Errances d’une volute

par Laurent M

09/03/20

Saison 8 - Alsbö Gold le Léthéien

Que dites-vous lorsqu'un paquet de tabac vous est offert avec un grand sourire par une vieille dame délicieuse qui s'est préalablement renseignée auprès de son buraliste sur les différentes marques et arômes, et qui vous le tend dans un joli paquet ? Vous la remerciez avec une jolie bise et un grand sourire. Et que faites-vous lorsque ledit tabac se nomme Alsbö Gold (appelons-le Goldy) et que votre mémoire vous renvoie illico presto des souvenirs de lendemains de fumage avec la langue douloureuse ? Et bien, vous maintenez encore plus le sourire à vieille dame en montrant des dents serrées derrière votre joli sourire, en la remerciant longuement pour sa délicate attention !

Le chemin qui mène arôme

Une fois seul en tête à tête avec le paquet de tabac, le sourire a disparu pour faire place à une mine grave d'introspection. Car voici bien Goldy devant moi et, comme un gros chien poilu dont on m'aurait confié la garde pour quelques jours et qui frétille de la queue devant moi pour sortir dehors un jour froid et pluvieux en se délectant par avance d'un monstrueux ébrouage dans mon salon, il faut que je me rende à l'évidence de l'obligation d'une nouvelle errance. Imaginer de recroiser ma vieille dame qui me demanderait si le tabac était bon et lui faire d'immenses sourires hypocrites en hochant du chef me semble être le comble de la convention sociale la plus absurde. S'il faut mentir pour ne pas vexer, soit, mais à tout le moins, il faut avoir tenté de goûter ce qu'on vous offre.

A dire le vrai, j'avais fait une croix depuis longtemps sur les tabacs aromatisés. Comme tout un chacun, et sans doute à tort, les "aros" furent pour moi des tabacs de débutants. Je dis "à tort" car un vrai bon aromatisé est rare, une denrée précieuse et c'est sans doute dans ce domaine de haute-voltige de l'aromatisation que se révèlent les meilleurs blenders. Comme la recherche est longue et que l'on se fie aux impressions de nos débuts, on qualifie vite les aromatisés de tabacs médiocres, car on est tombé sur des produits médiocres.

Après cette première expérience, à force de lire des avis, des commentaires, des chroniques, on se dit qu'il faut passer à des tabacs de poilus, des velus et des costauds, ceux qui vous donnent le hoquet, qui vous font verdir à coup de nicotine, de ceux dont la conquête vous font passer dans le camp des gradés de la pipe, les galonnés et vétérans de toutes les batailles.

Vous me direz à juste titre que tous les tabacs sont aromatiques par nature. Arôme : "Principe odorant de diverses substances d'origine végétale, d'essence chimique, ou d'acides volatiles". Je dis bien aromatiques et non pas aromatisés car il faut distinguer ce qui est de la nature même du produit de ce qui y est ajouté. Chacun aime bien les arômes car cela nous renvoie à ce sens de l'enfance que nous avions bien développé avant que le langage ne vienne l'atténuer. Le langage des odeurs est notre premier langage, avec celui du goût. Lorsque nous avons une odeur qui nous frappe les narines, la réaction mémorielle peut être instantanée, fulgurante. Le coup de la madeleine décrit par Marcel Proust tient au monde des arômes. C'est d'ailleurs pour cela que l'on fume, pour avoir un arôme en bouche qui nous apporte confort, réminiscence et nous remette dans une bulle où l'on se sent bien. Nous avons juste quelques peines à mettre les mots sur les arômes et je tiens pour un phénomène prodigieux et quasi-magique le fait de décrire les odeurs avec le bon langage et trouver les bonnes images métaphoriques ou les comparaisons pour décrire une odeur. Ceux d'entre vous qui parlent d'odeur de rôti de porc froid, de cannelle sucrée, de tarte aux pommes, de laine de vigogne mouillée par une brume des Andes un matin de printemps lorsque l'animal descend le long d'un sentier bordé de fleurs, me semblent être des cousins de Merlin l'enchanteur. Moi, j'ai l'odorat endormi et mes mots se troublent lorsque j'essaye de les attrapper pour les coller sur une sensation. C'est comme ça.

Je sais cependant reconnaître à la hache lorsqu'on me dit que c'est un aromatisé, un oriental, un goût anglais, un virginia. Ah ! Super de faire la différence entre une bière, un alcool, un vin ! Mettre les mots, voilà le défi et, lorsqu'on se targue de goûter un "aromatisé", cela flageole dans les neurones.

Donc, je disais que tous les tabacs sont aromatiques par nature mais c'est comme dans "La ferme des animaux" de papa Orwell : tous les tabacs sont aromatiques mais certains sont plus aromatisés que d'autres. Et quand nous évoquons l'aromatisation, nous ne parlons pas de l'odeur propre au tabac mais de celle des arômes ajoutés : vanille, orange, chocolat, brandy, cherry et tout ce que mère nature ou plutôt cette copieuse d'industrie chimique peut produire. Car, lorsque je demande à Goldy de faire un tour sur lui-même pour qu'il me montre ce qu'il a de collé dans le dos, je me trouve nez-à-nez (c'est le cas de le dire) avec une étiquette sur laquelle on me dit que le tabac est composé de 20% d'agents de texture, lesquels me regardent d'un air narquois avec leurs petits yeux remplis de cruauté. Pas des agents de police, des agents de texture. Un agent est "ce ou celui qui exerce une action", donc une action de texture. Il tapisse, recouvre, calfeutre, décore, donne un brillant particulier. Juste de quoi frémir lorsqu'on s'est habitué à du Semois, des tabacs précieux, voire même en voie de disparition, voire disparus, des petites boites achetées à prix d'or sur internet ou amoureusement recueillies au fin fond d'un pays exotique, là où la plus sympathique des combines d'un complice fait ramener ce seul tabac dont on a tant parlé sur le forum, inaccessible en France, que l'on tâte avec des doigts gourmands et les narines frémissantes, que l'on couve dans la cave durant quelques années, que l'on ouvre avec soin et délicatesse, que l'on fume avec parcimonie et, si c'est un rope, que l'on découpe finement avec la plus aiguisée des lames japonaise achetée exclusivement à cet effet. J'exagère à peine !

Non ! 20% d'agents de texture. C'est marqué noir sur blanc. Plus de finesse, d'odeur de la noisette au fond d'un pré et du parfum de la peau de la jeune fille un soir doux d'été. Là, c'est du tout-venant, du banal, du brutal. Goldy, il est de la race des débiteux, un de ces fantassins qui montent la garde dans les rayons buralistes, entre les tickets de la loterie, les revues égrillardes, parfois sur fond de petit noir. Il est de ceux qui, de loin, vous force à plisser les yeux pour tenter de décoder les inscriptions qui font sembler les plus grasseyantes des injures pour de douces mélopées : "si tu me fumes, pov'con, t'auras les couilles en charpie, le cancer des poumons, les gencives bouffées et des enfants rachitiques si jamais t'en as, tare ta gueule si tu m'choisis". Bref, Goldy, c'est du gros rouge qui tache autorisé à la vente en France.

Alors allons-y, décachettons le flacon de ciguë, descellons le paquet, entamons la chronique : "Ce fut donc par une belle veillée d'un vingt-et-un juin de l'an de grâce deux mil dix-neuf après la restauration de l'humain lignage que sire Laurent M…".

La mauvaise réputation

Et d'abord, avant de se faire exécuter, que dit-on de lui sur le forum ? Hum, il a une petite voix le père Goldy, aussi petite que l'Amsterdamer ou le Kentucky bird. Il est habillé pour l'hiver ! Pouah ! Ces tabacs de débutant que l'on renie sitôt les patounes collées dans la grande maraude des tabacs en ligne. Petite forme, donc. Et je ne croyais pas si bien dire en ce début juillet 2019 quand le énième débat sur les tabacs dits de débutants fut relancé avec toute la verve que l'on peut attendre d'adeptes de la volute. Cette semaine-ci fut si chargée pour moi en travail que j'ai vu passer les balles sans avoir le temps de participer à la mousquetade. Bien des tabacs restèrent sur le carreau, flingués à bout portant, parfois toujours les mêmes. Les mêmes cependant qui ressuscitent tous les jours dans nos civettes, dans un réapprovisionnement désespérant, comme dans le film "Un jour sans fin" ou "Vivre, mourir, recommencer". Chaque nuit apporte l'oubli et l'amnésie comme si ces tabacs aromatisés étaient enduits de l'eau du Léthé. Rappelons l'histoire de cette source. Léthé, l'Oubli, est la fille d'Eris (la discorde) et mère des charités, les Grâces. Cette chère Léthé avait donné son nom à une source située aux Enfers, la source de l'oubli. Les morts buvaient son eau pour oublier leur vie terrestre. Dans les conceptions des philosophes, avant de remonter à la vie et de retrouver un corps, les âmes buvaient de ce breuvage, ce qui leur ôtait la mémoire de ce que qu'elles avaient vu dans le monde souterrain.

Ce tabac est pareil, ses comparses sont pareils. Comme ils sont débités en volume, les marchands estiment qu'ils sont bons et oublient les autres, réfugiés derrière leurs chiffres. Et comme ils sont présents dans les présentoirs, les âmes perdues estiment qu'ils sont les seuls représentants de l'aliment sacré devant être offert à leur pipe. Pire encore, lorsqu'on les fume, ils font oublier qu'il peut exister d'autres tabacs. Derrière leurs senteurs capiteuses, ils hypnotisent le fumeur avec leurs saveurs sucrées qui lui font oublier ce qu'est le vrai goût du tabac.

Un vrai carton !

Et sur Tobacco Review ? 1,9 ! Une vraie note de cancre. Sur 29 commentaires, 15 avec une seule étoile. Mamma Mia ! Un poteau d'exécution. Avec son aromatisation revendiquée de pistache et de vanille, Goldy a une réputation de cuiseur de langue et de cartonneur de palais. Un vrai démolisseur, un Terminator ! Goldy est un virginie sucré sur lequel on a mis une aromatisation qui le sucre sans doute encore plus. Et quand on est habitué à tirer un peu sur des tabacs moins sucrés et que l'on colle le même tirage sur un tabac sucré, cela chauffe plus, ça caramélise, ça crame et détruit.

Bon, que je me dis, c'est la théorie mon gars, passe à la pratique. Je suis comme l'accusé passé à la question à qui on décrit d'abord les instruments de torture, puis à qui on dit comment ça va se passer !

En cette fin juin, donc, la température a grimpé en flèche. Moi et la chaleur, cela fait deux. Par temps chaud, comme par temps froid, le tabac n'a plus la même saveur. Il faut que j'attende le soir avant de me livrer à l'exercice du fumage. Allez mon gars t'as trop tergiversé, t'as trop parlé, t'as trop digressé. Maintenant, ouvre le paquet.

Odeur des der

L'odeur est entêtante, sucrée, douceâtre. Une sorte de pain d'épice avec un fond de mélasse d'où ne surnage aucune, mais vraiment aucune odeur de tabac. J'en suis presque scandalisé. Je suis écœuré au bout de quelques secondes. Je fais sentir à l'aveugle à mes enfants : "Ouais, pas mal, c'est chocolat et agrumes". C'est loupé pour la vanille et la pistache. Comment peut-on affirmer avoir une odeur de pistache dans tout ça ? Je connais la pistache, j'adore ça. Je passe régulièrement dans les boutiques iraniennes de la rue des entrepreneurs à Paris pour en prendre des sachets. L'odeur de la pistache n'a rien à voir avec le parfum grossier qui émane de Goldy. Peu importe l'ami, bats ta coulpe désormais. Colle-toi ta pipe sur l'épaule et monte au lieu de ton exécution. On te l'a offert, fume-le.

Je retarde, j'atermoie. Encore un instant, Monsieur le bourreau, ce tabac est trop gras vous le voyez bien ! Mon exécution est suspendue de quelques heures, le temps que Goldy se sèche un peu, se fourgue plus aisément dans le fourneau de la pipe avec la dignité retrouvée d'un tabac et non avec la lascivité baveuse d'un stylommatophore . Allons, tout est prêt, le condamné est attaché la pipe au bec. Il réclame l'honneur de commander le peloton. Feu !

Masochiste !

Comment dire ? C'est chaud rapidement, cela développe un goût brûlé et piquant. J'ai beau ralentir le tirage, ce qui vient en bouche n'a rien à voir avec du tabac, rien à voir avec de la pistache, rien à voir avec l'odeur du paquet, lequel serait tout juste bon à faire un pot-pourri odorant à l'entrée d'une maison, comme ces bougies immondes qui puent la guimauve. Cette odeur chimiquée, je la retrouve à l'entrée des grandes chaînes de magasin qui vendent du parfum à l'hectolitre, là où toutes les odeurs se mêlent et s'entremêlent.

Ce qui se dégage de Goldy est une affreuse odeur de bonbon super sucré, une overdose de sucre. Moi qui ait appris à me sevrer du sucre, le moindre ajout me fait exploser les papilles. En l'espèce, Goldy a un horrible goût de miel caramélisé sans avoir la douceur du miel car cet animal pique la langue autant que si j'avais léchouillé un hérisson. En voilà trop ! Je jette l'éponge après quelques pipes fumées pour avoir la conscience tranquille et bien lavée. Tobacco Review m'avait bien averti et je n'ai pas pris en compte le tir de semonce. J'ai tenu les trois-quarts du paquet. Bel exploit qui me permettra de me tenir bien droit face à ma vieille dame, avec l'éclat auguste des combats menés éclairant mon front.

Et pourtant, pourtant, les personnes à côté de qui je fume trouve bonne l'odeur. C'est ainsi que j'ai fait le prosélyte piper lors d'un afterwork avec la reverse Calabash Todorov (PdG 2012) et Goldy inside. Les participants trouvaient marrante la pipe et encore plus qu'un quidam fume ce truc. J'ai dû sourire, expliquer les différents tabacs, dire que c'était comme l'oenologie, que le principal était consacré à la découverte des saveurs et des arômes. Je sentais que Goldy se marrait comme un tordu au fond de la pipe en m'écoutant mentir comme un arracheur de dents. La confiance s'est vraiment rompue à ce moment-là.

Comment te dire adieu ?

Bye-bye, so long, Sayonara, au plaisir de ne plus te rencontrer ni en ce monde ni dans l'autre, va chez les damnés leur empester les naseaux, l'âme, les boyaux. Et si tu reviens chez moi par la grâce d'un ami qui t'offre à nouveau avec un beau sourire, ne crois pas que je serai à nouveau sensible à ton parfum entêtant. Tu finiras non pas à la poubelle, ce qui sera trop rapide, mais en décoction qui sera aspergée pour faire fuir les pucerons. Et encore, j'aurais peur que cela fasse crever mes plantes. Alors peut-être juste finir en compost, bouffé par les vers, ou en menace de peine ultime pour un membre du forum des fumeurs de pipe qui aurait évoqué ton nom.

HU Tobacco My Red Fox