Font-ils un tabac ? n°42

par Erwin Van Hove

06/04/15

Pfeifen Schneiderwind, Darley Moor

Impossible de parler du Darley Moor sans vous entretenir au préalable d’un autre tabac, nettement plus réputé celui-là. Aujourd’hui, Orlik est mondialement connu pour son Golden Sliced. Or, il fut un temps pas si lointain où le producteur danois était tout aussi célèbre pour son Dark Strong Kentucky. Dès lors, quand Orlik a décidé d’en arrêter la production, la nouvelle a été accueillie par une vague de stupeur. Les derniers stocks raflés, les fans se sont vautrés dans la frustration et le regret. Mais voilà qu’en Allemagne, les uns après les autres, les magasins de tabac spécialisés se sont mis à proposer des produits de rechange. Peter Heinrichs a carrément repris le nom du mélange d’Orlik, Achim Frank a lancé le Black and White, Keistler a présenté son Bivisible, alors que Diehl a baptisé son nouveau flake The Tiger. Et voilà qu’à Aix-la-Chapelle, Schneiderwind a donc introduit le Darley Moor. Ce soudain déferlement d’imitations teutonnes sous forme de Hausmischungen (mélanges maison) s’explique par la simple raison que Kohlhase & Kopp a voulu profiter du créneau et a proposé à ses détaillants sa propre version du célèbre flake.

Ca fait un bail que je n’ai plus goûté l’authentique Dark Strong Kentucky. Je ne suis donc pas en mesure de le comparer avec précision avec le Darley Moor. Ceci dit, il saute aux yeux que la version allemande n’est pas un piètre ersatz : c’est un tabac de qualité qui à la fois au niveau visuel et gustatif se rapproche clairement du flake danois. L’ouverture de la boîte très classe est un vrai plaisir : voilà qu’on découvre de petits flakes tout mignons divisés sur toute leur longueur en bandes bicolores d’à peu près 60% de brun doré et 40% de noir. On comprend d’emblée le pourquoi du comment de noms tels que Black and White, Bi-visible ou The Tiger. Au nez, ce mélange de virginias, de kentucky et de perique est clairement dominé par le kentucky : de la viande fumée, de la mélasse, du sirop de candi. J’aime. Souples sans être humides, les petits flakes se plient facilement, ce qui fait qu’on peut les bourrer tels quels, sans devoir les effriter. Si vous préférez les réduire en brins, faites attention à bien mélanger les noirs et les bruns.

Les premières minutes sont remarquablement plaisantes : des virginias vraiment doux et suaves s’harmonisent avec le fumé et la mélasse du kentucky pendant que le perique épice le tout. Par moments, les saveurs s’intensifient quelques instants, ce qui permet de bien discerner cette harmonie. Petit à petit, la structure amère et acide du kentucky s’affirme, ce qui fait qu’on change de registre : le côté suave s’estompe et fait place à une certaine sévérité caustique. L’aficionado de kentucky appréciera la rigueur acidulée et épicée, alors qu’elle risque de déplaire à ceux qui ont besoin d’une opulente douceur. Mais même si le résultat est moins voluptueux que le début, il reste suffisamment de sucres pour équilibrer le tout. Désormais le tabac n’évolue guère plus, ce qui fait que les saveurs de fumé, de boisé, de vinaigre, de poivre et de mélasse ou de sirop d’érable restent constantes. L’acidité, l’amertume et le taux en nicotine donnent au Darley Moor une virilité certaine mais sans excès. Qu’on ait transformé les flakes en brins ou qu’on les ait enfournés tels quels, n’a pas beaucoup d’importance : la combustion est lente et facile en toutes circonstances.

Le kentucky, on l’aime ou on ne l’aime pas. Moi, j’aime. Est-ce pour autant que je suis grand fan du Darley Moor ? Pas exactement. Je connais des mélanges à base de kentucky qui me satisfont davantage. Ne me faites pas dire pour autant que le Darley Moor déçoit. Il a pour mission de ressusciter le Dark Strong Kentucky et c’est à coup sûr une réussite. Or, justement le fameux DSK ne m’a jamais ébloui. Il me semble que Mac Baren et les maisons du Lakeland maîtrisent mieux cette herbe têtue et caractérielle qu’est le kentucky.

Pour ceux qui voudraient soit découvrir soit retrouver l’authentique Dark Strong Kentucky, je peux terminer par une excellente nouvelle : www.pipesandcigars.com a signé un contrat avec Orlik qui a ressuscité pour eux le légendaire flake. Depuis février 2015, la civette en ligne le propose donc en exclusivité. Fin juin, le tabac disparaîtra à nouveau du marché. Un homme averti…

Hearth & Home, Rolando’s Own

Les tabacs Dunhill ou Peterson sont aussi réputés que les marques de pipes du même nom. C’est un fait. Du coup, ce sont vraiment des exceptions parce que s’il se vend des centaines de tabacs sous les noms de Savinelli et de Castello, de Charatan et de Comoy’s, de Brebbia et de Tsuge, de Stanwell et de BC et j’en passe, il faut avouer qu’ils ne figurent pour ainsi dire jamais dans les listes des tabacs incontournables. En matière de tabac, ces noms illustres ne sont donc pas exactement gages de qualité. C’est du pur marketing. Et ce n’est pas uniquement la clientèle de la pipe populaire qui est ciblée : pour les inconditionnels de la pipe d’artisan huppée, il y a par exemple des tabacs Chonowitsch, Ilsted, Former ou Eltang dont les producteurs prétendent soit que ce sont les mélanges favoris de ces légendaires pipiers, soit que ces maîtres ès bruyères ont eux-mêmes composé et mis au point ces blends. Ouais. Dans le cas de Poul Ilsted par exemple, ça revient à dire qu’il a 22 tabacs de prédilection et qu’il fume avec autant de plaisir des anglais purs et durs que des aros saucés aux fruits et à la vanille. Ouais. Bref, toutes ces pseudo-marques de tabac, je les évite soigneusement. Non pas par principe, remarquez. Mais parce qu’à peu près tous les blends pareils qu’il m’est arrivé de déguster, m’ont déçu.

Ceci dit, dans le milieu de la pipe et du tabac artisanaux, tout le monde se connaît. Les pipiers et les blenders se rencontrent et sympathisent lors de pipe shows. Il arrive donc qu’un blender se décarcasse pour composer un mélange qui corresponde en tous points aux souhaits d’un ami pipier. Ainsi, Craig Tarler de Cornell & Diehl a créé Briar Fox pour Peter Heeschen, dont c’est vraiment le blend favori. Et voilà donc que Russ Ouellette a composé Rolando’s Own pour faire plaisir à l’amateur de VA/perique qu’est Rolando Negoita. Ca, c’est une autre paire de manches : rien à voir avec le marketing, il s’agit là d’un service d’ami. C’est autrement plus attrayant ! D’autant plus que Negoita est un personnage incroyablement sympathique : passionné, authentique et d’une désarmante gentillesse.

Voilà un mélange qui fait saliver dès l’ouverture de la boîte. Ca, c’est du tabac ! Regardez-moi cette belle coupe XL et toutes ces couleurs des divers virginias allant du jaune à l’acajou. Et puis, ce nez honnête et naturel qui ne suscite pas d’associations, mais qui se borne à sentir le tabac, c’est-à-dire le virginia/perique. Je sais déjà à quoi m’attendre : le Rolando’s Own ne versera pas dans le chichi. Ce sera du pure nature.

Je ne me trompe pas. D’emblée le trio de lemon, red et stoved virginias trouve un équilibre parfait avec le perique et nous emmène pour une balade champêtre à travers un paysage rural serein et reposant. Odorante, la terre chauffe et une brise légère transporte des senteurs de foin qui sèche et d’agrumes qui mûrissent au soleil, pendant que la poussière du sentier picote en bouche. On se décontracte, on se détend et on se rend à l’évidence : la vie est belle quand elle est si simple.

A l’opposé du tape à l’œil, le Rolando’s Own ne cherche pas à impressionner. Juste ce qu’il faut de sucre et d’acidité, une dose parfaitement maîtrisée de nicotine, une légère touche fruitée, une pincée d’épices revigorantes, une note terreuse. Une miniature raffinée plutôt qu’une fresque grandiose. Voilà un VA/perique dont on ne se lasse pas.

Rolando peut être fier que ce grand petit tabac porte son nom. Quant à Russ Ouellette, il a brillamment réussi son défi : capter l’authenticité et le caractère bon enfant de son ami dans une boîte d’herbe à Nicot.

Rattray’s, Black Mallory

A l’époque où j’étais un fumeur pur et dur de mélanges anglais et balkan, j’aimais bien le Black Mallory composé de virginia, de tabacs d’Orient, de black cavendish et d’une bonne dose de latakia chypriote. Ceci dit, je lui préférais le Red Rapparee, plus élégant parce que davantage marqué par les épices orientales que par le latakia. Parallèlement, force m’était de constater que le Black Mallory m’enthousiasmait nettement moins que certains Dunhill, Pease ou autres Schürch. C’était donc pour moi un mélange parfaitement respectable, composé par un blender compétent mais à qui manquait ce petit quelque chose qui fait la différence entre le bon et l’excellent. Maintenant que je le redécouvre, il s’avère que mon opinion n’a pas changé.

Oui, il dégage une invitante odeur d’anglais classique ; d’accord, il ne pose aucun problème au fumage ; certes, il est passablement rond avec une belle touche acide ; c’est vrai qu’il doit combler l’amateur de saveurs fumées et boisées. N’empêche qu’il ne tient pas exactement mes sens en éveil. A vrai dire, il finit toujours par m’ennuyer. Il est donc loin de la richesse et de la subtilité de l’ancien 965 ou du London Mixture. En cela il me rappelle tous ces vins du monde dont on inonde nos marchés : correctement faits, sans véritables défauts et donc parfaitement buvables, mais sans âme ni personnalité.

A mon âge et après avoir dégusté des centaines de tabacs, je crois avoir acquis le droit de ne me contenter que du meilleur. Ce n’est pas du Black Mallory.