Le dessus du râtelier

par Erwin Van Hove

18/11/07

Depuis qu’à l’âge de 17 ans, je me suis mis à fumer la pipe, j’ai eu l’occasion de me caler plus de cinq cents outils de fumage entre les dents. Ca fait un paquet. Alors il est temps de faire le point.

J’ai acheté et vendu sans cesse. D’une part parce qu’au cours de trois décennies, mes goûts ont évolué, d’autre part parce que petit à petit mes exigences sont devenues plus strictes. Aujourd’hui il me reste 175 pipes. Ce harem est le résultat d’une longue et sévère sélection. Les odalisques qui partagent à l’heure actuelle ma vie de fumeur, ont donc été triées sur le volet.

Est-ce dire que chacune d’elle est parfaite ? Bien sûr que non. Cependant, elles ont toutes un point en commun : elles se fument sans me causer des soucis et elles me comblent par leurs saveurs. Bref, sans exception elles répondent à des degrés différents à mes attentes de pipophile exigeant.

Je viens de parcourir tous mes cabinets et râteliers à la recherche de celles qui sortent du lot et qui constituent pour moi le nec plus ultra en matière de fumage. Quoique particulièrement sensible à l’apparence de mes pipes, en faisant ce tri, je ne me suis nullement servi d’étalons d’ordre esthétique, le seul et l’unique critère étant les performances et les plaisirs purement gustatifs qui en découlent.

Voici donc, sous forme d’Abcdaire illustré, un aperçu des pipes qui me tiennent le plus à cœur, accompagné de quelques commentaires sur ces objets, comme sur les marques et artisans qui les ont conçus et modelés et qui, souvent, leur ont insufflé une âme.

Axmacher, Frank

En regardant cette variante bulldog, Tom Eltang s’est écrié : "Yeah, that’s it !". Je le comprends. C’est en effet un petit chef-d’œuvre. Et pour plusieurs raisons. Sa ligne est racée et élégante, ses proportions justes. Elle est très joliment flammée, alors qu’une teinture à contraste profonde et parfaitement égale sait mettre en valeur ce grain si attirant. Une finition vraiment haut de gamme fait flamboyer l’ensemble. Le tuyau est parfait : fin, plat, discret.

C’est donc une belle pipe. Incontestablement. Pour mon plus grand bonheur, ses vertus ne s’arrêtent pas là. Parce que c’est également une excellente fumeuse qui sait se faire oublier entre les dents, qui se contente d’un rythme d’aspiration remarquablement relax, qui consomme le tabac sans se presser et sans s’éteindre et qui restitue avec naturel le goût de mes mixtures anglaises.

Le terme qui capte le mieux les qualités de cette bulldog, c’est : la classe. C’est exactement le genre de pipe qui a établi en un temps record la renommée de Frank Axmacher.

Baki, Fikri

Dans l’océan d’écumes de mer contemporaines tout juste médiocres et, n’ayons pas peur de le dire, souvent tout simplement infumables, Fikri Baki n’est riens moins qu’un phare qui, je l’espère, guidera d’autres artisans turcs. Baki qui, un instant, s’était associé à Rainer Barbi, a réussi à éviter deux pièges dans lesquels tombe la vaste majorité de ses collègues. Il ne fait pas de camelote pour touristes et il ne confond pas le métier de pipier avec celui de sculpteur sur pipe. Dieu soit loué.

Fikri Baki

Guidé et conseillé par Deniz Ural, ex-grand manitou du commerce des pipes en écume, Fikri Baki est bien ancré dans la modernité. Ainsi, son esthétique s’inspire de l’école danoise, il perce à du 4mm, emploie des flocs conventionnels souvent en delrin, expérimente avec le bambou, taille des tuyaux en acrylique dont le confort s’avoisine de celui qu’on est en droit d’attendre d’une pipe italienne. Par ailleurs, il taille également des pipes en bruyère.

Fikri Baki

Fikri a réussi à me réconcilier avec l’écume. Et il faut dire que mes trois Baki, je les fume régulièrement et avec grand plaisir. Polyvalentes, ces pipes acceptent sans protestations toutes sortes de tabacs, mais c’est avec le latakia que je les apprécie le plus. Ajoutez à cela la typique légèreté des écumes de qualité et les prix tout sauf prohibitifs auxquels se vendent les Baki et vous aurez compris qu’il n’y a aucune raison pour se priver d’une expérience qui en vaut vraiment la peine.

Bang, S.

Bang
Bang

Le style à la fois moderne et intemporel de Per Hansen et Ulf Noltensmeier constitue pour moi la synthèse et l’apogée de l’esthétique danoise. C’est vous dire à quel point les Bang me séduisent. Ce qui est fort dommage parce que l’épaisseur de mon portefeuille n’est pas exactement synchronisée avec la ferveur de mes désirs. Les quatre Bang qu’il m’est arrivé d’acquérir, étaient dès lors des pipes estate.

Si je me fie aux jugements de collectionneurs dont j’estime l’opinion, les Bang sont en quelque sorte les Rolls Royce de la pipe. Il est difficile de trouver mieux. Or, mes estate à moi ont à plusieurs reprises été des sources de déception et de frustration. Taillées avec soin et savoir-faire, parfaitement bien finies, ces pipes étaient loin d’être mauvaises. Cependant, mes papilles gustatives restaient sur leur faim. Leurs propriétaires précédents les avaient-ils maltraitées ou mal entretenues ? Ou est-ce que tout simplement j’attendais trop de ces pipes légendaires ? Ou, qui sait, la réputation de Bang est-elle usurpée ?

Je n’en sais rien. Toujours est-il qu’il me reste une seule Bang et que si je peux me fier à la qualité de celle-là, force m’est de conclure que Per et Ulf taillent des pipes fabuleuses.

Belle à croquer dans toute sa voluptueuse rondeur, avec sa bague en argent à la forme typique, avec sa flamme absolument superbe et avec sa teinture profonde et chatoyante, cette pipe est équipée d’un des becs les plus confortables qu’il m’ait été donné de caler entre les dents. Le plaisir en bouche ne s’arrête pas là : les bienfaisantes volutes enveloppent mon palais d’effluves doux et complexes. Comme disent nos amis anglophones : it doesn’t get better than this.

BBB

Impossible de faire un choix : ces quatre BBB Best Make constituent des quadruplées univitellines, tant leurs caractéristiques au fumage sont étonnamment identiques. La solide réputation de la pipe anglaise a été assise par des légendes telles Dunhill, Barling, Charatan, Sasieni, GBD et autres Comoy’s. Dans cette liste prestigieuse les collectionneurs d’aujourd’hui omettent la plupart du temps d’inclure BBB, cette marque faisant office de parent pauvre. Injustement. Il ne faut pas oublier qu’à une certaine époque, la marque Blumfeld’s Best Briars était tellement populaire et respectée qu’on l’a tout naturellement rebaptisée Britain’s Best Briars.

Si aujourd’hui une bonne demi-douzaine de BBB font partie de ma collection, c’est grâce à mon ami Georges Wilbers, communément appelé sir Georges. C’est en effet lui qui a découvert un stock important de BBB neuves datant des années 50 et 60 et qui a insisté pour que j’essaie ces pipes qu’il jugeait excellentes. Pour me convaincre, il m’en a offert une. C’était une révélation. Sans hésiter, je lui en ai pris quatre autres.

La série Best Make est faite à partir de bruyères sans aucun point de mastic. En plus, les tuyaux sont faits main, ce qui ne signifie pas pour autant qu’ils brillent par leur confort. Au niveau esthétique, pas de surprises : du classicisme anglais de bon aloi. Par contre, ce qui, à mes yeux, démarque vraiment ces pipes discrètes, c’est leur goût : dès le premier fumage, elles se sont toutes données avec grâce et d’emblée elles se sont mises à développer des saveurs exquises. Depuis, elles me servent avec une fidélité et une constance admirables. Faut-il en conclure que des décennies de séchage dans quelque tiroir les ont sublimées ? Ca en a tout l’air.

Becker & Musico

Dans un moment d’égarement, j’ai vendu trois ou quatre Becker & Musico, marque maintenant défunte qui était le fruit de la collaboration entre Paolo Becker et Massimo Musico. Ayant en ma possession quatre Paolo Becker, plus finement travaillées et finies avec davantage de soin, j’étais convaincu que les B&M ne me manqueraient pas. Erreur. Ces pipes au rapport qualité/prix difficilement battable, je m’en souviens jusqu’à ce jour avec une nostalgie certaine. De facture italienne, les Becker & Musico se distinguaient de leurs compatriotes par une esthétique élégante et classique tout anglaise. D’ailleurs, même leur goût sombre et profond rappelait davantage la saveur des Dunhill ou des Ashton que celle, cristalline, des Castello.

Heureusement, il m’en reste une. Par ses proportions surdimensionnées elle est atypique. Ca ne l’empêche pas de produire avec une intensité remarquable ce goût typique qu’on associe d’habitude à l’oil curing que subissaient les grandes anglaises. D’accord, elle est lourde et passablement encombrante et son tuyau en acrylique n’est pas des plus fins. Mais pour de longs moments de plaisirs latakien devant la télé, elle m’est irremplaçable.

Bonacquisti, Paul

J’ai un faible pour les sablées en finition tan, j’adore les variantes sur le thème bulldog et rhodesian, j’ai de la sympathie pour les bent balls. Donc quand j’ai découvert cette pipe au moment même où Paul Bonacquisti était en train de mettre à jour son site, je n’ai fait ni une ni deux : cette bouffarde, il me la fallait. Malgré un tuyau en acrylique. Je ne l’ai jamais regretté. Et pour plusieurs raisons.

Tout d’abord, chaque fois que je regarde cette bullmoose virile, elle continue à ne pas me laisser indifférent. En vérité, c’est exactement le genre de pipe que, tous comptes faits, je préfère : une pipe assez terre à terre, un outil de fumage solide et fidèle qui, malgré son classicisme évident, arrive pourtant à se démarquer grâce à sa personnalité bien marquée. Et de la personnalité, elle en a à revendre.

Ensuite, je suis un fan inconditionnel du latakia syrien, le vrai. Or, cette bullmoose s’avère la parfaite compagne de cette herbe si noble. Quand j’ouvre une boîte d’un mélange qui met en avant le latakia de Syrie, je me dirige quasi automatiquement vers cette pipe. En cela, elle est pour moi irremplaçable.

Permettez-moi de terminer sur une petite curiosité : si le nom de Paul s’écrit Bonacquisti avec cq, il signe ses pipes de Bonaquisti sans c.

Butz-Choquin

De toutes les BC achetées au cours de ma carrière de fumeur de pipes – et il faut dire qu’avant l’ère d’internet, ce fut pour moi une marque incontournable – j’en ai conservé six. A part une petite rustiquée à deux sous qui, au demeurant, s’est avérée particulièrement savoureuse, toutes mes Butz sont des pipes que le fabricant qualifie de "fait main", c.-à-d. des exemplaires des séries Maître Pipier et Collection.

Qu’en dire ? Commençons par leur plus grande vertu : toutes s’harmonisent bien avec le semois et comme j’en fume souvent, c’est commode de toujours avoir des pipes à semois sous la main. Ce tabac, je le fume surtout quand je ne suis pas en mesure de porter mon attention tout entière à ma pipe. Pour servir dans pareilles circonstances, mes BC sont parfaites. Pour servir d’alternative à mes pipes d’artisan pour des heures de fumage concentré et contemplatif d’herbes plus complexes, elles présentent des défauts trop manifestes : certaines ont un bec qu’il est difficile de caractériser de confortable, d’autres tendent à fatiguer la mâchoire, toutes me privent de cette petite joie pourtant si fondamentale qui consiste, entre deux bouffées, à caresser des yeux une pipe dont l’apparence comble mon sens esthétique. Serais-je snob pour autant ?

Bref, plutôt que le coup de foudre, c’est un mariage de raison. Mais qui a l’avantage de tenir. Ce n’est pas si mal que ça, après tout.

Cannoy, Walt

Je ne suis pas vraiment fan des churchwardens. Ce n’est pas que je n’aime pas leur apparence, mais ces pipes présentent deux inconvénients de taille. Tout d’abord ce ne sont pas exactement des pipes qui s’adaptent facilement à toutes circonstances. Leur nom français de pipe de lecture résume parfaitement les contraintes qu’elles imposent au fumeur : ce n’est que confortablement calé dans un fauteuil qu’on arrive vraiment à les apprécier. Et puis, ce qui me coupe davantage l’appétit, c’est que, vu leur long tuyau pré-modelé, le tirage des churchwarden produites dans les fabriques de pipes, est la plupart du temps tout sauf idéal.

Pourtant voici une churchwarden. Et ce qui plus est, une churchwarden qui m’apporte depuis des années de longs moments de satisfaction. S’il arrive parfois qu’on apprécie une pipe pour la simple raison qu’on a beaucoup d’estime pour l’artisan qui l’a taillée, pour cette pipe-ci ce n’est sûrement pas le cas. Je n’ai nullement envie d’entrer dans les sordides détails. Il suffit de vous dire que Walt Cannoy m’a causé, à moi comme à plein d’autres clients, de sérieuses et impardonnables tracasseries. En conséquence, sa carrière est définitivement enterrée. Ce qui est dommage, parce que Cannoy avait du talent. Beaucoup de talent.

Cannoy était un créatif du genre iconoclaste sans pour autant avoir le bon goût inné d’un Rolando Negoita ou d’un Michael Parks. Cette pipe-ci n’est pas une exception : si la tête est harmonieuse tout en étant originale, la tige en bambou, elle, pèche par son épaisseur contre les règles immuables des proportions justes. Cependant, la transition entre la bruyère et la tige en bambou est parfaite, impossible à sentir au toucher. Comme toujours chez Cannoy, le bec était problématique : carré, pas assez arrondi, avec des angles désagréables en bouche. J’ai donc fait remplacer le tuyau par Roland Schwarz. A mon plus grand bonheur.

Mais arrêtons les critiques. Je dois avouer que cette pipe, je la fume très souvent devant la télé. La raison en est simple : elle se fume comme un charme, parfaitement sèche qu’elle est, et elle produit un goût très doux avec les flakes VA ou VA/perique. L’expérience n’est jamais décevante.

Castello

De toutes mes Castello, je vous présente la plus humble et la plus prestigieuse : une lovat en finition Sea Rock et une variante bulldog Collection KKKK. Si le goût d’aucune de ma demi-douzaine de Castello ne me déçoit, il est incontestable que cette lovat et cette bulldog arrivent à se démarquer, tant leur saveur est intense.

La Sea Rock, noire comme la nuit, illustre de façon convaincante ce qui fait l’attrait du style tant acclamé de Castello : l’interprétation moderne et avec un flair tout italien des grands classiques. Il a suffi d’un angle parfaitement droit entre le foyer et la tige et de proportions légèrement modifiées pour obtenir une lovat résolument moderne, à la ligne nerveuse, tendue. S’il arrive que les becs en acrylique des Castello ne sont pas assez fins, celui-ci est vraiment confortable, grâce entre autres à une lentille à la forme parfaitement efficace.

Quant à la Collection KKKK, il faut être aveugle pour ne pas apprécier au premier coup d’œil son grain extraordinaire et sa forme splendide. Le chic Castello, c’est cela. Et depuis que David Enrique a remplacé le tuyau, son confort égale sa beauté. Je parle de la bulldog, pas de David.

Chacom

Ben oui, Chacom. Mais pas n’importe lesquelles. Des Chacom d’antan et ce qui plus est, la crème de la production de la maison sanclaudienne, faite main par Pierre Morel sr. Ah que je regrette mes années de jeunesse, quand il suffisait de se rendre dans une civette spécialisée, Windels en l’occurrence, pour avoir l’embarras du choix dans toute une panoplie de pipes françaises faites à partir de belles bruyères, exécutées et finies correctement, et tout cela sans devoir débourser une petite fortune ! Il faut le dire, à cette époque, j’étais plutôt BC que Chacom, ce qui explique que le coffret de présentation contenant trois Chacom Grand Cru que j’aimerais présenter ici, je me le suis offert assez récemment.

Comme j’ai déjà consacré un article entier à ces trois pipes (testchacomgrandcru), je peux être concis : ce sont des bruyères straight grain sans failles en finition naturelle, elles sont équipées de tuyaux en ébonite confortables et surtout elles s’harmonisent parfaitement bien avec un de mes tabacs de prédilection, le semois. Bien sûr, si on veut faire la fine bouche, on peut leur faire certains reproches. Malgré leur prix de vente pourtant pas exactement démocratique, leur exécution et finition n’atteignent pas le niveau qu’on est en droit d’attendre d’une vraie high grade. N’empêche que je les fume souvent et qu’elles me procurent beaucoup de plaisir. Que désirer de plus ?

Chonowitsch, Jess

Chonowitsch, c’est un nom qui épate. Il n’est même plus classé parmi les pipiers high grade. Non, pour catégoriser son œuvre et celle de quelques-uns de ses confrères tels Bo Nordh, Teddy Knudsen ou Lars Ivarsson, on a récemment introduit le terme super high grade. Bref, Jess fait partie du petit club des légendes vivantes. Pour un passionné de la pipe qui rêve évidemment de se procurer ces petits bijoux, la stature de Chonowitsch a un terrible et frustrant désavantage : les prix sont carrément prohibitifs.

Par conséquent, je possède au tout et pour tout une seule Jess. Je ne sais pas si cela suffit pour en tirer des conclusions probantes. Toujours est-il que cette petite horn sablée est une de mes plus grandes favorites. Parce que je suis snob ? Possible. Ceci dit, je préfère penser que c’est parce que la horn, comme tant d’autres pipes de Jess, se fait remarquer par une élégance toute naturelle basée sur une grande simplicité et sur des proportions parfaitement maîtrisées, parce qu’elle s’oublie en bouche, équipée qu’elle est d’un tuyau ultraconfortable, et finalement et surtout parce qu’elle se fume avec une facilité déconcertante et parce qu’elle développe à chaque fumage des effluves succulents. C’est du très, très grand art pipier.

Davis, Rad

Je me le rappelle distinctement : un jour le pipier populaire américain Mark Tinsky a présenté sur son site les premières pipes d’un ami. Taillé dans le style freehand des années 70, lequel permet à la flagrante incompétence et au n’importe quoi de se déguiser en liberté d’expression, c’était exactement le genre de pipes qui me hérisse le poil. Leur auteur s’appelait Rad Davis. A mes yeux un nobody. Sûr et certain.

A peu près un an plus tard, il m’arrivait de voir ici et là des photos des dernières Davis. Je n’en croyais pas mes yeux : des princes, des billiards, des apples exécutées avec talent et sensibilité. Je me suis offert une prince très british. Chapeau. Du bel ouvrage et un goût exemplaire. Depuis, Rad Davis a continué son ascension, tant au niveau technique qu’esthétique.

Dorénavant, Rad est à mes yeux incontournable. Souvent créatif, il arrive à surprendre avec des formes originales et harmonieuses qui ne cherchent pas midi à quatorze heures. Mais avant tout, c’est un excellent interprète des grands classiques. La belge archétypique, c’est lui. La billiard droite égalant les modèles anglais d’antan, c’est lui. Et croyez-moi, ce n’est pas donné à tout le monde. Ce n’est pas tout. Passé maître dans l’art du sablage, il est l’auteur de la sablée la plus parfaite de ma collection.

Rad Davis n’aspire pas à se cantonner dans le créneau de la high grade BCBG. Plutôt que devoir perdre son temps en s’occupant de détails que la plupart des fumeurs ne remarqueront quand même jamais, il préfère livrer du travail solide et consciencieux, sans fioritures ni perfectionnisme maniaque. Cela lui permet de proposer des pipes de qualité à des prix plus qu’honnêtes. C’est un choix pour lequel j’éprouve un grand respect.

En ce moment, j’ai cinq Rad Davis. Sans exception, elles font partie des pipes que je fume le plus fréquemment et avec le plus grand plaisir.

Dunhill

Pendant des mois j’ai été à la recherche d’une belle vieille Dunhill LB sablée, la "Large Billiard" étant pour moi LA straight billiard archétypique. Quand j’ai enfin déniché l’exemplaire que voici, je n’ai pas hésité : une "groupe 4" assez volumineuse, une vieille bruyère algérienne au sablage si typique que les anglophones appellent craggy, une patine qui fait apparaître à travers la finition noire la teinture rouge qui a servi de fond. Ce qui plus est, cette pipe de 1960 était pour moi le genre d’objet que pas mal de passionnés cherchent à s’offrir au moins une fois dans leur vie : une anniversary pipe, une pipe de leur année de naissance.

Les Dunhill d’antan étaient le résultat de bruyères soigneusement sélectionnées, d’une exécution technique irréprochable et de ce procédé mystérieux qu’est le oil curing. Aux sceptiques qui ont du mal à admettre que ces vieilles Dunnies font jusqu’à ce jour partie du nec plus ultra, je n’ai qu’un seul conseil à donner : essayez vous-mêmes.

Cette LB presque quinquagénaire m’impressionne à chaque fumage. Dédiée aux mélanges à base de latakia chypriote, elle reconstitue leurs saveurs avec précision et révèle leur complexité gustative, tout en y ajoutant cette note sombre et profonde typique des vieilles Dunhill et qui sied si bien au latakia. Ce n’est pas tout. Quiconque est convaincu que les becs ultrafins au confort insurpassable sont une invention des pipiers haut de gamme contemporains, se devrait de caler cette LB entre les dents. Une épaisseur d’exactement 3,47mm. Etonnant. Or, une grosse chenillette passe sans aucune résistance à travers le tuyau. Ce passage d’air grand ouvert avec son apport important d’oxygène est bien évidemment l’un des facteurs qui contribuent au fumage si naturel et facile et au si efficace développement du goût. A elle seule, cette pipe constitue la preuve que la réputation des Dunhill de la grande époque n’est pas usurpée.

J’en profite pour vous montrer également une bent billiard de 1923 qui elle aussi se distingue par son fumage profondément satisfaisant. Avez-vous jamais vu un sablage plus spectaculaire ?

Eltang, Tom

Au cours de ma carrière de fumeur de pipes, j’ai acheté six Eltang. Il m’en reste trois. Il semblerait donc que si j’admire le style de Tom, son génie à lire la bruyère et sa sublime finition connue sous le nom de golden contrast, je n’ai pas toujours été convaincu par le goût qu’elles développaient. Ce n’est pas tout. Ses becs sont souvent un peu arrondis, ce qui les rend à mon goût moins confortables que des becs plus plats.

Pourtant, deux de mes Eltang font partie de mes favorites. Toutes deux rustiquées dans ce style eltangien si particulier, elles se prêtent parfaitement au fumage dans le climat peu clément dans lequel je vis. L’une, c’est la célébrissime cutty, l’autre c’est une poker droite et courte qui n’est pas sans rappeler la pipe de Popeye, modèle que Tom lui-même fume régulièrement. Toutes deux sont légères, s’oublient en bouche et surtout développent sans problèmes et avec précision le goût des mélanges anglais auxquels elles sont dédiées.

Bien que soi-disant high grade, ce sont des pipes sans fioritures et fiables en toutes circonstances. Bref, elles sont à l’image de leur créateur : modestes, discrètes, bon enfant.

Enrique, David

Ce n’est pas un secret : la carrière de David Enrique me tient à cœur. Il ne faut pas en chercher les raisons sur le plan humain. Bien sûr, David est un garçon sympathique et charmant. Et alors ? Non, si je fais ce que je peux pour le soutenir, c’est que j’ai très vite compris qu’il a ce qu’il faut pour aller loin : de la passion, une authentique ouverture d’esprit et une réelle volonté d’apprendre et de progresser, un sens inné de l’harmonie et des proportions justes, une aptitude naturelle. Et une grande modestie.

Si tôt dans sa carrière, ses atouts s’affichent déjà avec autorité : des becs tout simplement exemplaires dont la finesse d’exécution n’est surpassée que par de rares pipiers-vedettes, une nette tendance à privilégier des formes sveltes, fines, gracieuses, enfin un travail perfectionniste sur les passages d’air. Si ses prix ne le reflètent pas encore, ce jeune pipier a d’ores et déjà une approche qu’on peut qualifier de high grade.

De ma demi-douzaine d’Enrique, je voudrais vous présenter la plus atypique, puisqu’à l’opposé de l’esthétique habituelle de David, il s’agit d’une grosse bobonne opulente. Ce n’est pas ma plus belle Enrique et avec sa bonne bouille rustiquée, ce n’est sûrement ni la plus prestigieuse, ni la plus racée. Par contre, c’est la plus sympathique, dépourvue qu’elle est de la moindre prétention. C’est une amie, une vraie. Ce n’est pas le genre d’amie en la présence de qui on se sent obligé d’exprimer avec verbosité un avis argumenté sur le dernier ouvrage de BHL, pendant qu’on se maudit de lui avoir ouvert la porte en pantoufles. Non, c’est le genre d’amie chez qui vous vous sentez parfaitement à l’aise, qui rit sincèrement de vos blagues manquant pourtant de sel et avec qui vous passez, à chacune de vos rencontres, des moments de détente et de plaisirs sans complexes.

Faut-il encore s’attarder sur sa saveur agréable et son confort évident ? Allons. Son caractère facile et bon enfant, vous l’avez déjà deviné, non ?