Errances d’une volute

par Laurent M

21/12/20

Saison 12 - PuhWapWap, le Taciturnien

“Parmi les choses intéressantes qu’on peut encore trouver chez les Kalmouks, signalons les alcools, le tabac et le thé qu’ils consomment quotidiennement. Ils fument beaucoup la pipe : ceux qui n’ont pas de tabac se contentent de feuilles d’arbre qu’ils découpent et broient pour les mélanger avec de la poussière de tabac et fument cette mixture dont l’odeur est insupportable. Ils font circuler entre eux la pipe de l’un à l’autre quand les prend le besoin de fumer, et si un étranger se trouve parmi eux, ils ne se posent même pas la question de savoir si celui-ci trouve cette pratique conforme à la bonne hygiène, ils lui tendent la pipe. C’est ce qu’ils ont fait avec moi mais j’ai décliné cette invitation à me joindre à eux ; cela a eu beau les fâcher, ils ont eu beau insister, je n’ai pas cédé”
(Mon voyage en Russie et en Sibérie, Salim Bin Abakari, 1896)


J’avais découvert ce texte peu de temps avant d’ouvrir le sachet de TAK PuhWapWap, appelons-le Wappy. Il faut dire que la description de Wappy sur le site de Motzek* était plutôt attirante : “Les burleys forts, âgés de trois à cinq ans, sont trempés dans une décoction à base de plantes selon une vieille recette pendant six mois, puis roulés et laissés à maturation pendant six mois supplémentaires en toute tranquillité. Une tonalité cigare forte et fleurie, avec une variété d'arômes épicés, attend l'amateur de burleys robustes. Une spécialité pour les amateurs de bons tabacs.”

Les commentaires du site sont assez élogieux en ce qui concerne la force de ce tabac que certains comparent aux cigares de Cuba et du Nicaragua. Il était donc logique que j’estime trouver un produit qui ait du corps avec son burley vieilli et trempé dans une décoction de plantes. Passons sur le fait que les pétales de roses n’étaient pas présentes dans le sachet ou alors tellement rabougries, séchées et décolorées qu’il était difficile de retrouver des roses sous l’amas brunâtre qui accompagnait le tabac.

PuhWapWap


Sur la photo du site, Wappy se présente sous la forme d’un long cigare torsadé à la couleur unie. A l’ouverture du sachet, ce sont deux longues barres rectangulaires et inégales dans leur surface qui se présentent à mes yeux, comme deux crottes expulsées par un animal à l’anus carré, sorte de Wombat* tabacophile. Cela donne l’ambiance, mais n’allez pas croire l’ombre d’un instant que c’est du mépris. J’apprécie le contact franc et quasi-animal de ce tabac qui nous emmène loin des mélanges un peu policés et tout prêts disponibles dans le commerce. Wappy, on s’en servirait presque comme cale-porte ou presse-papier, n’était son poids trop léger. A coup sûr, sa physionomie ne laisse pas indifférent.

PuhWapWap

Non plus que son odeur, et je confesse avoir eu un moment de recul lorsque j’ai ouvert le paquet le soir où j’ai eu l’idée de l’emmener en visite au restaurant Il Bacaro* pour le présenter à d’autres comparses fumeurs de pipe. Comme première sortie dans le monde et bal des débutants, je jetais Wappy sans coup férir entre les bras des plus féroces prédateurs tabagiques de la place parisienne, des loustics aux narines affûtées, des anars rompus aux plus rudes des confrontations avec les forces nicotiniques. Il fallait faire bonne figure assurément mais mon moment de recul m’avait jeté dans un trouble profond et remémoré le texte de Salim Bin Abakari cité en en-tête. Wappy, au moment de ses fiançailles, dégageait une odeur terriblement identifiable, celle de la pisse de bovin laissée sur la paille dans le fond de l'étable et macérée durant trois jours par un temps chaud d’été ! En un mot, du fumier. Immédiatement, des images d’enfance me sont revenues de cette étable appartenant à ma tante, dans le fond du Loir-et-Cher, où les prim'Holstein de l’exploitation attendaient tranquillement leur tour de trayeuse. Marcel Proust avait encore une fois raison au sujet de cette mémoire involontaire qui remonte avec fulgurance au simple contact d’une odeur ou d’un son.

Je me suis dis que le tabac avait pourri dans ma cave et je craignais qu’il ne fût infesté de petites bêtes lui ayant dévoré l’âme. Fumer des plantes, soit, mais des insectes, assez peu. D’autres que moi ont eu cette surprise. L’aspect un peu pulvérulent de l’étron rectangulaire laissait craindre le pire. Par acquis de conscience, j’ai fait sentir Wappy à ma fille en la prévenant à l’avance que cela allait être violent et, après avoir approché lentement son nez avec la prudence d’un chat, elle me dit : “ben, c’est du tabac !”. Elle n’a certes pas les mêmes souvenirs que moi quant à la proximité des doux bovins de nos campagnes, mais son avis m’a rassuré. De même que les avis des comparses fumeurs de pipe qui se sont inscrits sur son carnet de bal (celui du tabac, pas de ma fille !) :

“Ein sehr schöner Tabak ! Danke lieber Laurent, pour ce “boudin teuton”. Quant à sa force de tabassage, “3.5/5 comme du Semois.”

“On l'a fumé y a une petite heure et les arômes sont assez déstabilisants pour du Burley. En tout cas on a en bouche ce qu'on a au nez (ça tient ses promesses) plus quelques notes de noix et de pain. Je m'attendais à un monstre de complexité, mais je le trouve finalement plutôt bon enfant quoique puissant et crémeux.”

“On n’est pas dans la fumette. On n’est pas dans un moment de loisir léger et sucré. On est là, dans un registre brun, plus près du Semois que du burley en fait. Encore dans l’animalité et jamais dans le chocolaté. C’est une expérience, ce tabac. On l’imagine sortant d’une bourse en cuir, fumé lors de l’Exode, au milieu du désert. La promesse d’un jour meilleur peut-être.“

Je ne sais quelle est la part de complaisance et de remerciement dans les commentaires pour des échantillons que l’on donne mais je les pense particulièrement francs dans ce petit microcosme qui ne prend pas de pincettes pour dire que tel ou tel tabac ne tient pas la route. Il fallait donc moi aussi que je me lance et ce fût dans une modeste Missouri Meerschaum que Wappy fit son entrée dans le cortège de mes tabacs.

PuhWapWap


Ne revenons pas sur l’odeur, elle est ce qu’elle est. La surprise du fumage vient de la douceur du goût en complète opposition avec son odeur de décomposition. Il est comme ces fromages qui chatouillent les narines, comme le Munster, le Maroilles, le Langres, dont on se dit qu’il vont exploser comme une grenade sur nos papilles et qui développent un goût tout autre que celui auquel on pouvait s’imaginer. C’est la main de velours sous le gant de fer, un portrait tout autre, comme celui de Dorian Gray* transposé dans le monde du tabac.

Wappy est doux et souple en bouche. Ce qui est vraiment étonnant est que ceux qui en ont fumé et dont je trouve l’avis sur des sites le compare à une note de cigare. Rien de tel dans ce premier fumage où le tabac développe une belle odeur de burley, assez plaisante et nullement agressive.

Bien entendu, c’est du pur Burley, bien serré, bien fermenté, qui développe un goût un peu monolithique mais très stable tout au long du fumage. La force, je l’ai plus ressentie quand je me suis attaqué à la bruyère et en plongeant Wappy Man dans une Steve Liskey, petit fourneau de taille 3. Dois-je dire que ce fut un excellent fumage ? Non, à vrai dire, pas un excellent fumage, un vrai bonheur. Dans la bruyère, Wapwap laisse développer son goût, s’amplifie, prend de la rondeur et de la force. En milieu de bol se développe cette pointe de force qui peut le laisser s’apparenter au cigare. C’est doux sans être mièvre, fort sans être brutal, caressant sans être larmoyant. un bel équilibre ma foi, qui fait dire que ce tabac est une vraie réussite. C’est du moins ce que l’on se dit au départ.

Wappy, je l’ai délaissé un peu durant l’été et le mois de septembre. Le tabac a eu le temps de sécher, sans doute un peu beaucoup et il a fallu le réhydrater doucement, durant une quinzaine de jours, à la manière douce, dans un bocal étanche que j’ouvrais régulièrement, et qui me délivrait cette puissante odeur de ferme. Mais quand on le réhydrate, il devient difficile à couper en rondelles. Je me suis dit que ce n’était pas la technique à avoir avec ce type de tabac. Plutôt que de le couper, je me suis mis à l’éplucher à chaque consommation, à la manière d’un oignon dont on enlève les couches supérieures. Les feuilles se dévident alors aisément et se bourrent très facilement dans la pipe. Il ne faut pas trop tasser car le fait de mettre des feuilles entières limite forcément le passage d’air qui est facilité avec du ready-rubbed ou du flake. Là, les longs rubans doivent presque se poser. Une brève pression et la pipe est prête. Ainsi, ce long étron carré se réduit et s’amincit au long des fumages. Il faut bien sûr le garder dans un bocal étanche pour éviter tout dessèchement qui aurait pour résultat de rendre le tabac piquant. Avec mon épluchage, le burley garde sa douceur en bouche. C’est doux, très doux, sans doute trop mollasson pour moi et assez monolithique. Wappy ne développe pas plus de saveurs mais gagne plutôt en force nicotinique. Je comprends que c'est un tabac qui peut lasser, passé la surprise de la première découverte. Pourtant, par un phénomène étrange qui a sans doute un début d’explication du fait que je me rapproche du cœur serré du toron, plus je fume ces feuilles très serrées, plus le goût fort se développe et moins le tabac devient mou au goût. Plus je termine ce tabac et plus il développe des saveurs fortes et franches, avec cet arrière-goût discret de cigare. Cependant, rien qui ne permet d’opérer une révolution gustative et un changement d’idée quant à son sujet.

Quelle idée d’appeler ce tabac Puhwapwap ! Quel nom étrange et exotique. Pour moi, il se rattache à un nom exotique à tendance créole ou à une langue amérindienne. Notre éminent aimeric tend plutôt à une tendance sinisante :

“On peut lire l'indéchiffrable appellation Puhwapwap comme ça: bu-huà pu huà-bu (pardon, je n'arrive pas à mettre tous les accents toniques qui font la différence en chinois), ce qui veut dire à peu près: ne bornez-vous pas simplement à peindre la toile. Dans la peinture chinoise classique, il s'agit d'un principe esthétique clé, qui remonte beaucoup en arrière dans le temps et constitue la synthèse des "Trois Perfections" codifiées par Su Shi Dongpo (1037-1101; union de peinture, poésie et calligraphie) et des ardues "Six Règles" établies par Xie He (550 de n. è. env.), dont chacune consiste en quatre caractères seulement, à l'interprétation variable. Il n'y a que Tom qui pourrait confirmer ou démentir l'hypothèse, mais je vous avoue que je ne serais pas surpris d'apprendre qu'il s'est réellement inspiré de cette tradition: c'est manifeste qu'il ne "fabrique" pas ses tabacs comme un peintre de genre se limiterait à respecter la manière. Oui, avec ses inventions, Thomas Darasz fait plus que peindre des toiles conventionnelles, et je crois que c'est une approche bien méditée: ut pictura tabacum.”

Et à mes remarques d’odeurs d’étable :

“j'ai aussi pensé à l'amérindien (domaine très vaste), mais dans le répertoire de Greenberg et Ruhlen je n'ai pas trouvé grand-chose: algonquin puh: souffler (de la bouche), wap: blanc, wapi: chanceux (??). En ce qui concerne le Puhwapwap, l'étable, ses relents et tous les instincts animaux qui y sont éventuellement associés, rien ne m'étonne; l'histoire de Pasiphaé en Crète est trop connue pour que je la répète ici, et le nettoyage des étables d'Augias (cinquième travail) n'a finalement rien apporté à Hercule.
La nature veut sa part et s'en fiche de nos dégoûts: suivons-la et tirons-en autant de plaisir que possible (ce que vous faites déjà sagement).

Qui a dit que le tabac ne nous emmenait pas dans un long voyage ? Personne, et c’est tant mieux. Tabac et culture font bon ménage et ceux qui s’attaquent au tabac, s’entend fumé comme des êtres civilisés, s'attaquent aussi au fondement de la civilisation. Rien de plus, rien de moins. Je ne fais guère entrer la cigarette mécanisée et chimique dans le contexte de la civilisation. Débitée à la chaîne dans des usines robotisées, la cigarette s’apparente autant à la civilisation qu’un bruit de moteur à de la musique. J’en pleurerai sur l’épaule du Bernanos de “La France contre les robots”. Avec le tabac macéré, remué à la main, tordu, trempé par la main de l’Homme, c’est tout un savoir-faire qui nous revient en douces volutes, tout un terroir et une tradition.

Il y a fort à parier qu’à part se référer au style musical du Doo Wap, ce nom un peu étrange soit sorti tout droit de l’imagination de Tom Motzek, rien de plus. Pas de marketing, pas de recherche de marque, juste un peu de jus neuronal un soir entre deux bouffées, à voir ces volutes blanches s’élever dans le ciel de Kiel.

Comment te dire adieu ?

Wappy est un compagnon étrange qui s’est délité feuille par feuille au fil des semaines, se séchant, se regonflant, au début couvert d’une sorte de pulvérulence, gagnant en fermeté au fil du fumage. Il ne laisse pas indifférent dans ses changements d’humeurs, montrant par là que le tabac est un composé vivant dans son destin factuel de feuille morte en voie de momification humide. Intéressant dans son aspect esthétique, Wappy l'est moins quand il est fumé. Sans doute est-ce dû à sa composition affirmée de pur burley, variété plutôt utilisée pour servir de support à d’autres saveurs. En version solo, il manque à la fois de puissance et de couleur, un peu taciturne. Nous nous quittons donc bons amis, mais sans tomber en larmes dans les bras l’un de l’autre.

Kalmuc


Kalmuc, from World's Smokers series (N33) for Allen & Ginter Cigarettes
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