Font-ils un tabac ? n°51

par Erwin Van Hove

30/11/15

Motzek, Der 93er

Der Dreiundneunziger. Le numéro 93. Faut dire que madame Motzek ne se tue pas exactement à la tâche au moment de baptiser ses créations. Même un esprit teuton devrait quand même être capable de nous sortir un nom plus sexy que ça. Soit.

Virginia blond, perique, cavendish, ai-je lu au moment de l’achat. Après avoir ouvert la boîte, je constate d’emblée que les rares brins noirs, on peut tout bêtement les compter. Bref, le tabac fauve et brun clair que je découvre, c’est presque du virginia pur, alors que sur le site web de Motzek, les photos révèlent un pourcentage de perique et de cavendish clairement plus élevé. J’avais noté le même manque d’uniformité au moment où j’avais dégusté le Herbst 84. A mes yeux un défaut inacceptable que cette incohérence.

Au nez, je ne trouve pas de trace de perique. On se croirait dans une pâtisserie : viennoiseries, tartes, caramel, crème brûlée. J’imagine que ce genre d’odeur complaisante a le pouvoir de séduire. Pourtant, moi, je reste plutôt de marbre. C’est le genre d’arôme qui hésite entre le naturel et le doucereux et qui me rappelle les virginias façon Larsen, ni chair ni poisson. Sans avoir goûté le tabac, je ne me fais pas trop d’illusions.

Les ribbons passablement fins présentant une hygrométrie idéale, le bourrage ne nécessite aucun soin particulier. Immédiatement le feu confirme mes craintes : c’est du Larsen tout craché : des saveurs faciles et superficielles, toast beurré et caramel flatteurs, peu de vitamine N, une fumée à la carrure small. Tout ça manque d’envergure et de profondeur. Quand arrivent ensuite le poivre du perique et l’acidité du virginia, il n’y a pas suffisamment de matière pour les intégrer harmonieusement. En résulte une fumée passablement agressive sur fond sucré, à la limite de la morsure.

Voilà donc un virginia blond archétypique : léger, doux et cependant fort acide, simpliste, voire puéril, à la sensation en bouche chétive et aigrelette. C’est exactement le genre de virginia blond dont les mérites m’ont toujours échappé. C’est du virginia pour midinettes. A condition qu’elles aient la langue insensible.

McClelland, 3 Oaks Syrian

Voici une quinzaine d’années, Greg Pease, tout enthousiaste, me confie qu’en Syrie un stock de latakia âgé de toute première qualité vient d’être découvert. De l’herbe divine. Il rêve de l’acquérir, mais il se heurte à deux obstacles de taille : tout d’abord il faut des poches très profondes et puis il y a le problème de l’importation, vu que les Etats-Unis boycottent la Syrie. Alors la fine fleur des blenders américains décide de s’associer pour mettre la main sur ce tabac exceptionnel et voilà que le triumvirat Greg Pease/Craig Tarler/Mike McNeil réussit son pari : le shekk-el-bint arrive enfin sur le sol américain. McNeil stocke les balles de tabac qui lui reviennent dans ses magasins de McClelland, alors que les parts de Pease et du patron de Cornell & Diehl sont conservées dans le même entrepôt.

Commence l’époque où toute une série de nouveaux blends basés sur la denrée syrienne ô combien rare arrivent sur le marché. Greg Pease sort Renaissance, Raven’s Wing, Mephisto et enfin son chef-d’œuvre absolu Bohemian Scandal, alors que C&D lance des blends tels Aleppo, Baalbek, Billiard Room, Black Dawg, Black Knight, Levant, Longevity, Suwar, Syrian Trawler et Yaller Dawg. La communauté pipière redécouvre l’éblouissante grandeur de l’authentique latakia syrien. Novembre 2004, c’est la tragédie : l’entrepôt de Pease et Tarler prend feu et le stock entier part en fumée. Depuis, McClelland est la seule maison américaine en mesure de proposer des mélanges contenant du shekk-el-bint. Dont 3 Oaks Syrian.

La boîte que j’ouvre date de 2009. Je découvre un mélange visuellement fort attractif : une belle coupe large et de jolies coleurs brun foncé, acajou et noires. Hygrométrie parfaite. Après six ans d’encavement, les arômes sont introvertis et subtils, arrondis : du cuir, de l’encens, une touche de fromage, une goutte de vinaigre, des notes boisées et vineuses, mais tout ça en pastel.

Dès que la flamme fait crépiter les brins, on reconnaît la saveur si typique du shekk-el-bint, mais en même temps on se rend compte que le 3 Oaks Syrian n’est pas, contrairement au Bohemian Scandal ou au HH Vintage Syrian, un blend qui vise ostensiblement à mettre en évidence les vertus de l’herbe syrienne. Les virginias âgés et surtout les tabacs turcs jouent un rôle tout aussi important. Bref, Tad Gage, le créateur du mélange, a clairement recherché l’harmonie entre les ingrédients. Et la finesse en plus puisque manifestement il fait vraiment dans la dentelle : une fumée très peu dense, la vitamine N administrée à toute petite dose, une douceur toujours présente mais sans jamais peser, une acidité à tout instant sous contrôle, des épices qui ne piquent jamais, du cuir et du boisé en sourdine, un encensoir manié avec modération. Bref, le 3 Oaks Syrian est composé avec maîtrise et minutie.

Il est même tellement bien fait qu’il en devient un tantinet ennuyeux. Mon cerveau de fumeur averti respecte sans conteste le savoir-faire du blender. N’empêche que mon cœur n’arrive pas à s’enflammer pour ce tabac sage et pondéré. Ce shekk-el-bint si sensationnel qu’il aime à la folie, mérite mieux qu’un hommage habile, voire raffiné, mais tiède.

DTM, Tordenskjold Virginia Slices

J’ai des goûts très simples, je me contente du meilleur, disait Oscar Wilde. Cette devise ne sera jamais la mienne. Le meilleur m’impressionne et me bouleverse. Or, ce n’est pas tous les jours que je supporte d’être impressionné et bouleversé. Tenez, moi, je suis incapable de subir jour après jour l’éblouissant génie de Charlie Parker. Ce son me foudroie et me touche au plus profond de mes fibres musicales. C’est dire que cette intensité et cette perfection, je ne peux en faire mon quotidien. Quelle chance donc d’avoir des musiciens comme Sonny Stitt ou Jackie McLean qui s’approchent du style et de la sonorité de Bird, mais sans jamais égaler le maître. Ils ont toute ma sympathie et je leur sais gré de m’offrir du très bon plutôt que le meilleur.

C’est pareil pour les tabacs. J’ai davantage besoin de mélanges tout simplement bons que de blends sublimes. C’est pourquoi le Tordenskjold Virginia Slices, c’est vraiment ma tasse de thé. Tenez, en lisant Tobaccoreviews, j’ai découvert un commentaire qui capte exactement mon sentiment : A beautiful smoke that makes me smile while I puff, and I cannot say that about many blends. Voilà, tout est dit.

DTM spécifie qu’il s’agit d’un VA/perique. Je veux bien les croire, mais force m’est de constater que je ne vois que du fauve et divers tons de bruns et que le nez sent bon le virginia dopé au sucre plutôt que le virginia/perique. Ces arômes n’ont rien de renversant mais l’ensemble fait à la fois de pâtisserie au moka, de chocolat au lait, de noisette, d’abricot et de feuilles de tabac a quelque chose de réconfortant. Les slices souples mais absolument pas humides hésitent entre les flakes et les broken flakes. Il suffit de les plier et de les tourner entre les doigts avant de les enfourner.

Pour décrire ce qui se passe au cours du fumage, point besoin d’analyse verbeuse. Voilà un virginia flake honnête et sans fioritures qui début à la fin développe des saveurs toastées, gentiment épicées et légèrement sucrées, joliment contrebalancées par ce qu’il faut d’acidité. La fumée a du corps et de la force dans le genre main de fer dans un gant de velours. De temps à autre les goûts se concentrent et s’intensifient, révélant un ensemble vraiment harmonieux. D’ailleurs le Virginia Slices se prête très bien à la technique dite DGT.

Voilà donc un flake qui ne vous transportera pas au septième ciel, mais qui a néanmoins ce qu’il faut pour vous combler sans vous lasser et sans vous décevoir. Laissez tomber votre Full Virginia Flake et fumez-moi ça.