Chroniques de l'Ogre, épisode 5

par Erwin Van Hove

21/10/08

Propos pro pros

Ces dernières années, les nouveaux pipiers poussent comme des champignons. A une époque où le fumeur en général est de plus en plus marginalisé et où le nombre de fumeurs de pipe en particulier est en chute libre, cette surabondance d’artisans débutants est pour le moins surprenante. A première vue on pourrait conclure que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes : jamais avant nous n’avons disposé d’un choix de pipes aussi vaste qu’aujourd’hui, d’autant plus que nous pouvons faire nos emplettes aux quatre coins du monde en quelques clics de souris. Et pourtant. Peut-être que nous devrions nous poser quelques questions. Peut-être que notre enthousiasme est quelque peu déplacé. Peut-être même que nous nous trouvons au bord du gouffre d’un marché qui risque d’imploser.

Jugez vous-même. De plus en plus de pipiers, souvent amateurs, nous proposent leurs produits et tentent de s’approprier une part du marché alors qu’indéniablement le nombre de fumeurs de pipe est à la baisse. Une demande en déclin et une offre qui ne cesse de prendre de l’ampleur, ce n’est pas exactement la recette parfaite pour un marché sain. Quand d’une part le gâteau rétrécit et que d’autre part il faut le partager entre un nombre croissant de convives, tôt ou tard tout le monde risque de rester sur sa faim. Ajoutez à cela les gigantesques montants qui sont partis en fumée au cours des récentes tempêtes boursières, le coût de la vie qui commence à poser des problèmes à un nombre toujours croissant de ménages, les perspectives inquiétantes d’une véritable récession économique. Dans ces circonstances, il faudrait vraiment être de mauvaise foi pour nier que le gâteau frais de la pipe neuve risque de rétrécir davantage encore, d’autant plus qu’il se voit de plus en plus concurrencé par le gâteau recyclé du marché de l’estate. Vous croyez que ma vision des choses soit trop sombre ? Détrompez-vous. Les premiers symptômes sont là. Il n’y a pas de mois qui passe sans que quelque commerçant en ligne solde les prix d’une série de pipes qui ne trouvent pas acquéreur. Et dans toutes les fourchettes de prix. Pire : ces dernières années certaines marques dans le milieu de gamme telles Ser Jacopo ou Mastro de Paja sont systématiquement bradées. Pire encore : la figure emblématique de la pipe sanclaudienne artisanale qu’était Alain Albuisson a dû fermer boutique pour " raisons économiques ". Et ce n’est pas tout. Depuis un an ou deux j’entends chuchoter de plus en plus fréquemment que tel ou tel pipe show n’était pas vraiment un succès commercial et que pipiers X, Y et Z sont rentrés bredouilles.

Serait-il donc possible qu’il y ait tout simplement trop de pipiers et que leur explosion exponentielle ne constitue pas une richesse, mais risque au contraire de réduire à plus ou moins longue échéance le nombre de producteurs et de détaillants ? Tout à fait. En tout cas, j’en suis personnellement convaincu. Je suis également persuadé que le marché n’est plus autorégulateur comme il l’était avant et que dès lors l’ancien processus de la sélection naturelle ne fonctionne plus. Le bon grain n’est plus séparé de l’ivraie. Et qui est responsable de cette regrettable évolution ? L’internet. La vente en direct. Les forums. Vous et moi.

Jadis, qui s’établissait comme artisan pipier ? C’est simple : les meilleurs. Et quand s’installaient-ils à leur compte ? Après des années et des années de travail dans une fabrique ou un atelier renommés. Et pourquoi devenaient-ils pipiers indépendants ? Parce qu’ils s’étaient distingués, parce qu’il s’étaient bâti une réputation, parce que de grosses pointures dans le commerce de la pipe les y incitaient. Parce que le marché les attendait. Et c’était partout pareil. Bill Ashton Taylor a passé un quart de siècle comme manuel anonyme chez Dunhill avant que David Field, importateur et connaisseur hors pair, ne lui ait donné l’idée de lancer sa propre marque. Luigi Radice a travaillé des années durant chez Castello avant de fonder Caminetto, puis Radice. A peu près toutes les vedettes scandinaves ont été formées dans les ateliers de Larsen, de Svendborg, de Pibe Dan, d’Anne Julie, voire du grand Sixten. Et dans un pays comme l’Allemagne sans grande tradition pipière, un pipier déterminé à se faire un nom, tel Karl-Heinz Joura qui des années durant a traversé en train son pays pour présenter son œuvre, devait nécessairement convaincre par la qualité de ses produits les connaisseurs critiques que sont les propriétaires des commerces spécialisés. Bref, avant l’ère du web les pipiers indépendants étaient par définition doués, chevronnés et livraient tous un travail de qualité. Ils constituaient une élite.

Aujourd’hui il en va tout autrement. Voici le parcours typique d’une majorité des nouveaux pipiers-amateurs contemporains. Un fumeur de pipe surfe sur les vagues digitales et découvre, les yeux écarquillés, les prix des high grades. Quelle révélation ! Tailler des pipes, voilà ce qui lui semble une excellente idée pour arrondir ses fins de mois, d’autant plus que pour tourner du bois sur un tour et pour forer des trous, il ne faut pas exactement être ingénieur en aéronautique. Il fait le tour du web et trouve ici et là quelques renseignements sur l’outillage nécessaire et sur la façon de procéder. Lors d’un show un pipier professionnel bienveillant lui donne quelques vagues conseils. Le voilà qui achète une demi-douzaine d’ébauchons, des tuyaux prémodelés et quelques outils rudimentaires. Les deux premiers ébauchons, il les rate complètement, mais sa troisième tentative résulte en un objet qu’on pourrait, avec une bonne dose d’indulgence, baptiser pipe. Ca le motive à fond. Quinze jours plus tard, les trois ébauchons restants se sont eux aussi transformés en " pipes ". Désormais il s’est découvert un réel talent. Tout fier il montre ses créations à l’oncle Armand et aux copains Jules et Patrice, tous fumeurs de pipe, qui ne se montrent pas avares en compliments. Le voilà prêt à exhiber ses œuvres en public. Il s’adresse donc au forum de fumeurs de pipe qu’il fréquente et il présente les fruits de son travail en accompagnant les photos de commentaires dans lesquels transparaît une belle humilité. On l’applaudit, on l’encourage, on lui prédit un bel avenir. Il se dit qu’apparemment il y a un marché pour ses pipes. Il investit alors dans un outillage plus performant et dans des ébauchons de meilleure qualité. Dorénavant il passe tous ses loisirs dans son atelier improvisé. Il voit qu’il s’améliore. D’ailleurs sa douzième pipe a fait l’objet de nombreuses louanges dans divers forums. Parce qu’entre-temps, il s’est inscrit dans une demi-douzaine de groupes de discussion. Plusieurs membres ont même demandé si la pipe est à vendre. Le voilà convaincu qu’il est pipier. Amateur, certes, mais pipier quand même. Il continue à passer tous ses moments libres dans le garage, au grand dam de madame qui se sent cruellement négligée, d’autant plus que son mari est également en train de développer un site web. Arrive le jour J où tout est prêt : un stock d’une demi-douzaine de pipes, un site web passable. Reste à fixer les prix. Comme ce sont les pipiers-vedettes qui l’inspirent, ses pipes à lui ressemblent vraiment à celles des maîtres qui lui servent de modèle. Du moins à ses propres yeux. Et aux yeux d’Armand, de Jules et de Patrice. Et à ceux des supporters dans les forums. Ceci dit, il sait qu’il lui est impossible de demander des prix comparables à ceux des stars. Dans un souci de modestie il se contentera donc de demander la moitié des prix qu’il voit affichés sur les sites web des commerces spécialisés. Une aubaine, quoi. Voilà les prix fixés et le site web définitivement prêt. Il fait de la pub dans les forums. Il n’oublie pas de mentionner qu’il a poli ses surfaces avec la même technique que légende X et que sa recette de préculottage lui vient directement de grosse pointure Y. Ah oui, il a également employé du bois en provenance du coupeur qui approvisionne pipier mythique Z. Et bien, soyez-en sûr : ses pipes se vendront. Parce que c’est un des nôtres dans le forum, parce qu’il a l’air sympa et qu’on l’aime bien, parce qu’il mérite notre soutien. Parce que c’est vrai qu’avec un peu de bonne volonté on peut distinguer une certaine similarité entre ses pipes à lui et ce qu’on voit chez les maîtres danois ou allemands. Parce que après tout c’est vrai que c’est moitié moins cher. Et puis surtout, avant tout parce que rares sont ceux qui voient et comprennent la différence entre une pipe médiocre et une pipe parfaitement réussie. Et parce que les lois de la dynamique des groupes sont telles que c’est un réel plaisir d’applaudir ensemble, de soutenir une cause commune et de faire partie d’un fan club.

Et voilà que dans les forums les premiers clients en unisson se disent plus que satisfaits. Que leur pipe est belle et qu’est-ce qu’elle fume bien ! D’ailleurs certains se demandent ouvertement comment nom d’une pipe on peut acheter par exemple des Eltang moches et tape à l’œil avec leur teinture plastoque quand à moitié prix on peut s’offrir une lisse à peine teintée du jeune loup. Et hop, encore un nouvel artisan pipier de lancé qui, il y a vingt ans, n’aurait eu aucune chance. Peut-être qu’il aurait pu monter des flocs dans un atelier ou faire quelques menues réparations dans l’arrière-boutique d’une civette. Mais à cette époque, ni ses collègues, ni les commerçants spécialisés, ni les collectionneurs et passionnés, bref, personne, mais alors personne, ne l’aurait considéré comme un pipier. Pas même lui-même.

Vous pensez que je caricature ? Evidemment le portrait que je viens de brosser ne s’applique pas à des petits génies de la pipe comme Cornelius Maenz ou Will Purdy. Ni même à des pipiers comme Rad Davis ou Frank Axmacher dont les premiers essais malhabiles se sont rapidement fait oublier par un progrès constant et impressionnant. Il n’en reste pas moins vrai que le parcours que je viens de décrire, ainsi que le rôle joué par les forums sont tout sauf atypiques. Et c’est bien dommage.

Et pourquoi ce serait tellement dommage, me demandez-vous. Et bien parce que le montant payé à un petit amateur pour une pipe qui la plupart du temps n’aurait jamais dû être commercialisée, est un montant qui ne finira pas dans les poches de ceux qui forment la colonne vertébrale de notre hobby : les pipiers professionnels, les producteurs dits industriels et les commerçants spécialisés. Et parce qu’à la longue, la concurrence déloyale de la cohorte toujours grandissante de petits amateurs risque de mettre en péril la survie de ladite colonne vertébrale. Et parce que le point faible par excellence de cette colonne vertébrale, c’est le milieu de gamme : depuis la série Sherlock Holmes de chez Peterson ou les Grand Cru de Chacom en passant par les produits des PME italiennes telles Ser Jacopo ou Mastro di Paja, jusqu’aux pipes bichonnées par des artisans comme David Enrique ou Darius Christian Dah. Bref, le premier créneau du marché menacé, c’est celui qui constitue le cœur de votre collection, n’est-ce pas.

Revenons un instant sur le rôle néfaste des forums. Chaque fois que je parcours les fils dans divers groupes de discussion, que ce soit en Amérique, en Allemagne ou chez nous, je distingue trois phénomènes qui m’inquiètent et parfois même me hérissent le poil. A commencer par ce qui sans conteste constitue le sujet de prédilection des forums : les prix des pipes. On en parle tous les jours et à longueur de journée on prononce des jugements : les prix de X sont fous ; Y est trop cher parce qu’il est soutenu par une clique de collectionneurs. Comparer des prix y est devenu un passe-temps favori : si les pipes de A portaient le sigle de la marque B, elles seraient trois fois plus chères ; explique-moi ce que ma billiard BC à 80 euros aurait à envier à cette autre billiard de Former à 500 euros. Vous voyez le genre. Très souvent on compare d’ailleurs des pommes et des oranges. Le prix d’une pipe à tige en bambou d’un maître danois en vente chez Ostermann est comparé avec celui d’une pipe à construction similaire d’un amateur qui vend en direct. Vive l’amateur qui est deux fois moins cher que son confrère chichi. Les stars qui travaillent pour les collectionneurs snobs, c’est tous d’affreux avides. Concert de sifflets. Passons, voulez-vous, sur le fait que le bambou du vieux maître, c’est de la toute première qualité, c.-à-d. fine, svelte, avec des nœuds réguliers et bien formés alors que le bambou du néophyte semble sortir d’un dessin animé des Pierrafeu ; faisons également abstraction du fait que la danoise forme une entité bien proportionnée et élégante alors que la pipe deux fois moins chère est dix fois moins jolie. Limitons-nous à ce qui est nettement plus objectif et demandons-nous si vraiment le jeune Turc deux fois moins cher mérite notre appréciation pour sa politique des prix ? La réponse est simple : absolument pas. Du tout. Pourtant, la danoise coûte 400 euros, alors que celle de l’amateur n’en coûte que 200. C’est vrai, mais le commerçant qui vend une pipe 400 euros, a payé 200 euros au pipier. Bref, le pipier chevronné et respecté de tous et le petit amateur qui travaille depuis un an pendant ses heures perdues, encaissent donc exactement la même rémunération pour leur travail. Toujours convaincu que le bricoleur mérite notre admiration pour ses prix d’ami ? Personnellement je ne trouve absolument pas normal qu’un néophyte demande autant qu’un pipier qui a gagné ses galons.

Autre phénomène qui me fait sourciller, c’est le manque total d’esprit critique dont les forums font montre dès qu’il s’agit d’un pipier débutant, surtout si celui-ci s’est inscrit comme membre. Et pourtant Dieu sait que lorsqu’il s’agit d’institutions comme Dunhill et Castello ou de pipiers de renom associés au petit univers des collectionneurs élitistes, on n’y va pas de main morte : chez Dunhill, c’est des imposteurs puisque tout le monde sait qu’en vérité, ces pipes sont faites en France. D’ailleurs une Lacroix vaut bien une Dunhill. Telle pipe de Tokutomi est monstrueuse, telle autre de Rolando Negoita, c’est peut-être une petite sculpture assez réussie, mais elle doit nécessairement être nulle au fumage, alors que celle-là, cette grosse bobonne de Larry Roush, a des proportions tellement ridicules que c’est à se demander s’il ne faut pas être simple d’esprit pour vouloir caler ça entre les dents. En toute honnêteté, il faut ajouter que tout change quand vous avez trouvé aux puces pour deux euros cinquante une sinistre épave estampillée Dunhill ou quand sur Ebay vous avez dégoté pour une bouchée de pain une Castello à peine fendue. Alors là, ce sont d’excellentes affaires qui vous font oublier l’image snob et surcotée de ces marques. Soit. Revenons à nos oignons. Un nouveau montre des images de ses pipes ? On applaudit. Systématiquement. Qu’il s’agisse de quelqu’un dont le potentiel saute aux yeux ou de quelqu’un qui manifestement était juste parti aux urinoirs au moment où le bon dieu a partagé le sens esthétique et l’habileté. Plus étonnant encore : il est extrêmement rare de lire dans un forum un commentaire négatif ou même partiellement critique de la part de quelqu’un qui vient de s’offrir une pipe d’un néophyte. Tout baigne. Apparemment ces amateurs, ce sont tous des talents innés qui tout naturellement puisent dans leur science infuse pour nous approvisionner, dès leurs tout premiers pas dans l’univers de la pipe, en bouffardes au-delà de tout reproche. Il semblerait que je sois né pour la malchance, moi. Très régulièrement les pipes des petits nouveaux qui me parviennent, me déçoivent. Parfois même amèrement. Il doit y avoir une sorte de vile conspiration : les autres reçoivent de petits chefs-d’œuvre, alors que la camelote est réservée pour bibi. Tenez, à moi ils envoient des tuyaux faits pour une baleine adulte, alors que dans les forums je ne lis que des louanges sur le confort de leurs becs. J’ai reçu des pipes dont la teinture me collait aux doigts. Des flocs pour lesquels le terme " floc " était bien trop noble. Des kits à finir moi-même mais sans me livrer le papier de verre et la cire nécessaires. Des sifflets de locomotive. Des réceptacles pour recueillir l’eau de condensation. Des gadgets pour entraîner la capacité d’aspiration de mes poumons. Les autres, eux, ne reçoivent que des pipes séduisantes, remarquablement confortables, exécutées et finies dans les règles de l’art, et parfaitement performantes. Et ils le disent haut et fort. Et comme tous ces pipiers néophytes vous livrent du travail aussi impeccable et qu’en plus ils le font à moitié prix de ce que propose la concurrence pro, il faudrait être fou ou alors vraiment snob pour payer le double à quelque vieille vedette surfaite.

Ainsi, j’en arrive à ma troisième constatation. Cette béate admiration et ce manque total de voix critiques, d’où nous viennent-ils ? D’une bienveillante indulgence ? Possible. D’une courtoisie quasi surhumaine ? Possible aussi. Mais si c’est le cas, pourquoi ne pas se borner à un silence poli plutôt que de feindre un enthousiasme contagieux ? Ou serait-il possible que ce soit tout simplement le résultat d’un évident manque d’expérience et donc d’une incompétence flagrante ? Je n’oserais trancher. Toujours est-il que je vois continuellement des membres de forums qui viennent de s’offrir leur toute première fait main, caractériser cette bouffarde d’exceptionnelle. Par rapport à quoi, je me le demande. Faute de points de repère, il est facile de s’enthousiasmer. Bref, les forums ressemblent à s’y méprendre au pays des aveugles où les borgnes sont rois. Et à cause du manque de discernement des borgnes, toute hiérarchie traditionnelle et objective tend à être escamotée. Une Lannes Johnson et une Brian Ruthenberg, c’est du pareil au même. Ben oui, tous deux sont des artisans qui font du fait main. Une ramses de Sergej Senatorov ou une ramses de Bo Nordh, n’est-ce pas tous les deux des ramses ?

Et alors ?, me direz-vous. Il est vrai que des discours élogieux, même s’ils sont le résultat d’un manque d’expérience voire d’une indéniable incompétence, n’ont jamais fait de mal à personne. Et pourtant. Nous sommes tous, sans exception, plus ou moins sensibles aux compliments. Les pipiers débutants aussi. Sans feed-back analytique et argumenté, sans critique constructive, sans jugement exempt d’une complaisance déplacée, ils risquent de se vautrer dans la suffisance et d’être aveuglés par un excès de louanges. En se croyant arrivés, en s’imaginant les pairs des maîtres qu’ils émulent, en augmentant en conséquence leurs tarifs, ils courront à leur perte. Récemment j’ai vu comment un jeune pipier réellement prometteur mais à mille lieues de maîtriser le métier, a doublé ses prix depuis qu’il a fait l’objet de quelques commentaires élogieux dans les forums. En trois mois il est devenu plus cher que le pipier professionnel à la fois nettement plus chevronné et plus perfectionniste à qui j’envoie les bouffardes du jeunot pour faire corriger leurs évidentes erreurs d’exécution et de finition. S’il continue à ce rythme, dans un an les prix de l’apprenti pipier auront allègrement dépassé ceux de Cornelius Maenz ou de Trever Talbert. Cela me rappelle jusqu’où l’arrogance peut aller. Il y a une dizaine d’années un jeune pipier amateur doué et habitué aux acclamations avait fait un stage dans l’atelier de ce mentor hors pair qu’est Tom Eltang. Le maître avait montré à son apprenti comment il faisait pour obtenir cette rustication typique dont il semble détenir le secret. Et il avait aidé son élève à tailler une cutty guillochée, modèle ô combien emblématique de la vedette danoise. Le stage fini, le jeune loup est rentré chez lui et a mis cette pipe en vente sur son site web à un prix supérieur à celui que demandent les détaillants pour une authentique cutty d’Eltang.

A propos, avez-vous déjà pensé aux risques d’inflation maintenant que les jeunots et les amateurs médiocres qui vendent en direct, gagnent autant que leurs aînés qui se servent de distributeurs et de commerçants pour commercialiser leurs produits ? Non ? Et bien, croyez-moi, l’année passée une toute grosse pointure m’a demandé : " S’il arrive de plus en plus fréquemment que plouc X et bleu Y gagnent autant que moi sur une pipe, de combien devrai-je augmenter mes tarifs pour mettre les pendules à l’heure ? " Excellente question.

En guise de conclusion, je voudrais affirmer mon appréciation sans réserves pour tous ces formidables talents qui, grâce à leur motivation et à leur volonté de toujours progresser, ont incontestablement enrichi le paysage pipier. C’est d’ailleurs le genre de collègue que les anciens ont accueilli les bras ouverts. Par contre, je vous avouerai que je me vois de plus en plus irrité par la cohorte toujours grandissante de petits amateurs au talent douteux qui, soutenus qu’ils sont d’une part par les éloges immérités de pipophiles manquant d’expérience et d’autre part par le silence indifférent ou veule des passionnés plus experts, soufflent des ventes à tous ceux qui ont l’authentique vocation de nous servir, qui ont dédié leur vie à la pipe et cela sans le filet de sécurité d’un salaire fixe. Si cette vague déferlante d’amateurs continue à prendre de l’ampleur, il se pourrait bien qu’un jour elle éclate en faisant des victimes parmi les producteurs professionnels et leurs distributeurs. Croyez-vous que ce serait dans notre intérêt ?