Chroniques de l'Ogre, épisode 18

par Erwin Van Hove

02/08/10

Les problèmes de luxe, y'en a marre !

Dans un récent article de blog intitulé Pondering difficult choices (Considérer des choix difficiles), le célèbre collectionneur américain Neil Archer Roan constate en soupirant que désormais il lui est impossible de continuer à acquérir l’œuvre de tous les pipiers américains qui le passionnent. A ses dires, bien que ses revenus soient supérieurs à ceux de 99,5% de ses compatriotes, il ne peut plus se permettre de payer systématiquement des montants à quatre chiffres à chaque fois qu’il convoite une pipe digne d’être admise dans sa collection. Il faut savoir que Neil Archer Roan dédaigne les rustiquées, les sablées qui ne soient époustouflantes, les lisses au grain moins que spectaculaire, les formes simples. Il ne se contente que du meilleur : les pipes-phares qui illustrent à la fois la créativité, l’esprit innovateur et la maîtrise technique de ses artisans préférés et qui brillent à la fois par l’harmonie entre forme et grain et par leur caractère artistique. Bref, vu l’inflation des prix des pipiers qu’il collectionne, Neil est hanté par des dilemmes : s’il faut se résigner à ne plus collectionner l’œuvre de tous les pipiers américains de renom, comment faire le tri entre les artisans sur qui dorénavant il se focalisera et ceux qu’avec regret il devra abandonner ? Faudra-t-il vendre une partie de sa collection pour financer de futurs achats ? Des choix déchirants.

Ce n’est pas la première fois que Neil Archer Roan se plaint des prix pratiqués par ses chouchous. Voici quelques années, il avait même publié un article sur ce sujet qui avait fini par soulever des vagues. Soudain il était même devenu la bête noire de certains pipiers américains. C’était d’ailleurs suite à la déception suscitée par ces réactions tout sauf plaisantes que le blogueur avait fini par abandonner son site et même par retirer tous ses articles. Et lors du dernier pipe show de Chicago, en observant comment des commerçants chinois ont raflé à n’importe quel prix les pipes les plus prestigieuses, Neil s’est, paraît-il, fait du mauvais sang. D’ailleurs dans l’article qui nous préoccupe, il se dit attristé par « la culture axée sur l’argent » dans laquelle nous vivons. C’est noté.

Devant ces jérémiades, je ne peux m’empêcher de ricaner. Ce n’est pas la première fois que je me pose des questions sur la lucidité du pipophile américain. Ne se rend-il vraiment pas compte que ce sont justement des collectionneurs dans son genre qui sont largement responsables de l’inflation des prix dont il se plaint ? Neil n’est pas le seul à ne s’intéresser qu’aux pipes-phares. Cette prédilection pour la Über high grade est même typique pour une certaine catégorie de collectionneurs qui préconisent que mieux vaut dépenser $4000 pour une seule pipe exclusive que pour dix pipes qui ne constituent pas le nec plus ultra de l’œuvre d’un pipier. D’ailleurs, les faits confirment l’incontestable ascension de cette vision des choses : plusieurs pipiers me rapportent depuis des années que ce sont leurs pièces les plus coûteuses qui se vendent le plus vite. Or, ces sommets de l’art pipier qui combinent à la fois une forme artistique et innovatrice, une exécution et une finition irréprochables et un grain impressionnant et sans défauts, sont par définition extrêmement rares. Par conséquent, il va de soi que la demande excède l’offre et que dès lors, fatalement, les prix grimpent.

La naïveté du collectionneur américain frise l’inconscience quand dans son article il se pose la question si la concurrence entre les artisans ne va pas résulter en une baisse des prix et notamment si les prix plus modestes pratiqués par la fine fleur des jeunes Turcs ne vont pas finir par mettre sous pression les prix des pipiers-vedettes.

Sincèrement, une guerre des prix entre disons Kent Rasmussen et Teddy Knudsen, entre Rainer Barbi et Cornelius Mänz, entre Todd Johnson et Jeff Gracik, vous en avez déjà vu des signes, vous ? Certes, depuis des années des concurrents directs dans la moyenne gamme comme Ser Jacopo, Mastro de Paja et Radice soldent les prix, mais dans le créneau qui intéresse un collectionneur dans le genre de Neil Roan, la seule et l’unique concurrence qui existe, est celle entre des collectionneurs qui harcèlent les pipiers high grade en vogue pour pouvoir mettre la main, coûte que coûte, sur une pipe exceptionnelle.

Quant aux jeunes loups, notamment en Amérique, qui visent une carrière dans le créneau haut de gamme, avez-vous l’impression qu’ils cherchent à mettre sous pression les prix de leurs aînés ou plutôt qu’ils tentent le plus rapidement possible d’obtenir pour leurs pipes des montants comparables à ceux que demandent les artisans établis ? Vous souvenez-vous du texte sur la page d’accueil du site web de Bruce Weaver dans lequel il accusait les pipiers ayant pignon sur rue de pratiquer des prix outranciers et dans lequel il nous promettait de nous livrer à des prix battant toute concurrence des pipes qui n’avaient rien à envier à celles des vedettes ? Je peux vous garantir que Weaver a été rappelé à l’ordre. La page a disparu et par ailleurs je viens de voir sur son site une volcano sablée au prix de $695.

Et puis, n’avez-vous jamais remarqué que les jeunes Turcs doués se voient invités chez tel ou tel pipier-vedette, étudient dans son atelier, bénéficient de ses conseils ? Il arrive même que des pipiers établis qui ont pris sous leur aile un jeune pipier prometteur, contactent des collectionneurs et des faiseurs d’opinion pour le recommander. Croyez-vous vraiment que dans de telles circonstances, les nouveaux pipiers chercheront à concurrencer les bienveillants mentors ? Allons.

Peut-être estimez-vous que ces histoires de prix des pipes exclusives vous laissent de marbre puisqu’elles ne vous concernent en rien. Il se pourrait que vous vous trompiez. Puisque des collectionneurs dans le genre de Neil Archer Roan convoitent tous les mêmes pipes et que celles-ci sont si rares, il va de soi que dans cette incessante quête du meilleur, il y a davantage de vaincus que de gagnants. Automatiquement les perdants seront forcés de se contenter de pipes moins spectaculaires et parfaites. Par conséquent, il risque d’y avoir une ruée sur les pipes qui sont un cran en-dessous et par conséquent une augmentation des prix des pipes qui, peut-être, seraient dans vos cordes. Ce n’est pas tout. La logique commerciale dicte qu’entre les exemplaires les mieux gradées et la production moyenne d’un artisan, la différence de prix ne peut pas être indécente. Une Rad Davis exceptionnelle vous coûtera $700, alors que ses petites sœurs moins prestigieuses se vendent en moyenne pour $350. Mais que se passe-t-il quand des collectionneurs sont prêts à débourser des montants à quatre chiffres pour la moindre blowfish-cavalier de Tokutomi, pour une signature shape de Florov ou pour une calabash de Yashtilov ? Fatalement, les prix de la production entière de ces pipiers finira par augmenter sensiblement. Et ça, ça risque de toucher tout amoureux de belles pipes.

Pour terminer, je voudrais revenir un instant sur ce conseil que j’entends de plus en plus souvent : mieux vaut investir $4000 dans une pipe exceptionnelle que dans dix pipes à $400. Ce genre de recommandation m’irrite. Remarquez que je n’ai absolument rien contre le passionné qui a le coup de foudre et qui dépense impulsivement une petite fortune. Là, il s’agit du geste irrationnel d’un amoureux. Par contre, préconiser qu’il ne faut s’intéresser qu’au nec plus ultra, ça n’a strictement rien à voir avec la passion du véritable fumeur de pipe. Il s’agit là d’une mentalité de collectionneur d’art ou d’investisseur. Le vrai fumeur de pipe cherche une pipe séduisante, certes, mais avant tout un outil de fumage confortable et performant au goût doux, profond et précis. Or, personne ne niera ce fait incontestable : il n’y a quasiment aucun rapport entre le prix d’une pipe et le goût qu’elle produit. En vérité, à cet égard l’achat d’une nouvelle pipe est toujours une loterie. En investissant $4000 en dix pipes, on a neuf chances de plus de tomber sur une pipe succulente qu’en misant tout cet argent sur un seul cheval. C’est la logique même. Point barre.