Chroniques de l'Ogre, épisode 17

par Erwin Van Hove

12/07/10

Retour à l'essentiel

Des camemberts au lait pasteurisé qui mûrissent à peine. Des poulets gorgés d’eau produits à échelle industrielle. Des melons sans odeur de melon. Des saumons de culture à la chair flasque et bourrée d’antibiotiques. Des tomates aqueuses sans goût. Du gibier aussi sauvage que mes pantoufles. Des vins sans évidents défauts, mais sans caractère. Nous vivons une époque insipide. Et à peu près personne ne semble s’en émouvoir. Au contraire, c’est avec appétit qu’on mange médiocre et ce n’est pas par simple politesse qu’on complimente des hôtes qui servent des mets sans aucun mérite. Tout semble bon.

Dans ce monde fade et inodore, de moins en moins d’individus se passionnent pour l’univers des saveurs. Une carotte doit être propre, droite et bien orange. Une pomme doit être belle. Leur goût, on y est plutôt indifférent. Pas étonnant puisque pour le citadin contemporain, une carotte, ben ça a un goût de carotte, n’est-ce pas. Et du moment que la pomme soit croquante et juteuse, elle remplit l’attente. D’ailleurs, de moins en moins de gens semblent capables de goûter. Dans les dégustations de vins auxquelles je participe, je suis de plus en plus ébahi devant trois phénomènes qui, indéniablement, vont en croissant. Tout d’abord, de plus en plus rares sont ceux qui sont à même d’analyser des saveurs, de reconnaître des odeurs, d’être sensible aux structures et aux textures. Et puis, de moins en moins de soi-disant œnophiles maîtrisent le vocabulaire pour définir des goûts ou pour décrire par association des arômes. Finalement – et c’est le plus grave – peu de dégustateurs réussissent encore à déceler de manifestes défauts dans les vins qui leur sont servis : des tanins résultant d’une surextraction qui dans quelques années feront sécher le vin, de l’alcool non intégré qui vous agresse les muqueuses, des cuvées lourdes et monolithiques qui n’offrent ni complexité ni finesse. Tout semble bon.

Il va de soi que depuis des années, cette tendance, on la retrouve dans le domaine de la pipe. Comme moi, vous avez pu lire dans les forums de candides commentaires de personnes qui affirment que leur Peterson est une parfaite fumeuse, tout en ajoutant qu’il aurait été préférable qu’elle ne jute pas tant. Extrêmement rares sont les interventions où quelqu’un se plaint de la saveur produite par sa pipe. Par contre, les râteliers aux quatre coins du monde semblent regorger de pipes qui dès le tout premier fumage se sont révélées excellentes. Tout semble bon.

Moi, je trouve ça étonnant. Et je ne suis pas le seul. Récemment, Greg Pease, le blender américain le plus applaudi, partageait avec moi son irritation devant le manque de discernement des papilles gustatives des pipophiles contemporains. Tout semble bon. C’est à se demander si lui et moi, nous sommes nés pour la malchance. Tous deux, nous possédons des pipes élégantes et bien taillées, superbement flammées, parfaitement confortables et dont le tirage est irréprochable, mais qui pourtant déçoivent amèrement par leur saveur médiocre voire désagréable. Nous nous sentons bien seuls avec notre opinion qu’un pourcentage anormalement élevé des pipes d’un des artisans les plus universellement adulés ne rend pas justice aux tabacs dont on les bourre. Alors qu’à lui et à moi, il nous faut parfois des semaines d’expérimentations pour trouver le mélange qui vit en symbiose avec notre nouvelle pipe, tant d’autres fumeurs y réussissent du premier coup.

Par ailleurs, quand nos parcourons les nombreux blogs qui semblent pousser comme des champignons, nous nous sentons de petits vieux. Nous qui jugeons la qualité de nos pipes en nous basant sur le goût qu’elles produisent, serions-nous d’une autre époque ? Dans ces textes consacrés à la chose pipière, on parle de tout et notamment d’esthétique, du nombre d’or, des mesures parfaites d’un bec, de la physique des fluides, des perçages et du façonnage des mortaises et des flocs, des finitions. Et puis des pipiers, de leur personnalité sympathique, de leur volonté de bien servir le client, de leur motivation, de leur parcours personnel, de leurs méthodes de travail. Par contre, sur l’essence même de la pipe, c’est-à-dire sur la saveur qu’elle développe, on ne trouve pas grand-chose. Des poncifs du genre It’s a great smoker ou It smokes like a dream qui se réfèrent davantage au tirage sans problèmes qu’au goût à proprement parler, voilà tout.

On pourrait penser que c’est à cause de notre époque politiquement correcte où il est mal vu d’émettre publiquement des critiques qui risqueraient de heurter des sensibilités, que les blogueurs et les membres de groupes de discussion évitent le sujet du goût des pipes et renoncent à exprimer des déceptions dans ce domaine. Et bien non. La vraie raison est à la fois plus fondamentale et plus surprenante : il semblerait que pour la nouvelle génération de pipophiles, voire de collectionneurs, le goût ne soit plus un sujet de réflexion, ni un critère d’évaluation.

Vous ne me croyez pas, n’est-ce pas. Et pourtant je vous le garantis. Ce qui me frappe dans mes contacts avec d’autres pipophiles purs et durs, c’est la profonde différence d’approche entre ce que j’appellerais les anciens et les modernes. Des connaisseurs chevronnés, riches de plusieurs décennies d’expérience, comme Marty Pulvers ou Greg Pease me parlent avant tout du goût de leurs pipes de prédilection. Même à Fred Hanna, pourtant le collectionneur le plus obsédé par l’aspect visuel de ses pipes puisqu’il n’en achète qu’au straight grain le plus parfait, il arrive d’émettre des réserves au sujet de la saveur que produit telle Charatan époustouflante ou telle Baldi au grain qui coupe l’haleine. A l’opposé, un collectionneur influent comme Rick Newcombe parle avant tout esthétique et engineering (cela dit en passant un terme bien pompeux pour décrire le travail d’un pipier !), vu que chez lui le diamètre du passage d’air prend des allures d’idée fixe, voire de dogme. Quant à la nouvelle génération de collectionneurs, elle ne me parle plus que de la beauté de telle ou telle forme, de tours de force techniques, du grain des divers papiers de verre employés, d’huiles et de shellac, de bidules en entonnoir et de machins chanfreinés, de becs en V et de passages d’air grand ouverts. Par conséquent, du moment que c’est joli, bien monté et fini et que ça tire bien, ils sont parfaitement satisfaits. Le goût, ils n’en soufflent mot.

A cet égard, l’anecdote que vient de me raconter Greg Pease, en dit long. Lors du dernier pipe show de Chicago, il s’est entretenu avec celui qui en ce moment pourrait bien être le collectionneur le plus influent au monde. Je me permets de vous taire son nom. Après que monsieur Pease lui avait exposé ses vues, voici ce que le connaisseur nouveau style lui a répondu : C’est la première fois que j’entends quelqu’un parler du goût des pipes ! Remarquez que par là il n’exprimait pas sur un ton jubilatoire son plaisir d’avoir enfin rencontré une âme sœur qui se passionne tout autant que lui pour le merveilleux monde des saveurs. Du tout. En vérité, il était tout bêtement étonné que quelqu’un puisse fonder sa philosophie pipière sur ses papilles gustatives. Pease n’en revient toujours pas. I found this shocking, ajoute-t-il.

Je partage le sentiment du blender américain quoique j’avoue ne pas être fort surpris. Il me semble en effet logique qu’à une époque où tout semble bon, faute de palais éduqués et exigeants, le goût ne soit ni une priorité ni un sujet de conversation.

Dans l’univers des saveurs, les contenants exercent une incontestable influence sur notre perception sensorielle du contenu. Goûtez le même vin dans un verre à moutarde, dans un ballon et dans un vrai verre à vin en forme de tulipe. Il ne faut pas être un dégustateur connaisseur pour se rendre à l’évidence : les caractéristiques organoleptiques du breuvage seront étonnamment différentes. Et pourtant le verre est une matière totalement neutre. Ce n’est pas le cas de la bruyère. C’est une matière vivante avec des propriétés hautement individuelles. Quand vous fumez un mélange, ce que vous goûtez n’est pas la saveur du tabac. Il s’agit plutôt d’une version, d’une interprétation déterminées par toute une série d’impondérables : le degré d’humidité de votre tabac, la qualité du bourrage et de l’allumage, votre talent à manier le tasse-braises, le rythme de votre tirage, votre degré de concentration, votre humeur, votre état de santé, le moment de la journée, les conditions atmosphériques, la compagnie, et j’en passe. Et bien évidemment aussi la qualité du travail du pipier et surtout et avant tout les caractéristiques de la bruyère dans laquelle se consument les feuilles de tabac.

Le but premier d’une pipe, c’est de servir de contenant au tabac que vous voulez déguster. Toute pipe est dès lors un instrument, un outil, un moyen et non pas un but en soi. Aujourd’hui on tend à l’oublier. Une jolie forme, un grain impressionnant, un sablage profond et régulier, un bec fin et confortable, un passage d’air bien exécuté, c’est bel et bien. Mais sans goût satisfaisant, c’est peine perdue. De nos jours, trop de gens fument littéralement la pipe, c’est-à-dire qu’ils dirigent toute leur attention sur l’objet qu’ils calent entre les dents. Il serait temps qu’ils se rendent compte que le vrai fumeur de pipe, c’est quelqu’un qui se sert de pipes pour fumer du tabac, pour mettre en valeur les saveurs et les arômes de mélanges sciemment composés et pour tirer de cette expérience la plus grande jouissance gustative possible. Le goût, c’est l’essentiel. L’essentiel, c’est le goût.