Errances d’une volute

par Laurent M

06/04/2020

Saison 9 - HH Acadian Perique le grisailleux

Au début de son poème "Terre vaine", T.S. Eliott écrit qu'avril est le plus cruel des mois. Pour moi, c'est juillet. Il y a le sentiment de basculer symboliquement de l'autre côté de l'année et ce mois reste à jamais empreint de l'odeur du deuil. Alors même que le soleil est au zénith et brille intensément pour le début de la période estivale, le parfum de l'absence sème des relents de désolation. Comment donc fumer en cette période ? Comment donc fumer si par ailleurs les températures atteignent des sommets ? Au moment d'entamer la boite du Mac Baren HH Acadian Perique, appelons-le Aca, l'envie n'est pas là. Les trois premières pipes trouvent un fumeur absent, distrait, submergé par son travail. Aca n'est pas un bon compagnon en ce début de mois. On se regarde, on se flaire, on se mesure pour savoir si le dialogue peut être possible. Il y a de l'alignement cognitif à faire.

Pourquoi donc ai-je acheté ce tabac ? Une fois de plus, le nom a fait son œuvre. Sans doute moins "perique" que "Acadian" qui m'envoie directement dans les bayous de Louisiane où les français d'Amérique furent expédiés à la suite du Grand Dérangement, quand les anglophones les ont virés de Nouvelle-France. Il y avait un côté romantique dans cette Acadie/Arcadie, lieu mythique des poètes. l'Acadien devint Cadien puis Cajun par déformation de la langue et derrière lui, c'est une mélodie entêtante de zydeco qui résonne. Comme quoi, les noms ! Bon, foin de tout cela. Voici donc un tabac qui mélange Burley, Cavendish, Kentucky, Oriental/Turkish, Virginia et un poil du tabac inventé par Pierre chenet, nommé de la forme des bateaux plats utilisés dans les marais de Louisiane*.

Illusionniste

Le site Mac Baren* indique que "tous ces tabacs se marient de la manière la plus fantastique. En fumant, vous remarquerez la douceur des tabacs de Virginie, les épices douces des Orientaux et le goût légèrement acidulé, avec une nuance d'épices et de fruits du Perique". Bien, chef ! Mais il est aussi indiqué que la volonté a été de faire un tabac qui n'avait pas de "top flavor". Et attention ! Il semble doux mais "c'est un loup dans une peau de mouton". Me voilà prévenu : je peux le caresser mais que je prenne garde à ne pas me faire mordre. La note Tobacco Review est de 3,2/4, ce qui n'est pas mal du tout. Je laisse de côté les commentaires qui me laissent toujours pantois, partagé entre l'admiration de ceux qui peuvent sentir toutes les saveurs, et l'agacement des louangeurs affirmant que c'est le meilleur tabac "ever". En tout cas, à l'ouverture de la boîte, Aca délivre une belle et bonne odeur de tabac avec de la noisette et du pain grillé, sans agrume. Pas de chimie ajoutée, pas de renforcement par agents de texture. De prime abord, ses petits rubans fins font un bon effet. Première remarque de mon fiston qui plonge son nez dedans : "Il a été fumé ?" par référence à une tonalité de latakia. Puis un long silence : "l'odeur du tabac est assez prononcé, un petit goût de paille, de plante séchée". Pas vraiment disert le fiston mais bon, j'aurais pu avoir un : "Pouah ! Quelle horreur" ou "T'es sûr que ça se fume ?" Le bourrage de la pipe est d'une aisance confondante, le tabac n'étant pas trop humide. C'est parti.

Désillusionniste

Les premières bouffées sont bonnes. Ce tabac est ce que l'on appelle "équilibré" bien que ne sachant pas vraiment commenter ou définir cet équilibre. Disons qu'il n'est pas agressif, est doux en bouche, se fume facilement et contente tout un chacun. A la moitié de la pipe, je laisse s'éteindre la combustion. J'aime bien reprendre les pipes quelques heures après qu'elles se soient éteintes. la fumée est alors très fraîche et le tabac a une autre saveur. J'aime bien aussi sentir l'intérieur du fourneau. En l'espèce, Aca délivre une très légère odeur de cigare froid, pas désagréable du tout. Nous avons de la chance de pouvoir rallumer nos pipes. Qui sait si dans le lointain futur, alors que les pipes existeront toujours en tant qu'objet, le tabac sera toujours là pour leur tenir compagnie ? Je dis cela car lorsque j'écris ses lignes et au moment même où je fumais Aca, je lisais ce paragraphe dans le roman de science-fiction de Liu Cixin, "La forêt sombre", où une partie de l'action est dans un vaisseau spatial, bien loin de la Terre : "Ding Yi porta sa pipe à la bouche. On ne trouvait déjà plus de tabac à pipe à cette époque, de sorte que ce qu'il serrait maintenant entre les dents était une pipe vide. Après deux siècles, elle avait encore quelques relents de tabac, mais ils étaient aussi confus et indistincts que le souvenir d'un passé lointain". Avec Aca, nous n'en sommes pas encore là. L'herbe est bien présente et sent bon.

Pourtant, au fil des fumages, je me rends compte que ce tabac ne porte pas aux sommets de félicité qu'il prétend. Où est le loup annoncé par Mac Baren ? En matière de fumage, comme en tant d'autres matières, l'expérience est une lanterne qui n'éclaire que celui qui la porte et se fier aux avis de tiers est certes toujours intéressant mais n'éclaire en rien sur la capacité du tabac à entrer en résonance avec son propre système de références, ses propres goûts. Je le dis simplement parce que si un fumeur indique qu'un tabac qu'il goûte est une référence ou un grand classique, cela vaut pour lui et pour une quantité de fumeurs qui jugent ainsi, moitié par goût, moitié par conformisme social mais cela n'indique nullement que ce classicisme vaut pour soi.

Aussi, pour en revenir à Aca, avais-je été influencé par la plume toujours alerte et incisive d'Erwin dans le FIUT65*. J'aime bien son carnet de bord tabacophile où la brièveté des avis ne cède en rien à la description clinique du produit. En l'espèce, l'incipit devait me mettre sur mes gardes : "En matière de tabac, ne vous fiez jamais aux avis d'autrui. Les miens inclus." Par un effet de miroir, je dirais pareillement que mon propre avis n'est qu'un reflet fugace et qu'il importe à tout un chacun de se prononcer sur ses goûts et ses impressions, et de les partager bien entendu.

Le goût gris du matin blême

Avec Aca, je ne m'attendais pas du tout à une bombe perique, bien loin de là. Je m'attendais simplement à un tabac équilibré par ses composants de base dont l'harmonieux mélange aurait été magnifié, relevé, simplement sublimé par une touche de perique. Après tout, on peut avoir cette espérance, non ? Je sortais d'une séance pénible avec un Alsbö Gold et je souhaitais me remettre en bouche un goût un peu agréable. La conclusion d'Erwin mentionnant que Mac Baren a créé là un petit chef d'œuvre avait achevé de me convaincre d'ouvrir la boite, qui m'a accompagnée durant mon périple italien et savoyard de l'été. Effet des lieux ou effet du mois, après les quelques pipées ante-voyage, Aca ne m'a jamais convaincu de sa bonne stature. Oh ! Ne croyez pas que je fasse la fine bouche après m'être gorgé de soleil, de canaux vénitiens, de villas palladiennes, de kilomètres de toiles du Tintoret, d'installations à la Biennale de Venise, de folies baroques et de réminiscences néo-classiques. Je n'ai que peu fumé parce que l'occasion ne se présentait pas entre la chaleur et les contraintes des déplacements. Une dizaine de pipes en trois semaines en étant généreux, et à chaque fois la question lancinante qui me taraudait : Aca va-t-il enfin changer sa nature ? Tout au long de mes fumages, j'ai trouvé ce tabac extrêmement mou au goût, sans réelle couleur perceptible. Attention, je ne cherchais pas dans son goût un équivalent de VaPer, ce qu'il ne peut être compte tenu de sa composition. Mais enfin, un peu de brillance tout de même. Pas de goût de cigare non plus hormis celui, léger, quand il a refroidi, ce qui aurait eu l'avantage de me surprendre en bien. Non, ce qui m'a perturbé le plus, c'est que Aca avait un goût de clope froide ! Vous savez, cette odeur un peu grisâtre et écœurante que vous sentez lorsque vous entrez dans une pièce le matin après une soirée arrosée, une pièce où des tas de gens ont clopé et qu'une collection de mégots tordus orne la table basse du salon dans la bauge d'un cendrier improvisé. Une odeur fade et écœurante, sans relief, qui vous donne l'envie de faire un grand ménage, qui vous fait monter des pulsions brutales de balai et de pelle, de serpillère et de détergent.

L'odeur et le goût d'Aca ont des relents de laideur, de panneau publicitaire dans une nuit banlieusarde, de zone commerciale à ronds-points, de détritus de bord de route, de laideur de ville, d'abribus glauque dans une nuit sans lune. Son goût ne fait que mettre en exergue non pas le talent humain et son sens de la beauté, mais son côté sombre, prédateur, bassement utilitariste. Un goût gris dans un matin blême.

Comment te dire adieu ?

J'ai insisté pourtant, je vous jure que j'ai insisté ! J'ai ouvert à Aca toutes les portes et toutes les pipes, celles en morta, en bruyère, en écume, les petites marques et les grands maîtres. Je lui ai donné le temps de la rédemption quand les températures ont été plus clémentes, quand j'étais en de bonnes dispositions, attentif, concentré sur son goût, l'encourageant à mi-mots : "vas-y mon gars, tu peux le faire", "c'est pas grave, chéri, ça arrive à tous les tabacs", … J'ai fumé doucement, lui laissant le temps de développer ses saveurs, essayant de les capter dans leurs plus intimes fragrances avec tout le fond de bienveillance dont je peux être capable. Las, il est resté buté dans sa grisaille mollassonne, incapable de saisir les opportunités. Peut-être un jour, alors que je le fumais dans une vieille Graco à deux sous achetée une poignée de lentilles sur la baie, a-t-il soulevé une volute distraite et complaisante sur ma désespérance et a daigné me souffler un peu de saveur. Pour le reste, adios muchacho, chacun sa route, chacun son chemin.

HH Acadian Perique

Source : Ludimaginary - Richard Vantielcke