Font-ils un tabac ? n°50

par Erwin Van Hove

18/11/15

Voici le numéro 50. Un jubilé en quelque sorte. Le moment approprié pour faire le point. En quatre ans et quatre mois je vous ai présenté exactement 192 mélanges. Cent quatre-vingt-douze. Je vous avoue que moi-même je suis impressionné par ce chiffre. Parce que je me rends compte que l’imposante pile de boîtes et de pochettes que cela représente, n’est finalement qu’une fraction des tabacs qui me tentent et qu’un pourcentage négligeable de la totalité des blends que le marché globalisé contemporain nous propose.

Certes, il arrive qu’on arrête la production de tabacs appréciés, voire mythiques. Mais de plus en plus fréquemment, on voit aussi des mélanges disparus renaître de leurs cendres. Et si au cours du siècle précédent, toute une série de petites manufactures ont déposé le bilan, on assiste depuis quelques décennies à l’émergence d’une nouvelle génération d’artisans-blenders passionnés. Et face à ces nouveaux concurrents, plusieurs géants du tabac à pipe, comme Mac Baren par exemple, réagissent en sortant de nouvelles séries.

Bref, plutôt que de porter le deuil de tel ou tel tabac disparu, plutôt que de nous vautrer dans la nostalgie d’une ère où la pipe était populaire, plutôt que de nous plaindre de notre époque hygiéniste, nous ferions mieux de nous rendre à l’évidence : jamais, mais alors jamais nous n’avons eu un tel embarras du choix. Nous sommes pourris gâtés. A l’heure qu’il est, Tobaccoreviews recense 5880 mélanges. Concrètement, cela veut dire que pour en faire le tour, il faudrait à l’éternel curieux qui déguste de nouveaux mélanges au rythme effréné d’un par semaine, 113 ans.

Il y a du pain sur la planche.

G.L. Pease, Odyssey

Je ne sais pas ce qui en est aujourd’hui, mais à sa sortie en 2002, l’Odyssey était présenté comme the biggest of the Pease blends, un hommage de celui qu’on appelait à l’époque The Dark Lord à son herbe de prédilection, le latakia chypriote. Pourtant, malgré cette évidente vocation de lat bomb, l’Odyssey est étiqueté par Pease comme Full Balkan Mixture. Un choix étonnant. Certes, à part du red virginia et du virginia noir étuvé, le mélange contient bel et bien des herbes d’Orient, mais un authentique Balkan blend n’accorde-t-il pas par définition un rôle de premier plan aux orientaux ? Une bombe à latakia, n’est-ce pas plutôt un mélange anglais, malgré la présence de tabacs turcs ? Voyons ça.

La boîte que j’ouvre date de 2006. C’est encore une de ces vieilles boîtes GLP irritantes, plus hautes que larges, dans lesquelles il est exclu de se bourrer une pipe sans répandre tout autour une bonne ration de son tabac.

Voilà un mélange vraiment sombre : que du noir et du brun foncé. Première impression olfactive : des odeurs de fromage. Puis, plus dans le fond, de la tourbe et du cuir. C’est balancé et agréable. Et plutôt discret. Neuf ans d’encavement, ce n’est pas énorme et pourtant voilà des brins un peu trop secs. Foutues boîtes.

Me voilà prêt à vous décrire ce qui se passe en bouche. Evidemment, j’ai déjà mes notes basées sur une demi-douzaine de fumages, mais au moment d’attaquer les paragraphes consacrés aux saveurs, j’ai l’habitude d’allumer une pipée du tabac que j’analyse. Comme ultime confirmation de mes notes et pour écrire à vif. Surprise ! C’est quoi, ça ? D’emblée, la Lee Von Erck se met à produire une fumée à la structure exemplaire avec une évidente harmonie entre douceur, amertume et acidité, et à développer des saveurs rondes et équilibrées, fines et nuancées, à l’opposé de ce qu’on attend d’une lat bomb. C’est vraiment déconcertant vu qu’en me basant sur les fumages précédents, je m’apprêtais à rédiger un texte fort critique.

Ouf, ça s’arrange. Passées les premières minutes, l’Odyssey joue enfin cartes sur table et confirme ce que j’avais constaté lors des fumages précédents : malgré l’indéniable douceur des virginias, une insistante acidité piquante domine la sensation en bouche, ce qui est loin d’être agréable. Les orientaux plient sous le poids du latakia et se désagrègent. Reste un mélange anglais assez quelconque massacré par les acides corrosifs.

Greg Pease ne cesse de mettre en exergue sa quête de l’harmonie, de l’équilibre et de la complexité. Mais voilà qu’à l’âge de neuf ans, l’Odyssey s’avère un modèle de déséquilibre. Très, très décevant.

McClelland, Dark Star

Année de naissance : 2002. Aspect : noir comme poix. Nez : vinaigre de tomate et puis, indiscutablement, de l’umami qui s’exprime sur le dashi, l’Oxo, la sauce soja. Déroutant mais appétissant. D’emblée il est clair que nous sommes en la présence d’un grand tabac. Et pourtant McClelland s’est limité en tout et pour tout à un seul ingrédient : du virginia blond. Pardon ? Du virginia blond noir comme poix ? Et oui. Parce qu’il faut savoir que le Dark Star est un tour de force dans lequel le docteur ès virginias de Kansas City étale tout son savoir-faire en transformant une ordinaire blondinette en une sensuelle et capiteuse femme fatale au teint d’ébène dont le kama sutra est le livre de chevet. Cette métamorphose prend des années : vieilli en trois étapes, pressé, étuvé et enfin coupé en broken flakes, le virginia finit par acquérir une profondeur et un velouté que son humble naissance ne laissait nullement présager.

La préparation du bourrage et l’allumage demandent un certain effort vu que les morceaux de tabac sont passablement durs. Mais la récompense n’est rien moins que merveilleuse. Hallelujah, praise the Lord ! Voilà une intensité de saveurs à ressusciter un mort. Une gifle d’Oxo et de sauce soja. Une claque de vinaigre. Une tarte de cassonade. Bref, un trio sucré-salé-acide orgiaque et vibrant de vie. Après treize ans d’encavement, une telle vivacité est exceptionnelle.

Petit à petit se développent une amertume bien dosée et des notes boisées qui tempèrent l’enthousiasme extraverti des sucres. Du coup, la voluptueuse Star se fait moins racoleuse et prend des airs plus sérieux. Puis, vers la fin, on la voit qui commence à s’essouffler. Il faut la comprendre, la pauvre, elle a brûlé toute son énergie.

Moi qui me méfie du virginia blond, je suis réellement impressionné par ce chef-d’œuvre. Il se peut même que le Dark Star soit mon McClelland favori. Son caractère explosif ainsi que sa profondeur et son intensité en font un virginia blend sans pareil.

Dunhill, My Mixture Baby’s Bottom

Baby’s Bottom ! Derrière de bébé. Un nom étonnant qui date clairement d’avant le tsunami de sordides scandales liés à la pédophilie. Et c’est vrai, ce mélange est fort ancien puisque dès la fin des années 30, il faisait partie du portefeuille Dunhill. Or, au début des années 80 quand Murray’s a repris le flambeau, la distribution de ce grand classique a été arrêtée. Pourtant, le Baby’s Bottom n’était pas mort et enterré puisqu’il était toujours disponible en exclusivité dans le magasin londonien de Dunhill. Et voilà que tout récemment, Orlik, le successeur de Murray’s, l’a réintroduit sur le marché.

La boîte que je m’apprête à ouvrir, porte clairement les traces de son âge plus que respectable. Sur tout le pourtour du couvercle, par endroits le métal blanc apparaît sous la couleur dorée, le rouge du nom Baby’s Bottom semble comme délavé et la jupe plissée à l’intérieur de la boîte est toute brunie. Ce n’est donc pas la nouvelle version Orlik que nous allons déguster ensemble, mais bien le mélange authentique tel qu’on le proposait au 1A St. James’s Street. Hand blended avec ça. Mélangé à la main.

Composé principalement de virginia rouge, le Baby’s Bottom contient également du lemon et du bronze virginia et une bonne dose de latakia chypriote. Pas d’orientaux. Avec l’âge les couleurs se sont fondues, ce qui fait qu’il y a peu de contraste. Je décèle cependant entre un quart et un tiers de noir. A noter également que sous la lumière on voit scintiller des cristaux. Beaucoup de pipophiles sont convaincus qu’il s’agit là de sucre. Il n’en est rien puisque ces cristaux ne sont pas solubles dans l’eau. En vérité, cette cristallisation est le résultat d’un pH modifié sous l’effet de l’encavement.

Le nez n’est pas celui d’un anglais classique dominé par le caractère impérieux du latakia. Non, on est là dans quelque chose de nettement plus subtil et en sourdine : certes, du sous-bois et de la tourbe, mais aussi de la fougère et du pain fraîchement cuit. Très fin et difficile à capter. Les brins sont restés souples et ne nécessitent pas de réhumidification.

Voilà que le feu dévoile l’âme de cette herbe précieuse. Et d’emblée on comprend celui qui a baptisé le mélange : effectivement, la fumée est douce comme le derrière d’un bébé. Quel velouté ! Le latakia extrêmement subtil plante un décor accueillant, chaleureux, amical, mais les vraies stars, ce sont les virginias. Eminemment doux et d’une richesse exceptionnelle, ils tapissent le palais de saveurs sucrées-salées et aigres-douces absolument splendides. Franchement, j’ai rarement fumé des virginias aussi fondus et ronds. Leurs saveurs forment un tout cohérent et indescriptible qui n’est ni fruité ni épicé, mais qui présente un déroutant côté végétal tellement aromatique qu’on jurerait qu’entre ces virginias se cachent des herbes d’Orient triés sur le volet. Ce sont des virginias d’une autre ère et qui rappellent davantage certains tabacs en provenance des manufactures du Lakeland que les Dunhill contemporains.

La conclusion est évidente : ça, c’est exactement le genre de tabac qui a fait il y a bientôt un siècle la réputation en béton de Dunhill. Ça, c’est exactement le genre de tabac qui a donné naissance à la glorieuse renommée des English blends. Ça, c’est sans conteste l’un des tout meilleurs mélanges anglais que j’aie jamais fumés. Ex-tra-or-di-nai-re !