Font-ils un tabac ? n°127

par Erwin Van Hove

21/03/22

Cornell & Diehl, Black Dawg

Inutile de chercher le Black Dawg dans le commerce. Ma boîte date de 2004, la dernière année de production. Rappelez-vous, 2004, c’était l’annus horribilis de C&D et GLP quand leur stock entier de latakia syrien est parti en fumée non pas dans les pipes de clients satisfaits mais dans un incendie d’entrepôt.

Bref, le Black Dawg met en exergue le tabac devenu mythique sur lequel Craig Tarler, Greg Pease et Mike McNiel étaient parvenus à mettre la main : de l’autentique shekk-el-bint de la meilleure qualité arrivé à pleine maturité. Remarquez que le mélange ne se distingue pas uniquement par la présence de cet ingrédient noble et rarissime, mais également par sa composition surprenante : voilà un latakia blend sans virginia. Du latakia syrien, du perique et du black cavendish naturel, c’est tout.

Pas étonnant donc que je découvre un mélange noir et anthracite dans lequel je distingue ici et là un brin marron. En réalité, brin n’est pas le terme approprié. Il s’agit plutôt de fragments. En humant, je m’inquiète : Je ne retrouve nullement l’arôme si distinctif du véritable shekk-el-bint, mais au contraire une odeur de jambon fumé qui me rappelle le latakia chypriote.

Par conséquent, j’allume avec une certaine appréhension. A tort. Dès la toute première bouffée les saveurs fascinantes et indescriptibles de l’herbe syrienne explosent en bouche. Des saveurs qui tiennent de l’encens et qui sont tellement riches et nuancées qu’elles ne cessent de me bluffer. Je l’affirme haut et fort : en 45 ans de fumage de la pipe je n’ai jamais trouvé de tabac qui m’impressionne davantage. Il n’y a pas de doute : pour moi le shekk-el-bint est roi au pays du Nicotiana tabacum.

La majestueuse entrée en matière terminée, entrent en scène le perique et le cavendish. Et d’emblée, les trois ingrédients trouvent un équilibre parfaitement réussi. La fumée est gentiment sucrée, mais en même temps légèrement acide. S’y ajoutent une pointe d’amertume noble et une salinité certaine. Dorénavant, les saveurs du latakia syrien sont moins proéminentes, intégrées qu’elles sont dans un ensemble assez viril marqué par le poivre du perique et par le grillé épicé du cavendish. Cette évidente harmonie m’épate. J’ai toujours affirmé que le secret des grands blends au latakia, c’est la qualité des virginias. Et voilà que Craig Tarler nous a concocté un hommage au latakia syrien sans un brin de virginia. C’est fort.

Par ailleurs, ceux qui prétendent que le latakia vieillit mal ou que seuls les mélanges anglais avec une forte dose de virginia arrivent à se bonifier avec le temps, devraient se raviser. A l’âge de dix-sept ans, le Black Dawg est clairement à son apogée. Même dans la deuxième partie du bol, il ne fatigue nullement, mais continue au contraire à me réjouir de saveurs stables, profondes et bien vivantes.

L’authentique shekk-el-bint a tellement de personnalité qu’on l’adore ou qu’on le déteste. Pour preuve les scores sur Tobaccoreviews où l’alternance de salves d’applaudissements et de concerts de sifflets résulte en une fort médiocre note de 2,8. Vous l’aurez compris : moi, je fais résolument partie du camp des fans purs et durs. Je n’hésite pas à hisser le Black Dawg au rang de petit chef-d’œuvre.

PS : Quinze jours après avoir terminé mon texte, je me suis rendu compte qu’il y a cinq ans et demi j’avais déjà consacré un article au Black Dawg. Vous le trouverez ici : Fumeurs de Pipe - Font-ils un tabac ? n°58, par Erwin Van Hove. Au risque de paraître redondant, j’ai décidé de conserver les deux revues pour la bonne raison qu’elles permettent d’appréhender concrètement les effets du temps de conservation sur nos tabacs.

Mac Baren, Three Nuns Yellow

Lorsqu’en 2015 Mac Baren a racheté le portefeuille entier des tabacs à pipe d’Imperial Tobacco, le producteur danois a sorti trois versions du Three Nuns : le Red reprend la recette avec le kentucky, le Green réintroduit le perique dans le mélange, alors que le Yellow est un VA pur. Evidemment, tradition oblige, les trois versions se présentent sous forme de curlies.

A en croire Per Georg Jensen, le blender attitré de Mac Baren, il n’a pas lésiné sur la qualité des virginias dont il s’est servi pour composer le Yellow : en provenance de plusieurs continents et de première classe, les virginias sont traités selon de traditionnelles méthodes anglaises afin de faire ressortir leur douceur naturelle. A noter également que les feuilles qui servent de cape aux curlies ont été soigneusement triées à la main.

Les petits médaillons sont clairement composés d’une grande variété de virginias puisqu’ils exhibent de multiples couleurs : divers bruns, du roux, du fauve, du blond. Les odeurs qui en émanent, sont archétypiques : du foin, de la terre qui chauffe, du levain, un zeste de citron. Des arômes parfaitement naturels et, ma foi, fort agréables.

Passablement secs, les curlies ne nécessitent pas de séchage et sont prêts à être bourrés. Voilà déjà les premières bouffées et mes premières impressions. Elles sont contradictoires : d’une part je suis frappé à l’allumage par la légèreté aérienne de la fumée, d’autre part je constate qu’elle est tout de même fort goûteuse. Un dégustateur sur Tobaccoreviews raconte que son buraliste avait décrit le Yellow comme de l’air aromatisé. Je comprends parfaitement ce point de vue. En effet, la fumée manque de densité et de carrure. Ceci dit, je comprends tout autant le dégustateur qui n’est absolument pas d’accord. Toute fluette qu’elle soit, la fumée développe des goûts bien marqués.

Et ces saveurs me surprennent parce qu’elles sont immédiatement reconnaissables : malgré l’absence de kentucky ou de perique, elles trahissent un évident air de famille avec le Three Nuns d’antan. A mille lieues des virginias fruités et flatteurs, les VA partagent avec le Three Nuns d’Imperial Tobacco une structure anguleuse dans laquelle une acidité et une amertume toniques prennent le dessus sur la délicate douceur. Ajoutez à cela sel, poivre, curry et des notes grillées et vous comprendrez que, tout comme son précurseur historique, le Yellow s’adresse aux amateurs de virginias résolument épicés et revigorants.

Si les goûts n’évoluent pas vraiment, la fumée gagne en ampleur et en force. Ce n’est toujours pas une fumée dense et volumineuse, mais elle n’est plus maigrelette et par conséquent elle se met à dégager davantage de vitamine N. Malgré son caractère assez caustique, le Yellow n’agresse pas la langue. En revanche, il produit quelques picotements en bouche qui ne sont pas désagréables.

Si tous les fumages ont été satisfaisants, il est tout de même à noter que le Yellow ne s’est pas donné corps et âme dans toutes les pipes. J’ai noté à ma surprise que le Yellow aimait bien mes Fikri Baki, alors qu’il est de mon expérience qu’en général l’écume et le virginia ne filent pas le parfait amour. Et dans une Trever Talbert dédiée au Three Nuns de la grande époque, le Yellow s’est senti particulièrement à l’aise.

Le caractère incisif du Three Nuns a toujours divisé la communauté pipière. Le Yellow s’inscrit dans cette tradition. Ce n’est donc pas exactement un tabac bon enfant ou racoleur fait pour plaire au plus grand nombre. En revanche, il est bourré de caractère et vous garantit un fumage qui ne risque pas de vous laisser indifférent. Et je suis certain que ceux qui auront la patience d’encaver le Yellow pendant des années, finiront par découvrir des curlies aux saveurs vivaces mais parfaitement équilibrées.

Je tire mon chapeau à monsieur Jensen.

HU-Tobacco, Manyara

Il est de mon expérience que les recettes ambitieuses et alambiquées à base d’une pléthore d’ingrédients tendent à me décevoir. Évidemment qu’il existe des exceptions, mais trop souvent ces mélanges, plutôt que d’atteindre la complexité recherchée, se perdent dans la confusion. En lisant l’interminable liste d’ingrédients du Manyara, je ne peux donc m’empêcher de craindre le pire : fire cured virginia, dark fired kentucky, burley, perique, tabacs d’Orient, latakia et brasil. Ça fait beaucoup.

Par ailleurs ce genre de recette pose un réel problème : faut-il choisir des pipes dédiées aux tabacs fire cured ou plutôt au burley, aux orientaux ou au latakia ? Je décide donc d’essayer un peu de tout.

Il va de soi que le mélange couvre à peu près toute la palette de couleurs qu’il est possible de trouver dans une boîte de tabac. Les arômes me surprennent agréablement : pas de cacophonie, mais au contraire une harmonieuse et subtile symphonie de notes boisées, fumées, grillées et terreuses, d’odeur de vieux cuir et puis d’une intrigante présence crémeuse et beurrée. Un tout délicatement moelleux qui a cependant du corps. Les brins courts et en coupe classique sont assez humides au toucher, mais il s’avérera que le fumage n’en sera pas compromis.

Voilà un mélange qui tient à la lettre les promesses du nez. Les odeurs se font saveurs. Le cuir, le boisé, le terreux, le fumé et le grillé s’entremêlent et forment un ensemble stable et cohérent qui est lové dans le berceau d’une fumée crémeuse, veloutée et plantureuse. Alors qu’en général le dark fired kentucky, le fire cured virginia et le latakia ne brillent pas exactement par leur finesse, ici ils font montre d’une retenue et d’une délicatesse inouïes. Et c’est pareil pour le brasil et les herbes d’Orient : la consistance suave et crémeuse qu’ils apportent à la fumée est exceptionnellement bien réussie. Et le burley et le perique dans tout ça ? En cours de route, je commence à distinguer dans le fond des touches de chocolat au lait et des notes légèrement poivrées.

La structure est en parfaite harmonie avec les saveurs : une douceur bienfaisante mais tout sauf sirupeuse, une acidité et une salinité feutrées, juste ce qu’il faut d’amertume. Hans Wiedemann a opté pour la même modération côté puissance : on ne la remarque pas, non pas parce que le Manyara serait particulièrement léger, mais parce que la vitamine N est si bien intégré dans l’ensemble.

Si les saveurs sont complexes, elles n’évoluent pas vraiment et c’est pour le mieux. Malgré son degré d’hygrométrie assez élevé, le tabac se consume facilement et rapidement, sans agresser le moins du monde la langue. Quant au choix de la pipe, le Manyara n’a jamais fait la fine bouche : il s’est accordé sans rouspéter avec toutes les pipes que je lui ai proposées.

J’ai toujours su que Hans Wiedemann est un blender compétent. Avec le Manyara il prouve qu’il lui arrive de se surpasser. Très chaudement recommandé à quiconque apprécie la complexité et l’harmonie.