Errances d’une volute

par Laurent M

24/07/23

Saison 30 - Louisiana Broken, le patateur

Évoquer la Louisiane rend nostalgique l’amateur d’Histoire. Comment penser à la Louisiane sans penser aux territoires perdus de cette Amérique, découverts par Cavelier de La Salle et vendus pour une poignée de dollars en 1803; au roi Louis qui lui a donné son nom; au Grand Dérangement de 1755, cette déportation de 20 000 français canadiens, qu’on appellera les “Cadiens”, puis les Acadiens, enfin les Cajuns ? La Louisiane porte un imaginaire terrible de terre perdue, de population abandonnée dans les bayous et qui a gardé cette force, cette résistance, sans haine et sans gloire. Mais évoquer la Louisiane et ses cajuns rend aussi heureux pour la simplicité, le gombo, les écrevisses et les ratons-laveurs, pour le zydeco et des chansons comme Jolie Blonde ou Ma Belle Évangéline, pour le perique de Pierre Chenet. Nous y voilà donc, au tabac, à l’herbe magique et, en l’espèce, au HU "Louisiana Broken".

Le blender indique que c’est un mélange de Virginia Ready Rubbed Flake dont les feuilles ont atteint leur maturité optimale grâce à un processus de pressage. Le "Louisiana Broken", toujours selon Hans Wiedemann, est équilibré avec une bonne dose de perique et une touche de Kentucky. Ce tabac est décrit comme “robuste, puissant, expressif mais également doux et crémeux”. Partageons encore un peu l’enthousiasme du blender lorsqu’il affirme que “ce tabac au caractère affirmé, dans la meilleure tradition artisanale, offre une expérience de fumage exceptionnelle pour des moments de détente, qu’il est un incontournable pour les amateurs de Perique, un rêve pour les amateurs de tabacs marquants et qu’avec lui, l'esprit de la Louisiane est interprété de manière traditionnelle, mais aussi empreint de joie de vivre”. Avec un pareil descriptif, on se jette bien entendu sur la boîte.

L’odeur : c’est du cacao amer qui saute aux narines dès l’ouverture de la boite, un parfum capiteux et douceâtre mâtiné de relent de poussière de béton et de plâtre frais. Il n’y a pas une once de sucré dans le ressenti olfactif, pas de vinaigré, pas de piquant non plus malgré la présence de perique. L’odeur de pain grillé caractéristique du virginie n’est pas non plus présente. Pas de fruité, on est dans le domaine du torréfié qui pousse vers le silo de blé chauffé par le soleil. C’est bon et c’est une odeur très rassasiante, qui a de l’épaisseur. Autant dire que j’aime bien cette odeur qui rappelle des demeures amies où l’on sent que des gens heureux y ont vécu.

Le toucher maintenant car rien n’est plus agréable que de malaxer du tabac. Je ne comprends pas le fait de consommer un produit sans l’avoir humé et touché. C’est comme pour le café. Prendre du café en capsule est certes pratique mais c’est une marque d’hérésie au sens où il manque une expérience fondamentale : on est coupé du monde, coupé de la chaîne, coupé de ce qui relie la personne au travail de transformation de la plante. Malaxer du tabac, sentir du café fait partie de ce chaînage invisible qui nous relie au sol et à tous les êtres vivants. Si on apprenait à malaxer du tabac au lieu de coller des patchs nicotiniques, il y aurait de facto beaucoup moins de fumeurs et ce serait la meilleure politique de prévention.

Louisiana Broken

Le bourrage est d’une aisance confondante. Nul besoin de remalaxer à l’infini ce broken flake. Il est très souple et s’enfourne facilement dans la pipe. Au contact du feu, le tabac dégage une odeur immédiatement vinaigrée avec une pointe d’acidité. C’est le goût léger de la tomate rouge sur la langue, avec une pointe d’anchois et de câpres. Il n’y a cependant pas vraiment d’amertume ostentatoire, juste ce qu’il faut. En rétro-olfaction, il y a un soupçon de caramel mou qui remonte avec une évanescence de vanille, le tout saupoudré de poivre gris. Tout cela est subtil et s'entremêle bien avec un arrière-goût satisfaisant. La fumée est épaisse en bouche, donnant de l’amplitude au goût et immédiatement un effet rassasiant. Il faut faire attention à ne fumer que par petites bouffées de manière à bien laisser le temps à la braise de parcourir les brins de broken flake. Tirer trop fort provoquerait un échauffement préjudiciable au goût mais cela vaut bien entendu pour tous les tabacs. Les fourneaux moyens et petits sont bien pour ce type de tabac mais il faut un peu de profondeur de foyer pour laisser au tabac le temps de développer ses arômes et connaître une lente évolution. Le perique n’est pas agressif pour un sou mais constamment, il rappelle sa présence permanente par un léger picotement de la langue.

Sur le forum, il y avait eu une interrogation* sur la composition de ce tabac car les étiquettes des boîtes pouvaient être différentes : Burley ou Kentucky. La réponse, fort logique, avait été apportée par Erwin : “Le Louisiana Broken contient du burley de la variété kentucky.” Pour ma part, je ne suis pas burley mais les expériences dépendent largement de ce que l’on a fumé et le ressenti est toujours personnel. En l’espèce, voilà bien le type de mélange qui me réconcilie avec cette variété de tabac quand il est traité avec cette qualité.

Comme pour tout tabac, il y a un renforcement du goût en cours de fumage mais en ce qui concerne celui-ci, il ne produit pas une hausse de l'âcreté. Tout reste bien fondu ensemble et quand bien même il y aurait un échauffement progressif, il n’y a nulle agressivité excessive. C’est plaisant jusqu’au bout.

Comment te dire adieu ?

Pour ma part, ce tabac est un joli monument, un de ceux au pied duquel on reste admiratif en raison de son équilibre, de sa signification, de sa symbolique rassembleuse, une sorte de Parthénon qui laisse songeur sur la capacité de l’architecte à l’avoir conçu. C’est du bel ouvrage bien charpenté qui fait qu’on le met immédiatement dans le domaine des classiques, c'est-à-dire à portée universelle. Un tabac de tous les jours assurément et qui laisserait penser que chaque jour est un dimanche ensoleillé. Voilà bien un tabac, comme diraient les Cajuns, qui “lâche pas la patate” et qui satisfait le fumeur jusqu’au bout sans renoncer.

“Hey, lâche pas la patate, mon nèg’ / Lâche pas la patate / Une chose qu’est claire : / J’fais mon affaire / Et j’lâche pas la patate.” (Jimmy C. Newman - « Lâche pas la patate » - Paroles* et musique*)

louisiana broken


Prise de Possession de la Louisiane et du Fleuve Mississipi, // Au Nom de Louis XIV, par Cavelier de la Salle [de Rouen], le 9 Avril 1682 : Dédiée au Général T. Beauregard, et accompagné d'un texte explicatif : [estampe] / Lith. par Bocquin ; Imp. Lemercier & Cie, Paris
Bocquin, Jean-Adolphe (1826-1880). Lithographe
Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France