Font-ils un tabac ? n°111

par Erwin Van Hove

12/10/20

McClelland, Samovar

Le Samovar est l’un des trois McClelland créés par Fred Hanna. Si vous souhaitez en savoir plus sur ce passionné de la pipe hors pair, je vous renvoie à Fontilsuntabac79.htm.

Depuis la fermeture définitive de McClelland, il va de soi que le Samovar est devenu une denrée extrêmement rare. Il a même atteint le statut de collector’s item qui se vend à des prix faramineux pour la bonne raison qu’il contient un tabac de légende, à savoir le shekk-el-bint âgé et de qualité exceptionnelle sur lequel Greg Pease, Craig Tarler et Mike McNiel avaient su mettre la main en 2004. Je vous rappelle le drame qui s’en est suivi : suite à un incendie d’entrepôt, Pease et Cornell & Diehl ont perdu leur part entière de ce rarissime lot de latakia syrien.

A l’époque, Hanna et McClelland ont présenté leur mélange comme une rich full Oriental mixture dans laquelle le latakia syrien a été employé avec modération dans le seul but d’apporter au blend une fragrance exotique et chaleureuse. Le Samovar que j’ai dégusté a clairement évolué parce que tel qu’il se présente après avoir mûri pendant huit ans, ce n’est plus un mélange oriental dans lequel le latakia ne sert que de condiment odoriférant. Sous l’effet du temps, il s’est transformé en un classique balkan blend à son apogée. Et quel balkan blend ! Un modèle du genre grâce à l’époustouflante harmonie entre orientaux, latakia et virginias.

L’ouverture de la boîte en soi est déjà une formidable expérience. Les brins en grosse coupe sont légèrement huileux et se déclinent en une myriade de couleurs. Mais ce qui met vraiment en appétit, ce sont les odeurs fascinantes, à la fois fondues et complexes qui émanent de la boîte. Ces arômes forment un tout parfaitement équilibré, rond, invitant. Pour les décortiquer, il faut les humer longuement. On découvre alors tout un univers : des senteurs vineuses, du poivre, du cuir, du jambon fumé, de l’écorce d’orange, de la fougère, de l’encens, voire de l’essence. Oui, de l’essence.

C’est le moment de sortir de mes cabinets et râteliers deux Jack Howell, une Paul Bonacquisti, une Paul Tatum et une divine petite Adam Remington, toutes dédiées au latakia syrien. Allumage. D’emblée le nirvana s’ouvre à moi. Quelle opulence ! Quel velouté ! La fumée n’est rien moins qu’une sensuelle caresse. Et puis quel parfait équilibre entre la berçante douceur des virginias, la vivacité des orientaux acidulés et les saveurs profondes et complexes, à la fois puissantes et subtiles, mystérieuses et sans cesse changeantes de ce shekk-el-bint absolument exceptionnel. Quelques minutes de fumage suffisent donc pour conclure que McClelland a mis à la disposition de Fred Hanna des ingrédients de qualité supérieure, que, tout amateur qu’il soit, Fred Hanna a des talents de blender qui feraient rougir plus d’un pro, que le résultat des efforts du Doctor of Pipes est une réussite absolue et totale, et qu’à l’âge de huit ans, le mélange a atteint tout son potentiel.

En cours de route, je décèle du sel et du poivre, du cuir, du vinaigre de vin, du zeste d’agrume, du sous-bois, du boisé, diverses herbes et épices et puis, bien sûr, une série de variations sur le thème empyreumatique. Et tout ça dans un ensemble incroyablement versatile qui fait que de minute en minute on découvre des flashes de saveurs nouvelles, alors que tous ces goûts si divers forment entre eux des combinaisons en perpétuelle évolution.

Le Samovar n’est ni puissant ni léger. Il n’est pas sucré, mais il a de la douceur. Il a une certaine acidité, mais sans être caustique. Il est épicé, mais pas piquant. Le latakia est du genre extraverti mais sans volonté de domination. Bref, le Samovar est un modèle d’équilibre et d’harmonie.

Messieurs dames, s’il vous arrive de vous demander ce qui fait la différence entre un bon tabac et un grand tabac, essayez de dégoter sur le web une boîte de Samovar et sortez votre portefeuille sans réfléchir. Vous comprendrez.

TAK, Gold Lable

Euh, lable ? He’s able to make a stable table. Ça oui. Mais on orthographie bel et bien label avec –bel et pas avec –ble. Soit.

Pas exactement populaire, le Label d’Or. Rien sur Tobaccoreviews. Aucune appréciation de client sur le site web du blender. Une seule review plus que succincte sur le site allemand tabak-pfeife.com. C’est tout. Pourtant, le Gold Label n’est pas tout nouveau. J’ai acheté le mien il y a plus d’un an. C’est d’ailleurs pour cette raison que je veux le goûter sans tarder. Rappelez-vous mes récents déboires avec plusieurs mélanges TAK qui confirmaient les observations de Deniz Beck : certains tabacs de Thomas Darasz dégénèrent quand ils sont conservés plus de quatre mois.

C’est donc avec une inquiétude certaine que j’ouvre le bocal du mélange composé de virginia, de burley et de black cavendish. Et peut-être de perique. Je m’explique : d’une part, le texte de présentation de Darasz ne mentionne pas la présence de perique, d’autre part le perique figure dans la liste des ingrédients qu’ont publiée à la fois le site allemand précité et Tobaccoreviews.

Le tabac est resté souple. A la bonne heure. Je vois un éventail de couleurs allant du blond à l’anthracite et au moins trois coupes différentes : des brins, des fragments de feuille XL et des curlies. C’est très attractif, mais il y a quelque chose qui cloche. Alors que Darasz affirme avoir employé 20% de curlies, mon bocal n’en contient que très peu. De trois choses l’une : ou bien le blender nous raconte des bobards, ou bien il y a un manque d’uniformité d’un lot à l’autre, ou bien les curlies se sont complètement défaits.

Les odeurs ne sont pas intenses, mais agréables et fort naturelles. Du pain, des viennoiseries, une touche mielleuse, de la terre, de l’engrais.

Sur son site, Thomas Darasz nous conseille de fumer son mélange dans des pipes à foyer volumineux. Comme ce genre de recommandation me laisse toujours sceptique, je teste le tabac dans diverses pipes allant d’une groupe 2, en passant par une pot aussi large que haute, à une impressionnante grosse bobonne. Je m’y attendais et ça se confirme : moi, je n’ai pas constaté la moindre différence. Dans toutes ces pipes, le tabac développe les mêmes goûts et dans toutes ces pipes, ces goûts me déplaisent.

Et pourquoi est-ce que ce tabac me déplaît ? Pour deux raisons. A commencer par le déséquilibre qui me gêne du début à la fin : de l’acidité acerbe et piquante attaque mes muqueuses et transforme mon palais en une feuille de papier de sable. Et de surcroît je perçois continuellement le goût aigre-doux, grillé et caoutchouteux du black cavendish et ça me coupe l’appétit.

Vu la présence de black cavendish, je n’aurais jamais dû acheter ce Gold Label. J’aurais pu savoir à l’avance que ce ne serait pas ma tasse de thé. Ceci dit, j’ose croire que même les amateurs de cavendish noir auront des réserves vu le caractère acide et piquant du mélange. Certes, le Gold Label n’est pas une saloperie infumable, mais il est clair qu’il ne brille ni par sa nature harmonieuse ni par son caractère bon enfant.

Reste à savoir si sous l’effet du temps, le tabac s’est détérioré. Je ne pourrais vous dire s’il était meilleur au moment de l’achat puisque je ne l’ai pas fumé frais. Par contre, malgré les treize mois de conservation, je n’ai pas eu l’impression de fumer un mélange fatigué dont les goûts s’estompent. Le phénomène de fatigue que Deniz Beck et moi avons noté par le passé en fumant certains mélanges TAK, ne se trouve donc pas à l’origine du résultat décevant de mes dégustations du Gold Label.

TAK, PuhWapWap

Je vous préviens : ça va être triste. Parce que je viens d’assister à la crémation d’un tabac prématurément décédé. Et pas uniquement triste. Révoltant. Insupportable. Parce que le jeune défunt est victime d’un infanticide. Et le pire, c’est que je suis complice. Parce que si c’est bien le père qui a commandité l’assassinat, c’est moi qui l’ai exécuté.

Le PuhWapWap fait partie d’une fratrie de trois twists et un plug, baptisée Aged pour la bonne raison que les tabacs dont s’est servi le blender ont mûri entre trois et cinq ans. Ces quatre créations sortent des sentiers battus pour des raisons que j’ai présentées en long et en large dans Fontilsuntabac107. Je ne vais donc pas me répéter.

Je me suis procuré la gamme entière des tabacs Aged. D’abord en avril 2019 le Sektor(A) Plug, puis en novembre 2019 les trois autres. C’est alors que j’ai constaté que le Sektor(A) était en train de moisir dans son bocal. J’en ai parlé à Thomas Darasz qui m’a fait une réponse qui me semblait inouïe : Please note that plugs and twists have to be vented again and again so that mold does not develop. Notez s'il vous plaît que des plugs et des twists doivent être aérés encore et encore afin d'éviter le développement des moisissures. J’en profite pour vous rappeler que j’ai consacré un article aux problèmes de conservation des tabacs TAK : artchampignon.

Comme ce conseil de Thomas Darasz me paraissait une ineptie, j’ai décidé de ne pas stocker le VB Twist et le Twist & Sea et de les fumer sans tarder. Excellente idée. Pour preuve mes revues publiées dans le numéro 107 de Font-ils un tabac ? Mais comme je suis un éternel curieux, je n’ai pas pu m’empêcher de vérifier ce qui se passerait si je suivais la recommandation du blender allemand. J’ai donc transvasé le PuhWapWap dans une boîte vide de McClelland munie d’un couvercle en plastique et trois mois durant, j’ai aéré chaque semaine le tabac pendant quelques minutes.

En vérité, je savais d’avance ce qui arriverait : le tabac s’assècherait et petit à petit perdrait son équilibre. Je peux vous dire désormais que la réalité dépasse de loin mes prévisions. En suivant le conseil de Thomas Darasz, j’ai tout simplement mis fin à la vie du PuhWapWap. Reste une dépouille momifiée. Les strates de tabac qui composaient le twist se sont défaites, ce qui fait qu’il est impossible de découper des rondelles. Par contre, on peut sans problèmes arracher des morceaux de tabac complètement durci qui grésille sous les doigts comme s’il avait été lyophilisé.

Préparer ce cadavre de tabac pour son dernier voyage dans sa pipe crématoire n’est pas une mince affaire : en l’effritant, on se retrouve avec un tas de poudre et en y allant plus mollo, on obtient des morceaux racornis et trop grands pour un bourrage normal. La joie. Bien sûr, je pourrais essayer de ressusciter le mort avec de l’eau distillée ou déminéralisée, mais j’y renonce puisque mon objectif est de tester le résultat de la recommandation du blender.

Je peux vous dire que ce résultat est sans appel : la fumée est agressive et aigre et sans goût. Ça se confirme : en suivant la consigne de Thomas Darasz, j’ai donc bel et bien assassiné le tabac. Quel gâchis. Et dire qu’à l’origine, ce twist entièrement composé de burleys âgés a dû disposer de tous les atouts pour me faire plaisir.

Je n’abandonne pas. Désormais, avant d’allumer, je souffle longuement à travers les tuyaux des pipes bourrées jusqu’à ce que le tabac s’assouplisse. Ça aide. A rendre le tabac fumable. De là à dire que les burleys retrouvent leur vitalité… Je découvre maintenant une fumée monolithique et barbante, mais moins agressive qu’avant. Elle a un goût de cigare shortfiller avec ici et là un flash de la saveur des pétales de rose qui accompagnent le tabac. Pas de complexité, pas de profondeur, pas d’évolution. Un tabac sans intérêt.

Vu la qualité des deux autres tabacs Aged testés, je suis sûr et certain qu’au moment de sa livraison, le PuhWapWap était un twist tout à fait respectable, peut-être même excellent. Il s’est malheureusement avéré que la pratique de l’aération fréquente qui va à l’encontre des principes fondamentaux de la conservation du tabac, fatalement condamne le tabac à mort. Quod erat demonstrandum.

J’en conclus que plutôt que de devoir choisir entre deux options inacceptables, c’est-à-dire soit courir le risque de créer une champignonnière en conservant le twist comme il se doit dans un bocal hermétiquement fermé, soit enlever toute vie au tabac en l’aérant encore et encore, je préfère m’abstenir. Le TAK, j’en ai ma claque.