Chroniques de l'Ogre, épisode 8

par Erwin Van Hove

02/02/09

A un homme qui ressent le besoin d’étaler son succès, son prestige et son aisance, notre société de consommation offre des possibilités quasi illimitées. Il prendra son pied en détectant votre regard admiratif voire impressionné lorsque, avec une désinvolture étudiée, il vous accueillera dans son loft design, dans sa maison de maître BCBG ou dans sa villa tape-à-l’œil. En vous servant de l’Yquem et du Pétrus, il jouira autant de vos yeux écarquillés que des saveurs divines. Son ego se gonflera d’orgueil chaque fois que vous jetterez des regards furtifs sur son épouse-trophée. Au moment où il se penchera vers vous pour allumer d’un briquet Cartier le volumineux cubain qu’il vous a gracieusement offert, il vous sera reconnaissant d’avoir découvert que ce qui semblait un modeste T-shirt, c’est de l’Armani.

Bref, si vous voulez épater la galerie, vous avez l’embarras du choix. Ceci étant, permettez-moi de vous donner un bon conseil. Trimbalez une mallette Louis Vuitton. Déplacez-vous en ville dans un 4x4 rutilant aux dimensions d’un char de combat américain. Portez une Rolex. Montrez-vous chez Ducasse. Paradez votre jeune maîtresse. N’arborez pas une Bo Nordh. Vous risquerez à coup sûr d’être déçu. Qui, je vous le demande, se rendra compte que l’anodin objet qui vous empêche d’exhiber votre dentition parfaite, vaut trois salaires mensuels de l’aguichante secrétaire qui vous flanque ? Pour afficher votre réussite, à la limite une Dunhill surmontée d’un petit parapluie en or pourra faire l’affaire. Mais une pipe de maître ? Croyez-moi, elle ne fera pas plus d’effet sur l’assistance qu’une Lacroix à deux sous.

C’est pour cette raison que je n’ai jamais compris et que vraisemblablement je ne comprendrai jamais ces jacobins de la bouffarde qui, à intervalles réguliers, font irruption dans les forums consacrés à la chose pipière pour montrer aussitôt du doigt les membres dont le goût leur semble par trop aristocratique. S’ensuit alors fatalement un mélange d’accusations ouvertes et d’insinuations sournoises : ces membres se vautrent dans la pédanterie, dans le snobisme, dans l’élitisme, dans un complexe de supériorité. Et tout ça pour la simple raison que ces pédants élitistes s’offrent des pipes que les procureurs autoproclamés ne peuvent ou ne veulent se permettre. Et que ces snobards ont la témérité de parler sans gêne et en public de leurs découvertes et conquêtes. Et qu’en plus, ils ont l’insupportable culot de prétendre, arguments à l’appui, qu’en général les pipes d’artisans passionnés et perfectionnistes sont supérieures à leurs cousines fabriquées dare-dare dans quelque usine et que, bien sûr, la qualité a un prix.

Ah les prix ! Je suis d’avis que dans les forums on parle trop pognon. Je ne peux m’empêcher de penser que pas mal de membres semblent davantage fascinés par les prix des pipes que passionnés par l’objet qui devrait nous réunir. Ce sont les prix qui se trouvent à l’origine des débats les plus houleux. Ce sont les sommes diverses que les membres respectifs sont prêts à investir dans une pipe, qui deviennent des pommes de discorde. Et fatalement au cours de ces discussions qui tournent à la dispute, des individus de mauvaise foi soutiennent des théories égalitaristes tout simplement indéfendables. Est-il insensé d’affirmer qu’on voyage plus confortablement dans une Lexus que dans une vieille R5 ? Est-il vraiment inconcevable que des chaussures Van Bommel, faites main, sont plus agréables au pied qu’une paire de pompes made in China achetée au supermarché ? Pourquoi dans ce cas le simple fait d’affirmer que dans l’univers de la pipe il existe bel et bien des différences de qualité similaires suscite-t-il un tollé ?

Par ailleurs, force m’est de constater que très souvent les grands défenseurs des plaisirs simples et de la bouffarde démocratique nous jettent de la poudre aux yeux. Ne croyez pas qu’ils ont des principes purs et durs. Il suffit qu’ils dénichent dans une brocante une Dunhill à 8 euros pour que soudain leur allergie aux pipes de snob au point blanc fonde comme neige au soleil. Et lorsqu’un de ces artisans pipiers qu’ils ont toujours critiqués, finit par déposer le bilan et brade son stock, ils sont les premiers, tels des vautours, à sauter sur l’occasion inespérée. Une attitude pour le moins surprenante pour des gens qui en public s’opposent systématiquement et catégoriquement à l’idée que pas toutes les pipes ne naissent égales. Ce genre de double morale me met mal à l’aise.

Parfois je me pose des questions sur les mobiles de ces inquisiteurs. J’ai mon idée là-dessus, mais je préfère la garder pour moi. Je vous confierai seulement qu’aucune de mes réflexions ne m’a amené à conclure que ce qui motive leurs aigreurs et leur amertume, ce sont la bonne foi, l’honnêteté intellectuelle et des sentiments nobles. Ce qui est certain, c’est qu’ils sont complètement aveuglés par leur parti pris. Ca les empêche de voir que jamais, mais alors jamais un soi-disant snob ne fera en public une remarque désobligeante sur les pipes que fument des membres aux goûts plus simples, aux priorités différentes ou au compte en banque moins étoffé.

Chaque fois qu’un énergumène m’agresse dans un forum pour la seule raison qu’à ses yeux j’incarne le richard élitiste qu’il exècre, je dois penser à un ami à moi. Nous avons été collègues pendant quinze ans, puis je suis devenu son patron. Le matin il prend le bus pour venir au boulot, le soir je l’emmène en voiture. Lui, il ne conduit pour ainsi dire jamais. C’est un typique chauffeur du dimanche. D’ailleurs il a la même Audi 80 depuis 18 ans. Or, je ne connais personne qui soit aussi passionné de voitures que lui. Il achète tous les magazines spécialisés, il regarde en quatre langues toutes les émissions consacrées à l’automobile, il parle bagnoles, il rêve bagnoles. Comme nous travaillons dans le quartier du diamant à Anvers, il nous arrive tous les jours de croiser des véhicules grand luxe et des bolides épatants. Tous les soirs mon ami se rince l’œil, admire béatement, s’enthousiasme, se perd en commentaires élogieux. Bref, il prend son pied. Naturellement. Sincèrement. Passionnément. Sans jamais le moindre réflexe de jalousie, de rancœur ou de frustration.

Je pense que c’est une belle parabole. Et elle vient à propos.