Point de bricolage !

par Erwin Van Hove

30/08/10

Il y a exactement deux ans, dans un article intitulé Foin du bricolage !, j’avais présenté et examiné les pipes achetées au cours d’une année. La conclusion était tout aussi irritante que décevante : une pipe sur trois avait nécessité soit du bricolage, soit des modifications par un pro, soit même un retour à l’expéditeur. Sans conteste, le souci le plus récurrent, c’était un tirage problématique causé la plupart du temps par un bec insuffisamment ouvert. (artbricolage.htm)

Qu’en est-il aujourd’hui ? Est-ce qu’un pourcentage élevé de pipiers continuent à nous livrer des pipes mal construites ou y a-t-il, au contraire, une évolution positive due au fait que la religion du passage d’air d’au moins 4mm, des becs percés en V, des flocs adaptés à la longueur de la mortaise, se répand et fait de plus en plus de fidèles ? Plutôt que d’émettre une opinion, j’opte pour une approche empirique. Je jetterai donc en votre compagnie un œil critique sur les pipes que j’ai acquises ces deux dernières années. Voici donc sans tarder un aperçu alphabétique.

Axmacher, Frank

Si ce pipier à l’éternel sourire et au regard intense est célèbre pour ses créations originales et novatrices, lui-même préfère tailler des formes traditionnelles, tout en y apportant une touche personnelle. Et il faut le dire, Frank connaît ses classiques : il maîtrise avec un égal bonheur le langage esthétique anglais et le design à la scandinave. Pour preuve ces deux sablées qui n’ont rien de spectaculaire mais qui sont éminemment élégantes. Etudiez les lignes de cette lovat, l’image parle pour elle-même. Quant à l’autre, en quelque sorte un croisement entre une horn, une cutty et une belge, outre ses lignes fluides, j’apprécie beaucoup sa finition anthracite mate. Niveau confort et fumage, ces pipes correspondent exactement à ce qu’on est en droit d’attendre d’une Axmacher : des becs finement travaillés et agréables en bouche, un tirage exemplaire. La horn/belge dédiée au burley et la lovat vouée au latakia savent toutes deux se mettre au service du goût du tabac. Achetées au moment où le dollar avait chuté, à €190 pour la horn neuve et à €125 pour la lovat estate, ce sont des maîtres-achats.

Baki, Fikri

Je ne peux le répéter assez souvent : si l’envie d’une écume vous prend, visitez d’abord le site bakipipes.html pour jeter un coup d’œil sur les Baki. S’il arrive de temps à autre que l’exécution du pipier turc ne soit pas tout à fait irréprochable, il n’en reste pas moins vrai que la qualité du travail de Baki est nettement supérieure à ce que propose la concurrence. Voici donc deux nouvelles venues dans mon harem turc : une pipe du groupe 2008 et une interprétation de la célèbre Dunhill 120 faite à ma demande. Ce sont de belles écumes avec des tuyaux en cumberland assez confortables, bien que la lentille de la billiard courbe ait pu être plus prononcée pour apporter un soutien plus efficace aux dents. A ma demande explicite, Baki a veillé à ce qu’une chenillette passe facilement à travers le passage d’air entier de la 120. Les deux pipes fumées au latakia se comportent comme mes autres Baki : sans problèmes et avec un goût agréable. Ces déesses blanches confirment donc la réputation du maître contemporain de l’écume.

Barbi, Rainer

Il est très rare de trouver une Barbi qui ne soit pas élégante et à coup sûr ce ne sera pas cette petite sablée qui portera atteinte à la réputation d’esthète dont jouit le maître allemand. C’est une pipe tout en finesse avec son foyer conique, avec sa tige svelte à la courbe raffinée, avec sa décoration en corne et avec son bec étroit et fin. Vu son foyer en V, j’ai essayé de la dédier au virginia, mais en vain : les parois chauffaient trop. Maintenant qu’elle est dédiée au semois et à condition de ne pas tirer comme un forcené, c’est une pipe agréable, mais sans atteindre des sommets en matière de saveur. Le plaisir qu’elle procure, réside davantage dans son poids-plume et dans son bec qui s’oublie en bouche.

Barbi, Rainer

Cherepanov, Sergey

Cette année, je me suis offert quatre pipes de ce Moscovite qui débute sa carrière. Les deux premières, je les ai achetées pour une centaine d’euros. Les deux suivantes, trois mois plus tard, pour un prix de 170 euros en moyenne. Dans un article datant de mai de cette année (testcherepanov.htm), j’ai expliqué en long et en large ce que je pensais des deux premières. En comparaison, les nouvelles sont mieux poncées, polies et finies. Je peux même vous dire qu’une des deux a une finition remarquablement réussie pour une pipe qui est à peine plus chère qu’une industrielle décente. Depuis le show de Rheinbach où Martin Reck exposait une série de Cherepanov, me sont parvenues certaines observations peu flatteuses sur les finitions du Russe. Vu que les critiques qui ont formulé ces réserves, sont indéniablement connaisseurs, je vous transmets leurs impressions, tout en ajoutant que mes deux derniers achats ne présentent pas les tares dont ils se plaignent. Est-ce que Sergey Cherepanov fait des pipes au-dessus de toute critique ? Non. D’ailleurs, j’ai dû élargir le floc de l’apple achetée en mai, vu que le tuyau avait fini par être trop lâche. Mais bon, ce petit pépin arrive à pas mal de pipes taillées dans un climat qui diffère de celui où réside le client. Est-ce qu’il livre du bon travail tenant compte du prix demandé. Que oui. D’autant plus que ces quatre pipes sans exception respirent parfaitement bien et réussissent à produire un goût vraiment agréable. En faisant preuve d’un esprit un peu plus perfectionniste et en visant une plus grande uniformité dans ses becs, Cherepanov a le potentiel de devenir à terme un pipier excellent, d’autant plus qu’il semble avoir le talent inné de tailler des formes séduisantes.

Chheda, Premal

C’est ma première pipe de cet artisan amateur, propriétaire de la civette en ligne Smokers’ Haven (smokershaven.com/). Un modèle vraiment original dont les lignes fluides sont parfaitement respectées par un sablage très superficiel et une finition mate. Chheda, dit-on, examine de près les high grades qu’il distribue et ça se remarque : l’exécution et la finition sont excellentes, surtout dans la fourchette de prix qu’il pratique. Bien qu’une estate, cette pipe s’est immédiatement plu en compagnie des virginias dont elle rend les saveurs complexes avec dévouement. Ca tire bien, c’est confortable en bouche. Chapeau.

Chheda, Premal

Claessen, Dirk

LA révélation ! Un pipier belge qui avant son départ pour l’Espagne vivait à quinze kilomètres de chez moi ! Mais avant tout un nouveau pipier au potentiel immense. Quand j’ai examiné ses toutes premières pipes, j’étais bouche bée : cet autodidacte qui a appris l’art de faire des pipes en étudiant l’ouvrage des artisans qu’il admire et qui brille par sa modestie voire par son manque d’assurance, fait tout comme il faut et propose des pipes extrêmement bien faites pour des prix somme toute dérisoires. Depuis notre première rencontre pendant laquelle Dirk m’a offert la jolie lovat rustiquée, je me suis donc offert trois Claessen : la petite billiard aux accents de brandy, avec son rusticage original et séduisant, et deux lisses au grain spectaculaire et à la forme plus aventureuse. Que dire de ces pipes si ce n’est que toutes les quatre, elles sont confortables à souhait, qu’elles respirent à perfection et qu’elles sont vraiment savoureuses. Niveau esthétique, pas tout ce que Claessen fait ne m’emballe. Il a encore du progrès à faire. Par contre, en tant qu’outils de fumage, déjà aujourd’hui, ce sont des pipes qu’il est difficile à améliorer. Bref, je ne vais pas de si tôt arrêter de m’offrir de nouvelles Claessen.

Comoy’s

Ca fait des années que je me sens séduit par ce genre de grosse bobonne. Il s’agit d’une création française, mais ce sont des marques anglaises telles BBB, GBD et Comoy’s qui l’ont popularisée. Il y a une bonne décennie, je m’étais offert une BBB pareille en finition naturelle, affriolante comme tout, mais qui s’est avérée un terrible navet. J’étais donc resté sur ma faim jusqu’à ce que Briarblues propose cette Comoy’s des années 50. Jamais fumée ! J’ai sauté dessus. Et bien, c’est la déception. Même avec des latakias dans le genre Rambo qui pardonnent à peu près tout, la saveur de cette pipe est tout au plus médiocre. En plus, elle a un tuyau en ébonite qui oxyde à vue d’œil. Quel dommage. Il faudra un jour que je demande à David Enrique de me copier ce genre de modèle. Là, au moins je serai à peu près sûr d’avoir une pipe dont le plaisir gustatif sera à la hauteur de son look.

Comoy’s

Davis, Rad

Après l’achat de ces trois pipes, je possède désormais dix Davis. Ca ne doit pas étonner : Rad est l’archétype du pipier que j’apprécie. Il se base sur la tradition pour créer des variantes personnelles et attractives, il sable à merveille, il est soucieux du confort de ses becs, il sait faire au niveau de l’exécution et de la finition la distinction entre l’essentiel et le superflu. Il travaille donc rapidement et efficacement, ce qui lui permet de pratiquer des prix sages. La poker et la rhodesian étaient des commandes, alors que l’acorn à tige en bambou sablé, je l’ai achetée en estate. Que dire ? La poker est réservée au semois, la rhodesian au latakia et l’acorn au virginia. Toutes les trois sont agréables et aucune ne me cause de problèmes. A noter : les tuyaux en tuskanite que j’apprécie particulièrement. Ils égalent le confort de l’ébonite, mais présentent le grand avantage de ne pas oxyder. Rad est une valeur sûre et ces trois pipes le confirment.

Duca Pipe

Voici une très belle pot en morta sablé, taillée par Massimiliano Rimensi. Quoique depuis des années, je ne sois plus grand fan des italiennes par trop souvent lourdaudes, je n’ai fait ni une ni deux quand j’ai découvert chez Smokingpipes cette petite pipe élégante au sablage superbe et, ô surprise, au tuyau en cumberland. Il me la fallait. Quand elle est arrivée, j’ai été déçu par l’épaisseur du bec. Pourquoi, nom d’une pipe, un poids-plume pareil aurait-il besoin d’un bec tellement massif (4,4mm) ? Premier fumage : la catastrophe ! Ce machin ne tire pas et s’éteint pour un oui pour un non. J’entends du jus glouglouter et le latakia ne développe pas sa saveur. Comment est-il possible de livrer du travail tellement nul sur ce genre de modèle simple et droit ? La réponse est évidente : parce que Rimensi continue à être convaincu que des passages d’air étroits et des becs très peu ouverts font l’affaire. Tant qu’il ne changera pas d’avis, il ne me vendra plus de pipes. Point barre. En tout cas, moi qui ai horreur de bricoler, j’ai dû repercer le passage d’air et ouvrir le bec. Maintenant, ça se fume convenablement.

Incontestablement Massimiliano Rimensi fait de belles pipes et on ne peut pas dire que ses prix soient tirés par les cheveux. Et cependant je constate que chez Smokingpipes, un commerce qui s’adresse avant tout à une clientèle de fumeurs de pipes artisanales, bon nombre de Duca traînent sur le site depuis pas mal de temps. Sans vouloir tomber dans le piège d’une conclusion hâtive, j’ai du mal à penser que c’est un hasard.

Enrique, David

Une canadienne, une Mimmo, une pickaxe, une McDonald et deux LC, voilà la récolte de ces deux dernières années. Quand je compare cette demi-douzaine de pipes avec mes Enrique plus anciennes, ça saute aux yeux : David a réalisé un immense progrès. Désormais il maîtrise les classiques et il a du talent pour interpréter avec bonheur des formes plus contemporaines. Ses pipes sont élégantes, fluides, bien proportionnées et résultent d’un bon œil pour la composition. Prenez le temps de regarder par exemple la McDonald et la pickaxe et à coup sûr vous comprendrez ce que je veux dire. Même si très tôt dans sa carrière, David faisait déjà des becs confortables, ils manquaient de cohérence et d’uniformité : d’une pipe à l’autre leur sensation en bouche pouvait sérieusement varier. Dorénavant tous les becs procurent la même sensation sensuelle : tout est doux et arrondi. Côté passage d’air, toute Enrique est irréprochable, ce qui résulte en un tirage naturel, sans effort. De ces six pipes, seule la Mimmo hésite à se mettre au service du tabac qui lui est confié. Les autres sont vraiment savoureuses. David Enrique est devenu une valeur sûre et reste cependant l’un des pipiers au monde au rapport qualité/prix le plus attractif.

Genod

Toute mignonne, cette petite billiard à tige en losange. Du très vieux bois en plus puisqu’il s’agit d’un montage contemporain d’une tête plus ou moins centenaire, marquée G.V.G. (Georges Vincent Genod). Ca promet pour le fumage ! Pourtant, c’est la douche froide : elle ne respire pas et glougloute. Elle fume comme un pied. Inspection faite, je découvre deux sérieux défauts : d’une part le bec n’est absolument pas assez ouvert, d’autre part le passage d’air n’est pas percé au milieu de la paroi de la mortaise et, par conséquent, l’ouverture du floc ne correspond pas à celle dans la mortaise. Foirer un perçage dans une pipe droite et si courte n’est pas donné à tout le monde. Il faut le faire ! En tout cas, me voilà obligé de bricoler. Maintenant que j’ai ouvert le floc et le bec, la Genod fume bien, mais sans développer de goût mémorable malgré l’âge de la bruyère. Une pipe décevante.

Genod

Jopp, Uwe

Ca faisait des années que je voulais essayer une pipe du spécialiste allemand du perçage courbe, mais celles qui me plaisaient, étaient toujours vendues. Voilà qu’un jour je découvre ce modèle asymétrique avec une belle harmonie entre straight grain et oeils-de-perdrix. Une forme qu’on aime ou qu’on déteste. Moi, elle me fascine. Malgré le perçage courbe réalisé dans une tige très peu épaisse, le passage d’air est parfait. D’ailleurs une chenillette passe sans effort de la lentille au foyer. Un tuyau au bec bien ouvert est la cerise sur le gâteau. Je fume très régulièrement cette pipe bourrée de semois et à chaque fois, c’est un vrai plaisir : elle se fume toute seule et met bien en valeur le tabac. 260 euros pour une création originale dans du bois de cette qualité-là, c’est vraiment plus qu’honnête. J’attends impatiemment d’en trouver une autre qui me tente.

Larrysson

En découvrant il y a quelques années les premières pipes de Paul Hubartt, un expatrié américain vivant dans le sud de l’Angleterre, j’ai décidé de suivre de près l’évolution de ce pipier amateur. J’ai bien fait parce que mes deux Larrysson sont des pipes remarquables. La bruyère de la poker est absolument superbe : un océan de minuscules et fins oeils-de-perdrix en combinaison avec un cross grain parfaitement horizontal situé exactement au milieu des deux parois latérales. Et tout ça sans aucun sandpit. Quant à l’egg gigantesque, malgré l’étendue de sa surface, la bruyère très pâle est d’une pureté et d’une uniformité de couleur exceptionnelles. Remarquez que depuis, elle a pris une très jolie patine miel d’une régularité étonnante qui accentue un ring grain impressionnant. Les deux tuyaux sont en acrylique, matière dont je ne suis pas particulièrement fan, mais j’avoue que, sans atteindre des sommets de finesse, les becs sont passablement confortables et bien modelés. Au moment de l’achat de cette egg à l’énorme fourneau en cheminée, je me faisais un peu de soucis pour le tirage. A tort. Tout comme la poker, la XXL se fume comme un charme avec le semois. Paul Hubartt sait faire des pipes.

Larrysson
Larrysson

Millville

Chaque fois que je vois une Millville qui me plaît, je me sens tenté. Non pas que je sois tellement fan de l’esthétique charatanienne de Dennis et John Marshall, mais parce que je possède une monumentale dublin en finition naturelle au bois exempt de tout défaut, faite main par ces ex-salariés de chez Charatan, qui est l’une des toutes meilleures fumeuses dans ma collection. Son goût est une pure merveille. Malheureusement, la svelte dublin que voici est loin d’atteindre ce niveau. Remarquez que sa saveur n’est pas mauvaise, mais le miracle ne se répète pas. En plus, les parois fines ont tendance à chauffer quand on n’y prête pas garde. Côté exécution et finition, c’est respectable, sans plus. Une petite pipe à traiter avec des gants de velours.

Millville

Morel, Pierre

C’est avec nostalgie que je me souviens de ma première Morel. C’était une pot XXL avec des parois imposantes et un tuyau en cumberland, qui se distinguait particulièrement avec le semois. Elle arborait cette finition satinée où le brun vire aux tons orange et rosâtres, si typique pour Morel et que j’adore. J’ai fini par la vendre à cause de son bec vraiment trop épais pour moi. Je le regrette jusqu’à ce jour. D’ailleurs si celui qui me l’a achetée, lit ces lignes et envisage de la revendre, je suis preneur.

Ces dernières années, Pierre Morel semble avoir trouvé son deuxième souffle. Depuis qu'il a pris sa retraite, il lui reste davantage de temps pour tailler des pipes signées Morel ou pour aller choisir ses plateaux chez Mimmo. Il a également découvert le web, y a repéré des pipiers qu'il apprécie tels Rad Davis ou Frank Axmacher et est entré en contact avec des gens qui ne se bornent pas à fumer des françaises. Malgré sa stature de vieux maître, Il les a écoutés et s'est adapté à leurs exigences. Ainsi, il soigne particulièrement les becs des pipes qu'il livre à La Compagnie des Pipes. Voici deux Morel qui illustrent parfaitement cette évolution. La dublin a été achetée chez La Pipe Rit. La LC, Pierre l’a taillée à ma demande. La dublin est vraiment jolie, mais est montée d’un tuyau traditionnel assez épais. La LC, elle, se termine par un bec fin, mais bien ouvert, efficace et agréable en bouche. Cette majestueuse billiard courbe respire la classe : ses proportions sont parfaites, ses lignes fluides. En outre, voilà une française courbe qui permet à une chenillette de traverser avec facilité le passage d’air entier. Là où les deux pipes se rejoignent, c’est au niveau du fumage : toutes deux respirent avec naturel et produisent une saveur vraiment douce et agréable. Rien à redire.

Vu sa carrière de salarié chez Chacom, Pierre Morel n’a jamais joui d’une réputation de vedette internationale de la pipe. C’est une injustice. Mais les choses semblent changer : depuis quelque temps des connaisseurs des deux côtés de l’Atlantique s’intéressent à son œuvre. Comme quoi la qualité finit toujours par être reconnue. En tout cas, moi j’attends impatiemment la livraison de mes nouvelles commandes.

Moretti

Bien sûr cette Moretti n’a ni une forme raffinée à la japonaise, ni un bec fin à l’allemande, ni un sablage spectaculaire à l’américaine. Comme toujours avec les pipes de Marco Biagini, son intérêt et sa force se situent d’abord ailleurs, notamment dans le réel plaisir gustatif qu’elle procure. Il est en effet extrêmement rare que la saveur d’une Moretti déçoive. Et puis, il faut quand même le dire, cette pipe a d’autres atouts : une ligne nerveuse et dynamique, un sablage en dentelle qui révèle avec précision un grain intéressant que j’ai toujours du plaisir à regarder, une teinture chaude avec pas mal de nuances que j’apprécie beaucoup. Une belle et bonne pipe pour une bouchée de pain.

Moritz, Jürgen

Comme l’a si justement remarqué Marty Pulvers sur son site, il est surprenant, voire incroyable que ces pipes si fines et sveltes, tout en dentelle, soient taillées par ce géant à la carrure impressionnante. Et pourtant, c’est un fait : Moritz est le roi de la finesse. Ma plus petite pipe, c’est une Moritz. Ma pipe à la tige la plus fine, c’est une Moritz. Ma pipe au bec le moins épais, c’est une Moritz. Et c’est pareil pour l’esthétique : chez Moritz on ne trouve guère de tape-à-l’œil. La plupart du temps il cherche à réinterpréter les classiques britanniques et danois en y apportant une touche raffinée. Les trois pipes que voici illustrent à merveille mon propos. Regardez la apple. N’est-ce pas du Dunhill tout craché embelli d’une bague en corne toute sobre ? Et la composition à bambou, plus organique, n’est-ce pas là un bel hommage à l’espiègle légèreté du grand Sixten ? Quant à la dernière, ne fait-elle pas une gracieuse révérence à la fois au rusticage si particulier d’Eltang et à l’intemporelle élégance d’une Bing ?

Pour le fumage, je peux être bref : toutes trois fument comme un charme, s’oublient en bouche et dorlotent les papilles gustatives. Jürgen Moritz est et reste un de mes pipiers favoris.

Purdy, Will

Avec Will Purdy, on reste sans conteste dans le registre du raffinement et de l’élégance. Regardez-les, ces deux belges, et avouez-le : tout est finesse et sobriété. Ajoutez à cela une exécution et une finition d’un obsédé de la perfection et vous aurez compris qu’il s’agit là de deux pipes irréprochables. La petite s’harmonise à merveille avec le virginia alors que sa sœur aînée se plaît bien en la compagnie d’un bon semois. Du semois dans une belge, le comble de la belgitude ! Ces deux pipes me procurent un immense plaisir, d’autant plus qu’elles sont liées à un beau souvenir : Will m’a remis ces belges en main propre au cours d’un déjeuner fort agréable dans un restaurant bruxellois.

Quagliata, Ryan

A notre époque où toutes les dix minutes un nouveau pipier ouvre un site web, on crie avec une déconcertante régularité au génie. Notamment dans la pléthore de forums on applaudit, on chante les louanges, on recommande. Ryan Quagliata m’avait été chaudement recommandé. Et je dois avouer qu’en effet le passage d’air de cette canadienne à la tige assez originale est bien exécuté, que par conséquent le tirage ne pose aucun problème, que le bec est confortable et modelé avec soin. Par contre, niveau goût, ce n’est pas fameux, même avec le semois pourtant connu pour son indulgence. Quant à la finition de cette pipe, je serai clair et net : jamais, mais alors jamais, je n’ai vu une pipe artisanale au sablage aussi ridiculement nul et à la teinture aussi phénoménalement irrégulière et abominable. Une honte. Je persiste et signe.

Quagliata, Ryan

Senatorov, Sergey

Equivoque. Voilà le terme qui résume le mieux mon sentiment à l’égard des deux Senatorov présentées dans mon aperçu datant de 2008. Elles fumaient bien et s’avéraient savoureuses, mais côté exécution et finition, Sergey avait visiblement encore pas mal de progrès à faire. L’a-t-il réalisé depuis ? C’est à voir. Il est incontestable que ces dernières années, Senatorov a développé un style de sablage particulièrement impressionnant et propose, en outre, un bel éventail de pipes séduisantes. Et puis, depuis le pipe show de Rheinbach me sont parvenus des commentaires fort positifs sur la qualité du travail du pipier de Riga. Loin de moi la volonté de les contredire. Toutefois, je suis au regret de constater que mes deux derniers achats ne réussissent pas à confirmer ces témoignages.

Commençons par la sablée. J’adore sa composition compacte et virile et je suis bouche bée devant son sablage rien moins qu’époustouflant. Par contre, une petite courbe avec un bec d’une largeur de 23mm ( !!), d’une épaisseur de 4,4mm et avec une lentille qui semble avoir été taillée pour un lutteur de sumo, ça fait rire. Jaune. N’empêche qu’elle tire bien et se montre agréable avec le latakia. Passons à la calabash. Elle présente le grand avantage de ne point nécessiter de commentaires nuancés : cette pipe, elle est nulle de chez nul. Un désastre. Tirage exceptionnellement problématique. Glougloutage qui rappelle le narghilé voire le bong. Littéralement infumable, ce machin. Tout pipier qui vend ce genre de navet, mérite un coup de pied dans les bijoux de famille.

David Enrique l’a sauvée en remplaçant le tuyau et en bouchant tous les trous dans le fond du foyer à part celui du milieu. Depuis, cette calabash se fume correctement, sans pour autant s’être entièrement défait de sa tendance au glougloutage. Ce n’est pas de si tôt que je m’offrirai une nouvelle Senatorov.

Vollmer & Nilsson

Connaissez-vous le terme anglais a musician’s musician ? Il désigne le genre de musicien qui n’est pas adulé du grand public, mais qui est fort apprécié des connaisseurs et en particulier de ses collègues. Martin Vollmer et Anders Nilsson sont pareils : ce ne sont pas des vedettes, mais quand des connaisseurs dressent la liste de leurs pipiers favoris, il y a de fortes chances que les demi-frères suédois y figurent, tout comme Jörn Larsen. Ainsi, Marty Pulvers qui voit pourtant défiler devant ses yeux la fine fleur de l’univers de la pipe, est un fan inconditionnel. C’est que Vollmer & Nilsson ne font pas des pièces de collection. Ils font des outils de fumage. Ce n’est pas cette billiard classique qui s’inspire de la légendaire Dunhill LB, qui va ternir cette solide réputation. Cette pipe parfaitement bien taillée, légère, confortable et discrète, je l’adore. C’est une machine à fumer performante qui ne déçoit jamais. Je tire mon chapeau.

Vollmer & Nilsson

A propos, ne trouvez-vous pas comme moi que cette pipe aurait pu faire partie de la rotation du commissaire Maigret ?

Weaver, Bruce

Cette pipe qui s’inspire visiblement d’un modèle de Larry Roush, est un monstre. C’est grand, c’est gros, c’est lourd. Impossible de la fumer en la calant entre les dents. Remarquez qu’elle n’est pas moche avec son sablage plus que respectable et sa forme somme toute bien proportionnée. En plus, elle tire correctement et elle aime bien le latakia. Côté exécution et finition, c’est OK, sans plus. A part ses dimensions pantagruelesques, je n’ai pas grand-chose à lui reprocher et pourtant elle me laisse de marbre. Des pipes sans âme, ça existe. Mais qui a besoin d’une pipe correcte pour laquelle on n’éprouve aucune sympathie ?

Weaver, Bruce

Au terme de cet aperçu de quarante-trois pipes, le moment est venu de faire le point. Trente-huit de ces pipes sont à cataloguer dans la catégorie de celles dont le confort, le tirage et la saveur vont du satisfaisant à l’excellent. Sans pour autant être des pipes mal construites, deux exemplaires me déçoivent par leur goût peu agréable. Restent trois pipes qui ont nécessité une intervention de ma part ou de la part d’un professionnel afin de les rendre fumables. Trois sur quarante-trois, ce n’est pas la fin du monde. En tout cas, on est très loin du chiffre effarant noté en septembre 2008.

Que faut-il conclure de cette étonnante disparité entre mes observations de 2008 et celles d’aujourd’hui ? Que je suis devenu plus indulgent ? Je ne le crois pas. Bien au contraire. Que j’ai choisi avec plus de discernement les artisans à qui j’ai acheté des pipes ? C’est possible, mais rien n’est moins sûr. Qu’on trouve sur le marché de la pipe artisanale de moins en moins de pipes qui pèchent contre les règles fondamentales de la dynamique des fluides ? Donc que la qualité moyenne de l’exécution des passages d’air et des becs a progressé ? Cela ne m’étonnerait pas. J’en suis même assez convaincu. Et ça, mes amis, n’est-ce pas une excellente nouvelle ?

Examinons les trois pipes aux évidents problèmes de tirage. Il y a la calabash de Senatorov. Il faut savoir qu’il n’est pas donné à tout le monde de se lancer dans la fabrication de ce genre d’objet. Pour comprendre le fonctionnement de ce modèle si particulier et pour éviter les pièges qui lui sont inhérents, il faut une longue expérience. Dans la fougue de la jeunesse, Sergey a surestimé son habileté. Ca peut arriver. Cela n’empêche que ses autres pipes respirent parfaitement bien. Ensuite, il y a la Duca. Voilà un pipier têtu qui croit dur comme fer que des passages d’air largement ouverts sont une hérésie. On voit le résultat. Reste la Genod. On connaît la rapidité avec laquelle les grands fabricants français percent les passages d’air. Le résultat est donc souvent approximatif. Bref, une erreur de jeunesse, une conviction périmée et erronée et du travail bâclé, voilà ce qui a causé les problèmes rencontrés.

Ce constat nous permet de conclure qu’à condition de percer suffisamment large, aussi et surtout dans le bec, et de veiller consciencieusement à ce que le passage d’air soit le plus uniforme possible, il est pour ainsi dire exclu de produire une pipe dont le fumage s’avère problématique. Bref, pour faire une pipe performante, il ne faut ni être ingénieur, ni magicien. Outre l’outillage nécessaire, il suffit d’un minimum de talent et de motivation, d’une certaine expérience et d’une bonne dose de bon sens. Et d’avoir examiné et fumé des pipes bien construites. Et d’être à l’écoute de la clientèle. En fin de compte, c’est rassurant, non ?