Errances d’une volute

par Laurent M

17/06/19

Saison 5 - Roper’s roundels le physiophile

Qui est mon meilleur ami ? C’est une question terrible que me pose l’image de la boîte du Roper’s Roundels, appelons-le Rop par simplicité. Fondamentale même car l’amitié, l’agapè grecque, me pousse à considérer les autres humains comme des amis potentiels, susceptibles d’échanger des paroles, des sentiments, des passions. Bien entendu, dans mes bouffées misanthropiques, j’estime toujours que l’enfer c’est les autres, que la vile boue de l’humanité salope mon paillasson avec son hubris déchaînée à vouloir tout, tout de suite, en “temps réel” comme le clame les imbéciles apôtres de l’instantanéité carnassière et du présentisme lotophagien. L’Homme est un astre noir à éclats, alternant gouffres sombres et sommets lumineux, sorte de pulsar cheminant péniblement dans la spirale de sa petite galaxie.

Attendre le Scamandre

La galaxie, elle se présente à moi à l’ouverture de la boîte, dans sa compression originelle de Big bang, réunissant en un condensé d’univers une masse crémeuse de rondelles d’un beau brun clair tacheté de planètes plus sombres. J’ai l’attitude du Créateur tenant en ses mains l’infini des mondes et hésitant à les disperser, craignant que le résultat ne soit pas à la hauteur de son amour infini et qui décide, en un souffle, d’ajouter une graine de rédemption pour toutes les erreurs de ses créatures. C’est ce que l’on appelle la théologie du rachat appliqué à la tabagie. Des erreurs, l’humanité en a déversé plus que son content. La balance est lourde, le Scamandre commence à gonfler ses eaux. Il suffit certes d’un acte gratuit pour racheter bien des fautes, d’une repentance sincère, d’un acte bon, d’un amour sans borne, d’un don. Oui, nous sommes des astres noirs à éclats.

Bats la Laïka

Alors, que répondre à cette tendance misanthropique et savoir qui est mon meilleur ami ? La boite de Rop m’apporte une seule réponse, quasi-définitive : une image de chien sous laquelle trône comme une devise royale : “le meilleur ami de l’Homme”. Que doit-on conclure de cette assertion ?

La réponse est plus simple par la vertu de l’herbe à Nicot qui fait mieux que tous les philosophes réunis, les conventions internationales, les colloques, les séminaires, les incentives teams, les ice breakers : elle nous fait entrer en communion avec nous-même, notre fibre intime, aussi bien que le fait le dialogue silencieux d’un humain avec un chien. Et cela avec une fidélité et une obéissance loyale qui n’admet aucune dérogation, aucune trahison, aucune perfidie, aucune ombre. Le tabac est un chien fidèle. Ce que le chien nous donne, nous ne sommes pas en mesure de le lui rendre sachant qu’aucun chien n’a fait des expérimentations sur l’Homme, aucun chien n’a transformé l’Homme en bête de combat, aucun chien n’a conditionné l’Homme en outil à renifler des explosifs ou des truffes, aucun chien n’a envoyé un homme crever le premier dans un univers hostile, comme nous l’avons fait en balançant Laïka dans l’espace pour l’écouter mourir en gémissant, aucun chien n’a abandonné ses maîtres sur la route des vacances.

Baballe à Laïka

De quoi les rondelles de Rop sont-elles faites ? Tobacco Reviews est laconique : “Tin contains slices of a large-diametre rope with a black centre and mottled exterior part, similar to Dunhill Navy Rolls and Orlik Bulls-Eye.” On sait que c’est du Virginia/Périque avec du Cavendish. Vous m’en direz tant chère madame ! Il est toujours instructif de lire les commentaires parfois poussés des éminents essayeurs. On nous apprend que cela sort de la même machine qui fait (faisait) le Dunhill Navy Rolls et l’ Orlik's Bull's Eye, qu’il a des similarités avec le “MacBaren's Curlies” et le “Paul olson's My Blend Dark Pearl”, “Orlik Bull’s Eye”, “Escudo”, “Davidoff Flake Medallions”, “Stokkebye’s Luxury Bulls Eye Flake”. Il y a du clone dans l’air, de la pure race sortie de chez un éleveur, du copiage avec quelques variations dans le pelage !

A l’odeur, pas de parfum aromatisé, pas de cerise, de citron, de whisky, de trucs, de machins. Une bonne odeur fraîche d’herbe ramassée et de petits biscuits à la cuillère, de sablée à la note légèrement citronnée. Certains y décèlent une pointe de caramel mais pas moi. Une odeur de papier frais dans une armoire. Les rondelles sont disposées en cercles qui se chevauchent et au centre de chacune d’elle, le Cavendish plus sombre forme l’iris sombre d’un œil qui vous regarde comme celui, humide, d’un chien quand il sait que vous sortez avec lui faire une interminable partie de balle que vous lancez et qu’il ramasse. Tout cela paraît fort bien. Le bourrage est aisé mais dire cela n’est rien dire car dans une boite fraîchement ouverte, tous les tabacs restent souples et élastiques. C’est une Comoy qui ouvre le bal et immédiatement, le bon goût est là et quand je dis bon, c’est bon. Pas de la gnognotte à trois sous qui se fait attendre pour délivrer son goût. Non, un goût puissant, franc, généreux, ou le virginie domine, légèrement rendu piquant, mais pas mordant, par le perique et rehaussé de la note de fond du Cavendish. Des toutous comme ça, il faut bien les sortir en laisse, leur faire faire du sport en extérieur, les aérer, les muscler et les nourrir de bonnes pipes bien fournies. C’est tellement bon que j’en bourre immédiatement la Liskey et la Pencil de Bruno. Crénom, on prend toute la portée de chiots à ce rythme-là !

Rop n’roll

Ce tabac a l’intelligence des bêtes, instinctive, immédiate, organique. On sent que le dialogue va être bon, de ce genre de dialogue sans paroles pour lequel Mme Michu disait à propos des chiens qu’il ne leur manquait que la parole. C’est vrai qu’on peut dialoguer par le sens, les sensations, les émotions. il n'y a que notre outrecuidance légendaire qui peut faire croire que nous sommes les seuls au monde à savoir dialoguer et faire preuve d’intelligence. Tu parles d’une preuve quand on salope tout et qu’on remplit les océans de plastique. Ah ! Si les bêtes parlaient comme dans les fables de Monsieur de La Fontaine, que ne diraient-elles pas ? Que ne disent-elles pas tout bas dans l'hécatombe que nous leur faisons avec nos filets dérivants, nos produits chimiques qui font crever les batraciens, les vers de terre, les abeilles, toutes ces tentatives absurdes qui nous donnent l’illusion de maîtriser les évènements. Je vous le dis, les eaux du Scamandre déferleront sur nous pour nous nettoyer aussi bien que les écuries d’Augias le furent par Hercule.

“Il aime les plantes et les animaux”

Par le hasard des choses, mais le concept de sérendipité peut être variable et orienté, ma déambulation dans les rayonnages de ma bibliothèque municipale m’a amené vers ce coin retiré où personne ne va et que j’aime particulièrement, celui des littératures antiques et des pays dits “de l’est”, ces littératures où bat le cœur d’une vieille Europe aux racines plongeant au cœur du monde. Là, j’extrais de l’oubli un Plutarque : “L’intelligence des animaux” où est débattu le fait de savoir si les animaux ressentent les douleurs physiques et morales que nous leur infligeons et si nous sommes fondés à en user avec eux sans scrupule ni compassion. C’est un pont sur l’abîme du temps et le dialogue des protagonistes est d’une actualité brûlante qui fait ressortir que nous ne sommes pas hors du monde animal, mais bien immergés à fond, avec nos pauvres membres de primates imberbes. On accuse souvent l’Occident et les chrétiens d’avoir mis l’Homme au-dessus de la pyramide mais, à bien y regarder, c’est surtout ce fichu orgueil, le premier des péchés capitaux, qui nous harcèle pour dominer et assujettir au lieu d’avoir autorité pour juguler et faire vivre en paix. Alors vous direz que je m’égare loin des pipes et du tabac. Pas tant que ça. Lorsque je faisais du scoutisme, dans mon adolescence lointaine, j’ai récité la loi scoute et fait une promesse un soir, près d’un feu, à la nuit tombante, trois doigts étendus sur la croix de Jérusalem ornant le Baussant. Une main levée, le genre de souvenir qu’il te reste car des promesses solennelles, on n’en fait pas beaucoup. Elles sont généralement plus trahies que respectées. Que disait cette loi que je retrouve dans mon carnet “Pistes” de 1977 ? 6ème article : “Le Scout voit dans la nature l’œuvre de Dieu : il aime les plantes et les animaux”. “Il aime les plantes et les animaux” : sept mots pour tout dire et pour tout engager, qui fait que malgré toutes les vicissitudes de l’existence, j’ai toujours un penchant physiophile pour ce qui pousse, croît, fourmille, ronronne, feule, grouille et une distance cynique sur ce qui clignote, compte, grince, crisse, tape, compute, algorithmise. La vie est un tout unitaire, organique et nous sommes dedans avec nos allumettes, nos feuilles de tabac et nos pipes que l’on colle dans la gueule du chien. Voyez comme une plante qu’on aime (Nicotiana tabacum) nous ramène à des choses essentielles.

La boîte de Rop n’a pas d’image de chien fumant. On en presque déçu car la bonne bouille fripée du molosse anglais, dit “bulldog”, est indéniablement rattachée à celle d’un fumeur de pipe . Quelle idée de mettre un chien avec une pipe au point d’en avoir fait un nom populaire de café. On ne compte plus les “chien qui fume” comme restaurant. C’est une manière d'humaniser les animaux alors que nous faisons des efforts incommensurables pour nous abêtir. Je ne dis pas nous ravaler au rang de la bête, ce qui serait injurieux, mais nous abêtir, enlever les fonctions du raisonnement pour ne garder plus que les instincts, et les plus bas de préférence.

Chimères et mémères

Et nous humanisons tellement les bêtes que nous souhaitons parfois qu’elles nous ressemblent. Nous faisons des croisements permanents, des chimères.
Esope et La Fontaine faisaient parler les bêtes : Chimères !
Toutes nos espèces domestiques : Chimères !
Nos greffes de cellules animales : Chimères !

Nous n’avons de cesse de tout investir, tout conquérir, tout ramener à nous pour être au sommet dans cette rage permanente d’être à l’égal des dieux ou de Dieu. Hubris pour les Grecs, orgueil pour les Juifs et les Chrétiens, la soumission de la nature n’a été vue que dans son acception d’écrasement, pas de justice et encore moins d’équité. Mais les chimères se vengent. Elles reviennent hanter nos cauchemars. Avec Rop dans ma poche, je visitais en ce début mars le merveilleux musée Unterlinden de Colmar dans lequel je voulais revoir encore le retable d’Issenheim * du maître Grünewald. Du réalisme terrible de sa peinture ressort à la fois l’atrocité des souffrances et la douceur de la vie. Du panneau de la Résurrection tout en lumière et feu, un fumeur de pipe à l’esprit distrait promenant ses volutes imaginaires pourrait retenir seulement un gros éclair de lumière derrière la tête du Christ et des volutes flamboyantes dans les plis du suaire. Ce serait là pousser loin la rondelle de Rop dans des interprétations extrêmes que des historiens de l’art ou des théologiens ne peuvent imaginer. Le plus frappant, c’est sans doute le panneau de l’agression de Saint-Antoine, tiré par les cheveux par des goules, monstres quadrupèdes, êtres de cauchemar dont la caractéristique profonde est sans doute d'être partie liée à notre humanité. Nous aimons les animaux et nous en faisons des hommes afin que l’Homme puisse s’auto-absoudre de sa part bestiale et dire que le Mal ne vient pas de lui mais que la Nature l’a fait ainsi. L’Hubris, toujours l’Hubris dans notre île du Docteur Moreau à la taille de notre planète. Et Rop alors, dans les ruelles colorées de la cité alsacienne, après cette séance culturelle ? Petit parfum, petit caractère, petite forme. Rien qui ne dénote un tabac sauvage. On n’est pas dans le “wild” animal mais chez le toutou à sa mémère qui attend sa pâtée, sa laisse et sa promenade du soir pour aller pisser le long des réverbères.

Mais pendant que j’étais perdu dans mes pensées mélancoliques à Unterlinden, voici que j’arrive devant la Vierge à l’Enfant, dite de Niedermorschwihr. Mes yeux se sont perdus dans les plis du tissu, dans les magnifiques ondulations des cheveux et boucles de l’Enfant Jésus. Des volutes, des volutes encore, des volutes partout, comme un encensoir qui aurait perdu la raison. Des volutes capillaires qui font la moitié de la taille de la statue, qui tombent en cascade ondulante. Il ne manquerait plus qu’un petit souffle pour transformer cette jeune femme mélancolique en Vénus * entraînée par les souffles taquins des zéphyrs. La volute, signe de l’humanité la plus douce, alors qu’on la chasse de tous les endroits !

Not on the wild side

Rop, c’est la boite de 100 grammes ! Modèle sac à croquettes pour Saint-Bernard. J’en ai pour des jours. C’est Rop qui fait la fermeture de l’hiver et l’ouverture de printemps. Durant le temps qu’il se balade avec moi, quelques jolies dames sont passées : une liverpool Dirk Claessen, une Graco. Elles rejoignent la salle de bal, elles ont leur carnet ouvert pour la danse. C’est toujours un bon moment pour moi de choisir une pipe du jour. Elles sont toutes dans un étui et, avec le nombre, je ne sais plus qui est où. Je devine leurs formes par palpation et il y a toujours une surprise en les revoyant. “Tiens, tu es là, toi ? Bonjour, mais ce n’est pas pour aujourd’hui ! Je ne te présente pas à mon herbe de ce mois-ci”. Rop est un flake, il lui faut un petit fourneau pour se consumer lentement et moi, quand il y en a trop, je suis vite las. Parfois, j’ai fait l’essai de grands fourneaux pour les flakes. La pipe durait des jours et des jours, je la retrouvais au fond de mon sac en m’étonnant de ce passager clandestin. J’en prends parfois une série de quatre, que je bourre à l’avance, soigneusement et avec légèreté. Rop est gras sous les doigts et il faut que le tabac sèche un peu dans le fourneau mais pas trop au risque de devenir piquant. Monsieur a ses délicatesses que l’on découvre tout au long du vidage lent de la boîte. Avec 100 grammes, on trouve le temps d’apprécier le tabac au long des jours. L’enthousiasme du début est-il toujours là ? Ma foi, plus tant que cela. L’effet de surprise est passé. Le goût est toujours très stable mais ce tabac n’a pas la faculté de m’envoyer dans un autre monde. Il tient sa distance onirique, reste de l’autre côté de la fenêtre.

Comment te dire adieu ?

Rop, mon fidèle ami de l’hiver, tu es venu m’accompagner tous les matins et tous les soirs dans mes déambulations nocturnes, tu as vu la lente croissance des jours dans tes volutes charmantes et tu as souhaité t’attacher à moi comme le bulldog qui te sert d’étendard. C’est bien aimable à toi et crois-moi, j’apprécie ce dévouement. Il faut toutefois reconnaître que malgré notre attachement temporaire, une vie ensemble serait difficilement conciliable. Je te ferai une lettre de recommandation pour tes futures pipes d’accueil car tu es un bon compagnon fidèle, qui trotte bien et n’aboie pas. Je sais que tu n’aboies pas car tu es un tabac mais de même que les vrais chiens peuvent écorcher les oreilles par leurs jappements insipides, les tabacs peuvent écorcher la langue par leur agressivité sournoise, que tu n’as pas. Alors, mon ami, sois libre, sois chéri et peut-être à une autre fois.

fumeur pipe