Font-ils un tabac ? n°118

par Erwin Van Hove

05/07/21

HU-Tobacco, RaiKo ChocoLat (RaiKo InBeTween)

J’ai toujours apprécié les tabacs aromatisés au moyen d’authentiques feuilles de deer tongue et j’arrive à tirer un réel plaisir de certains blends dits scented (parfumés) en provenance de Kendal. En revanche, je ne vous ai jamais caché les sentiments que m’inspirent les typiques aros populaires. Les mélanges à la cerise, à la mangue, à l’anis, à l’amaretto et tutti quanti me répugnent.

Je suis en principe plus indulgent envers les tabacs aromatisés au chocolat ou au cacao. Ce goût-là dans un mélange me semble moins artificiel vu qu’il est déjà présent de façon naturelle dans certains tabacs, notamment dans le burley. Souligner au moyen de cacao le goût chocolaté d’un blend à base de Malawi burley ne me paraît donc pas exactement un sacrilège. En plus, des mélanges comme le Chocolate Flake (aujourd’hui rebaptisé en CH Flake) de Samuel Gawith (artfontilsuntabac25.htm) et le Bob’s Chocolate Flake (devenu Bob’s Flake) de Gawith & Hoggarth prouvent depuis des décennies que les saveurs de chocolat peuvent parfaitement aller de pair avec celles du latakia chypriote.

Ce n’est pas par hasard que je cite ces deux blends. Regardez comment Hans Wiedemann orthographie le nom de son mélange : ChocoLat avec un l majuscule. Il s’agit donc de la contraction de chocolat et latakia. Dommage qu’à cause d’une stupide loi européenne, Wiedemann ait dû supprimer ce nom si approprié pour un latakia blend aromatisé au chocolat. Avouez que RaiKo InBeTween est nettement moins pertinent.

Si le blender allemand a dû s’inspirer des deux célèbres mélanges kendaliens, il n’a clairement pas eu l’intention de les imiter. La différence saute aux yeux : le Chocolate Flake ne contient que 10% de latakia et le Bob’s Chocolate Flake seulement 8%, alors que dans le RaiKo la part de latakia tourne autour de 50%. L’autre moitié du blend est constituée de virginias, de burley et de black cavendish non aromatisé.

Dès l’ouverture de la boîte, il est clair que le mélange a été saucé : une couche de tabac colle sur toute la superficie de la rondelle de papier. Pourtant le tabac n’est pas particulièrement humide au toucher. Les couleurs trahissent immédiatement la forte présence de latakia : on voit divers bruns, mais c’est le noir qui domine, d’autant plus que l’effet visuel de l’herbe chypriote est renforcé par le black cavendish. Il s’agit d’une grosse coupe appétissante dans laquelle on décèle des fragments XL de virginia fauve.

Le nez me surprend. Je sens évidemment le fumé, le sous-bois et les notes de cuir du latakia, je note également les notes terreuses du burley, mais la présence d’arômes chocolatés ou cacaotés m’échappe complètement. Par contre, je sens de discrets effluves fruités qui filtrent à travers la couche empyreumatique.

Voyons ce que ça donne en bouche. Et bien, contrairement à mes attentes, ce n’est pas une bombe à latakia. Evidemment c’est le tabac chypriote qui se trouve sur le devant de la scène, mais il joue son rôle de vedette avec grâce. Il est à l’écoute de ses partenaires et les associe généreusement à son jeu. Il en résulte une belle harmonie entre le fumé et le boisé du latakia, le toasté du black cavendish, le terreux du burley et le fruité et l’épicé discrets mais efficaces des virginias. Par ailleurs, ce bel équilibre, on le retrouve côté structure : l’opulente douceur des virginias est contrebalancée par ce qu’il faut d’acide, d’amer et de salin. Et le chocolat dans tout ça ? En fait, je le sens plutôt que je ne le goûte vraiment. Plus tard, quand le contenu de la boîte s’est oxygéné, je perçois mieux l’agréable amertume de chocolat noir..

La suite du fumage confirme mes premières impressions : le RaiKo ChocoLat est bel et bien un latakia blend harmonieux qui n’a rien à voir avec les aros traditionnels. La touche de chocolat noir est parfaitement intégrée dans l’ensemble et ne gêne d’aucune façon. J’apprécie beaucoup que dans un mélange composé à moitié de latakia, les virginias arrivent tout de même à se démarquer : loin de se borner à fournir un fond aigre-doux, ils épicent le tout et apportent durant tout le fumage une légère et agréable saveur fruitée.

Non seulement la fumée n’a rien d’agressif, en plus elle est veloutée. Et comme il se doit pour un latakia blend, personne ne risquera de se sentir indisposé par une overdose de vitamine N.

Voilà un aro qui ne s’adresse pas aux fumeurs d’aros. Je me demande si lors d’une dégustation à l’aveugle, je reconnaîtrais l’aromatisation au chocolat. Je crois que j’attribuerais la légère note chocolatée à l’emploi de Malawi burley. N’empêche qu’avec sa pointe de chocolat et son discret fruité, le RaiKo se distingue du mélange anglais traditionnel. C’est en quelque sorte une friandise pour latakiophiles. Une friandise qui reflète le savoir-faire d’un artisan au goût sûr.

G.L. Pease, Regents Flake

G.L. Pease, Regents Flake

De mieux en mieux. Lorsque je pars à la recherche de la composition exacte d’un mélange, je constate fréquemment que producteurs, distributeurs et commerçants se contredisent. Cet étonnant phénomène, je l’ai toujours trouvé incompréhensible. Avec le Regents Flake mon incompréhension atteint un sommet parce que cette fois-ci c’est le blender lui-même qui brouille les cartes.

Sur ma boîte datant de 2016, l’année de naissance du flake, je lis que le blend se fonde sur un mélange de virginias rouges et blonds alors que ce sont les arômes et les saveurs d’une bonne portion de tabac d’Izmir, autrement dit de smyrna, qui jouent le premier violon. Voilà qui est clair : ce flake est un oriental blend qui met en exergue le tabac d’Izmir. Et c’est tout à fait possible vu que Cornell & Diehl qui s’occupe de la production des tabacs GLP, dispose d’un stock d’izmir pur. Or, au moment du lancement du blend, Pease a publié sur son site un texte de présentation dans lequel il ne mentionne ni Izmir ni smyrna. Il y emploie le terme générique oriental tobaccos. Allez savoir pourquoi. Ce n’est pas tout. Ce texte nous réserve encore une surprise : il mentionne la présence de perique.

Quelle version est la bonne ? Ce n’est clairement pas Tobaccoreviews qui tranchera puisque sur la page consacrée au Regents Flake, les deux descriptifs de Pease sont bêtement mis en page l’un sous l’autre. L’imbroglio total.

Quand j’ouvre ma boîte légèrement bombée, elle pousse un bruyant soupir qui véhicule d’évidents arômes de vin. Ils disparaissent aussitôt, avant que j’aie pu les définir avec plus de précision. Immédiatement après, je sens des odeurs bizarres mais intéressantes : du marc, des baies de genièvre, du jambon fumé et même une touche de choucroute. Ce sont des odeurs que je n’associe ni au virginia, ni aux tabacs turcs. Il est clair que pour connaître l’âme olfactive du flake, il faudra attendre la fin de l’effet de réduction.

C’est le cas le lendemain. Désormais je sens un ensemble subtil et nuancé, aigre-doux, légèrement épicé, gentiment fruité, finement boisé. C’est un nez élégant, complexe et fascinant dans lequel je reconnais tantôt du pain et du pain d’épices, tantôt de la pomme séchée et une note vineuse. Une semaine plus tard, je sens de l’encens alors que l’odeur de pomme séchée a nettement pris de l’ampleur.

Divers bruns, pas mal de fauve. Humidité parfaite. Les petits flakes mignons ne sont que légèrement pressés et se désagrègent aisément en filaments souples, ce qui facilite le bourrage.

A peine la pipe allumée, je suis sous le charme. Sur une agréable structure aigre-douce se développent diverses saveurs : du citron, de la pomme séchée, des épices avec juste ce qu’il faut de piquant (serait-ce le perique ?), une note chaleureusement liquoreuse, de la terre et du bois, de l’encens.

Un typique oriental, je le qualifie souvent de vivace, voire d’espiègle. Ces adjectifs-là ne me viennent pas à l’esprit pendant que je fume le Regents Flake. En l’absence de notes aiguës et avec ses saveurs d’encens, de terre et de bois, le mélange n’est pas exactement joyeusement frétillant. En plus, il est évident que le tabac oriental renforce la douceur des virginias. Tout ça me fait conclure qu’il s’agit bel et bien de tabac d’Izmir qui a la particularité d’être fort sucré mais peu aromatique.

Les premières minutes passées, les saveurs se fondent en un tout. Le résineux accent oriental et le goût de pomme séchée sont toujours là, mais intégrés dans le fond. Le résultat est bon et équilibré, mais désormais la fumée perd quelque peu en complexité. Maintenant que le blend a atteint son rythme de croisière, il est temps de me demander s’il contient du perique. Et bien, je n’en sais rien. D’une part, la fumée est toujours aigre-douce et gentiment poivrée, d’autre part le fruité s’exprime nettement plus sur le citron que sur le raisin ou la figue.

Une semaine plus tard, les saveurs changent sensiblement en concordance avec l’évolution du nez. Désormais le tabac d’Izmir occupe fièrement le devant de la scène, ce qui fait que les goûts d’encens et de pomme séchée sont nettement plus prononcés. Tel qu’il se présente maintenant, le Regents Flake me plaît vraiment.

Côté puissance, rien à signaler. Le mélange n’est ni faiblard ni puissant. Quant à la combustion, elle est parfaite, même quand on bourre la pipe avec des broken flakes qui ne sont pas préalablement malaxés. Ce n’est pas le seul atout du mélange : la langue n’a rien à craindre. Malgré les acides et le poivre, la fumée n’a rien d’agressif.

J’ai fumé la boîte entière avec plaisir. C’est un mélange bien fait et sans défauts. Cependant, le Regents Flake ne deviendra pas un véritable favori. Je regrette que ce ne soit qu’à partir de la deuxième moitié de la boîte que le tabac turc s’est enfin mis à développer toute sa saveur. Il y a donc des blends orientaux plus typés et plus fascinants que j’apprécie davantage. Pour rester dans la gamme des GLP, je préfère l’Embarcadero, un autre mélange qui combine les virginias avec le smyrna. (artfontilsuntabac84.htm) Pour terminer, j’attire votre attention sur le fait que le Regents Flake existe également en version plug. C’est le Temple Bar.

Cornell & Diehl, Haunted Bookshop

Feu Bob Runowski avait deux passions : le tabac, notamment le burley, et l’œuvre de l’écrivain américain Christopher Morley. Et ces deux amours, il les combinait avec plaisir. Dans les divers forums consacrés à la pipe auxquels il participait, Runowski signait systématiquement ses messages du pseudonyme morleysson. Et deux de ses créations pour Cornell & Diehl rendent hommage à l’auteur qui évoquait régulièrement dans ses écrits les plaisirs de la pipe : le Morley’s Best et le Haunted Bookshop (La Librairie Hantée) qui reprend le titre d’un roman de Morley.

Seize mélanges du catalogue de C&D sont de sa main ou sont le résultat d’une collaboration entre Craig Tarler et lui. Vu sa prédilection pour les burley blends à l’ancienne, il n’est pas étonnant qu’il ait excellé dans ce genre de mélanges. Par le passé, je vous ai d’ailleurs déjà recommandé le Pegasus (artfontilsuntabac89.htm) et le Old Joe Krantz (artfontilsuntabac96.htm).

Le Haunted Bookshop est lui aussi un mélange basé sur le burley rustique et sec dont se sert Cornell & Diehl. Pour l’arrondir, Runowski a ajouté du virginia rouge et une pincée de perique.

Quand j’ouvre la boîte âgée de cinq ans, il s’échappe un nuage odoriférant intense et appétissant. Je sens clairement l’aigre-doux fruité du virginia rouge et du perique sur un fond terreux aux accents de noisette du burley. Quelques heures plus tard le nez a déjà évolué. Désormais je sens davantage le burley, alors que le perique s’est mis à développer une odeur de moisi.

Il n’y a pas beaucoup de variation dans les couleurs. Je vois un amalgame de divers bruns. La coupe est plus intéressante parce qu’entre les brins je trouve de petits morceaux irréguliers de tabac pressé qu’il faut malaxer avant le bourrage. Une fois de plus, je salue la philosophie de C&D qui refuse de vendre de l’eau au prix du tabac. Le mélange est donc sec mais pas asséché.

Après l’allumage, je découvre un mélange qui n’en jette pas mais qui en toute tranquillité me procure un plaisir simple. D’emblée, je remarque l’équilibre entre les trois ingrédients. Ils collaborent intimement pour instaurer tout naturellement une harmonie des saveurs et pour tenir les promesses du nez. C’est bel et bien un burley blend de chez Cornell & Diehl. Contrairement au flatteur Malawi burley, l’herbe américaine dont se sert la maison, révèle le caractère droit et strict du burley traditionnel qui contient très peu de sucre. Et plutôt que des saveurs chocolatées, ce burley vieille école affiche sans vergogne ses terreuses saveurs campagnardes. Mais en même temps on goûte l’apport aigre-doux discrètement fruité et légèrement épicé du virginia rouge et une décadente pointe de moisi du perique. Et ces différentes saveurs forment un tout cohérent. Voilà un burley blend tel que je les aime.

Pourtant ce n’est pas un tabac pour tout le monde. Tout d’abord parce qu’il faut évidemment apprécier le burley austère. Ensuite parce qu’il faut être capable de saisir les charmes d’un mélange qui ne cherche pas à charmer. Finalement parce qu’il faut pouvoir supporter une bonne dose de nicotine. Par contre, ceux qui ont la langue sensible et ceux qui ont du mal à tenir leur pipe allumée, peuvent y aller sans problème.

En cours de route le tabac gagne en puissance, mais côté saveurs il n’y a pas de réelle évolution si ce n’est que vers la fin le burley prend parfois des airs de cigarette ou de cigare shortfiller. D’ailleurs, la pipe terminée, l’arrière-goût rappelle la cigarette.

Tout comme le Pegasus et le Old Joe Krantz, je considère le Haunted Bookshop comme une réussite, ne fût-ce que parce que Bob Runowski arrive à évoquer l’art du blending de l’Amérique rurale d’une autre époque.