprendre par Koncak, un concurrent turc, qui, depuis, se sert du nom Bauer pour commercialiser des écumes haut de gamme. Chacune des six Bauer en vente sur le site web parisien porte une étiquette de prix qui me laissé bouche bée : € 505 ! J’ai donc mené une petite enquête.

Les écumes Bauer sont distribuées en Europe par l’entreprise allemande Otto & Kopp. (www.otto-kopp.de/) Une Bauer classique, sans silver spigot, comme celles proposées à La Pipe du Nord, a un prix indicatif de € 225. D’ailleurs, les divers détaillants allemands ne s’écartent guère du tarif recommandé par leur fournisseur : ainsi Peter Heinrichs affiche un prix de € 220, alors que Pfeifenstudio Frank, le commerce d’Achim Frank, demande 10 euros de plus. En tout cas, on est loin des € 505 des Bauer de chez Voisin.

Inutile de vous exciter en me jetant à la figure que je suis de mauvaise foi et que je compare des pommes et des oranges. Calmez-vous. Je l’admets sans détours : les pipes distribuées par Otto & Kopp, ce sont des Bauer faites en Turquie, alors que celui qui se fait appeler " le pipier de Paris " spécifie sur son site web que les siennes, ce sont des Bauer de " fabrication ancienne ". Ce sont donc des reliques de la grande époque viennoise. Normal que de pareils objets de collectionneur se vendent à des prix tout différents ! Oui, en théorie. Mais est-ce vraiment le cas ? Pour répondre à cette question, il suffit de faire une petite recherche sur Google.

Première constatation : les Bauer originelles d’avant la reprise turque, on en trouve encore. Neuves et infumées. Finalement elles ne sont pas si rares que ça. Deuxième constat : les Bauer viennoises ne sont absolument pas plus chères que leurs petites sœurs turques. Chez Rajek’s House of Smoke une Bauer viennoise neuve coûte exactement € 225. Schneiderwind en vend même quelques-unes à des prix qui se situent entre 128 et 140 euros, mais il faut ajouter que ces vieilles Bauer-là, gainées de cuir, ne sont pas aussi nobles que les virginales déesses blanches. Quant au fameux marchand américain Bob Hamlin, il demande entre $250 et $275, soit entre € 195 et € 215, pour une "vintage" Bauer jamais fumée.

Bauer viennoise Rajek €225
Bauer viennoises Bob Hamlin €195-215

Voilà, j’avais bien raison d’être abasourdi. Il s’avère en effet que La Pipe du Nord pratique des prix qui sont deux fois et demie plus chers que ceux de la concurrence. Faut le faire. Moi, je n’aime pas qu’on me prenne pour un con. Et vous ?

A propos, si ce genre d’écume " de fabrication ancienne " vous tente, si vous êtes séduit par ces objets de collection que le pipier de Paris dit " exceptionnels ", si vous êtes convaincu qu’une Bauer originelle est à coup sûr un investissement en or, je vous conseillerais une petite visite au site web des Bisgaard. Le prestigieux détaillant danois vous propose en ce moment une jolie Bauer viennoise préfumée au prix de € 68. (www.aab-taxfreepipes). Ca me semble une bonne affaire. Et si vraiment vous avez € 505 à claquer en écumes de mer de qualité, je vous conseillerais volontiers de vous offrir trois ou quatre Fikri Baki. (bakipipes.html) Vous m’en direz des nouvelles.

écume Bauer Bauer viennoise estate Bisgaard €68